Est-il seulement possible de mesurer, dans sa plénitude, l’apport d’un Isao Takahata au studio Ghibli et au-delà ? Au gré des rencontres, des succès mais aussi des échecs, ce visionnaire aura laissé une empreinte artistique immense, tant dans nos esprits qu’au creux des mains des dessinateurs.
Prenons comme point de départ la production du long-métrage Nausicaä, adaptation de l’œuvre d’Hayao Miyazaki. Quand le projet est sur la table des négociations, il n’existe pas encore de structure capable de livrer l’animation. C’est à ce moment-là qu’Isao Takahata est contacté pour assurer le poste de producteur. Une casquette qu’il n’a jamais portée, mais une mission morale qu’il prend vite à cœur, persuadé du talent de son ami “car [il]allait pouvoir s’y consacrer de manière plus libre que ce qu’il avait fait jusqu’alors”, nous disait-il en 2000.
Passé par la case Toei, Isao pense alors à ce studio pour aider la production, mais conscient des limites financières de Toei, il oublie l’idée. Néanmoins, c’est un ami de l’époque Toei, Tôru Hara, qui lui parlera de son studio Topcraft (La Dernière licorne), considéré depuis comme étant spirituellement la première forme d’un studio Ghibli qui n’existait pas vraiment. Limitée d’un point de vue humain et technique, la maison Topcraft ne suffira pas pour permettre aux nombreuses idées de Miyazaki de s’émanciper. Isao Takahata mène alors des recherches pour trouver des renforts. Il trouvera une oreille attentive chez Tokuma, déjà coproducteur de Nausicaä. La force d’Isao sera d’imposer – assez drastiquement – d’ambitieuses conditions pour permettre au futur studio de tenir sur la durée.
“Je trouve que toutes les grandes sociétés qui produisent de l’animation ont une attitude déplorable : souvent, elles financent des projets en avançant de l’argent, et ils en confient la réalisation à de petites sociétés de sous-traitance. Au moindre problème, ils leur suffit de se retirer. Selon moi, si Tokuma voulait continuer à long-terme en animation, ils devaient s’engager de façon plus concrète vis-à-vis de cette profession”.
Le quatuor Suzuki-Takahata-Otsuka-Miyazaki
Il ne faut pas oublier qu’en tant qu’anciens de Toei, les syndicalistes Miyazaki et Takahata sont parfaitement conscients de la condition d’animateur (et de la problématique de production), maillon de la chaîne confronté à un rythme de travail éprouvant, forgé sur les idées révolutionnaires et perfectibles d’Osamu Tezuka. Avant de penser l’art, ils pensent au confort des artistes. Et pour prouver leur pugnacité, les deux hommes feront du film Horus, Prince du soleil leur ballon d’essai. En rencontrant le légendaire producteur Toshio Suzuki et le magicien Yasuo Otsuka – une légende de l’animation qui a formé les meilleurs talents, de Miyazaki à Yasuyuki Sadamoto –, Isao Takahata apprend à connaitre les besoins structurels du métier et reconnait volontiers qu’il a tout appris du dernier. Produit durant six ans sur le temps libre de nombreux bénévoles, le film Horus, Prince du soleil sera un échec commercial, mais permet à ce noyau d’artistes d’avancer leur message libertaire, mettant en avant la sensibilité artistique devant la sphère marketing. Se battre pour le confort de l’artiste est l’un des leitmotivs du duo Takahata-Miyazaki. Pour ne citer qu’un exemple, Masako Sakano, assistante d’animation sur Nausicaä, s’était vue refuser le poste par un manager à cause de sa condition de mère, jusqu’à ce que Miyazaki intervienne et engage la femme.
Conscient qu’un artiste ne peut donner le meilleur de lui-même qu’en étant dans de bonnes conditions, Isao et sa moitié auront donc multiplié les contrats salariés au lieu de faire appel à pléthore de free-lances pour consolider un groupe de travail et tirer le meilleur de chacun. Pour être juste, précisons que le statut de free-lance existait quand même chez Ghibli, mais plusieurs d’entre eux se sont transformés en CDD.
Heidi, l’I.D
On l’a vu, Isao Takahata a une approche artistique différente d’Hayao Miyazaki, tant au niveau des thématiques abordées, qu’en matière de narration, de management et/ou de forme à adopter. L’apport de Paku-san (nom de l’alter ego de Takahata) doit aussi se jauger à sa sensibilité, celle d’avoir donné à Ghibli une facette mémorial palpable, poignante, et enracinée (souvent à même le sol). Ces choix ont grandi l’âme et la renommée du studio, tout en donnant une sacrée claque dernière la nuque de sa trésorerie. Il ne faut pas omettre, même dans l’hommage, combien Paku-san a eu un mal fou à rendre ses productions à temps. D’ailleurs, dans le célèbre documentaire Le Royaume des Rêves et de la Folie (signé Mami Sunada, 2013), Hayao Miyazaki ne se prive pas de placer un pique contre son ami, incapable de gérer le temps. C’est en effet un retard de livraison qui a piraté les sorties simultanées des films Le Vent se lève, et Le Conte de la princesse Kaguya, comme Totoro et Le Tombeau des lucioles en leurs temps. Le passif ne s’arrête pas là, et on raconte souvent que le film Le Château dans le ciel était de nature à rattraper (en partie) les pertes engendrées – indirectement – par Isao Takahata et son documentaire L’Histoire du canal de Yanagawa (1987), produit par Hayao Miayzaki.
Pour rentrer dans les termes techniques et analyser en micro l’apport d’Isao Takahata, il faut souligner les méthodes nouvelles imaginées pour la production de la série Heidi. L’exemple dépasse les contours de Ghibli, puisque Heidi fut produite chez Zuiyô Eizô en 1974 pour s’intégrer à la nouvelle case horaire familiale de Fuji TV. La première idée forte d’Isao Takahata sera d’aller faire du repérage, en Suisse puis en Allemagne, un procédé loin d’être habituel dans le milieu, à plus forte raison pour un format TV. Autre idée très importante : la nomination d’un chara-designer. Aujourd’hui évidente, cette mission est solidifiée par Isao Takahata qui nomme l’émérite animateur Yôichi Kotabe (futur membre de Nintendo) au poste, toujours dans l’idée d’élever le niveau d’animation et sa fluidité. Tout comme il allait penser Ghibli tel une équipe et non une addition de talent, Isao Takahata a fait “enfermer” le staff de Heidi, comme l’expliquait ce même Yôichi Kotabe, dans nos colonnes en 2004 : “En fait, le travail sur Heidi fut tellement dur, avec un rythme si soutenu que j’ai eu ensuite des problèmes de santé. Il faut comprendre que nous avons passé une année entière confinés tous ensemble dans le studio”.
Yasuo Otsuka :
“Horus, le prince du soleil (1968) doit être le premier long-métrage dans lequel la mise en scène prend le dessus le processus de création. On peut dire que l’œuvre a changé l’histoire”.
Pour aller plus loin dans l’exigence, Takahata et son équipe ont bonifié le layout 2.0, cette feuille de papier qui sert de base aux dessinateurs, en la transformant en véritable prisme du staff : là où chacun dessinait sa séquence (un story-board = une scène = un animateur), le layout est devenu là un repère commun pour le directeur artistique et les animateurs (on intègre le personnage aux décors). Sur Heidi, c’est Hayao Miyazaki qui a assuré ce rôle au layout, signant 300 plans par semaines de production ! Comprenant qu’un bon animateur n’est pas forcément un artiste très au point en matière de perspective, Paku découpe chaque mission : le chargé des décors fera un plan, sur lequel viendra se poser une feuille avec l’animation des personnages.
“Ce fut un changement radical dans le processus de création, pense Yasuo Otsuka, avant de poursuivre. Paku me donnait des instructions détaillées et nous dessinions les story-boards de toutes les scènes [….] établir un story-board servant de base de travail, puis faire un layout pour chaque plan, dessiner les images clefs et les arrières-plans. Je pense que nous venions de créer le style Ghibli “.
Un segment ultra technique vulgarisé dans ces lignes, mais qui illustre bien à quel point Isao Takahata a vu son métier : il est parti du coté strictement structurelle pour plonger dans l’étroite problématique de l’artiste face à son dessin, et pérenniser une méthodologie invincible. Visionnaire.
– Bruno de la Cruz
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