Vivre dans l’œil de l’autre, ça a parfois été le quotidien injuste d’Isao Takahata, comme si l’exercice de la comparaison était nécessaire pour le situer. Tantôt dans l’ombre ou la lumière générée par Hayao Miyazaki, complément ou complice de la star de Ghibli, Isao Takahata avance une identité artistique tout simplement différente. Et il n’est pas utile de hiérarchiser les talents.
Éplucher l’approche artistique d’un homme comme Isao Takahata est une entreprise ambitieuse que ces lignes ne pourront “platiner”, comme disent les gamers. Aussi, “le baromètre Hayao Miyazaki” ne fait aucunement force de référence absolue ici, mais peut permettre de distinguer et d’analyser comment Isao Takahata pense son métier, le cinéma, la mise en scène et la direction d’une équipe.
Pour mesurer la première différence majeure avec son comparse, donnons la parole au maître. Lors d’une interview accordée au site internet de Première en 2014, Isao Takahata a répondu de la manière suivante à une tentative de rapprochement entre Kaguya et Ponyo :
“Est-ce qu’on peut dresser un parallèle entre Kaguya et Ponyo ?
Pas du tout. Précisément pour la raison évoquée : Ponyo se déroule dans un monde de fantasy. C’est un être surnaturel qui vient contaminer le monde des humains. Mon approche est plus « documentaire ». Vous vous souvenez de la scène de l’inondation dans ce film ? Et bien personne ne meurt. C’est comme dans Mononoké… Miyazaki a imaginé un univers personnel fantastique très beau, très intéressant. Mais je m’accroche plus au réel. Dans Pompoko il y a beaucoup de scènes avec les ratons laveurs. Ces scènes peuvent sembler fantastiques, mais elles servent à montrer ce qu’il se passe réellement dans les montagnes…”.
Attiré par le cinéma en prise de vue réelle et rodé aux joutes du documentaire, Isao Takahata opte pour une approche qu’on qualifie souvent de plus intimiste, préoccupée, engagée, peut-être moins spectaculaire et fantaisiste (d’épais contre-exemples existent) mais plus riche techniquement que celle de Hayao Miyazaki (les théories s’affrontent). Si les deux hommes aiment mettre en scène de jeunes héroïnes fortes et caractérielles, la passerelle s’arrête là ou presque. Cela n’aura échappé à personne, Isao Takahata a davantage travaillé sur des adaptations – plus ou moins remaniées – que des créations (Pompoko), d’un point de vue purement comptable. Si le monde de la littérature – et plus largement celui de l’art – a grassement influencé les deux piliers de Ghibli, Isao Takahata aime dépoussiérer le passé. Le Conte de la princesse Kaguya est un texte quasi ancestral, et sa participation au World Masterpiece Theatre (“Les Classiques du monde entier”, de la littérature pour enfant) en est une autre preuve. Notons quand même que sur Heidi, première série de ce line-up, Isao a reçu l’aide de Hayao l’animateur. Toujours plus loin dans son travail de mémoire, Isao Takahata a fait, avec Goshu le violoncelliste, un vibrant hommage à l’écrivain Kenji Miyazawa.
En parlant de musique, Isao Takahata, grand mélomane, a aussi fait un autre choix fort par opposition à Hayao Miayazaki : la rare participation de Joe Hisashi sur ses films. Seul Le Conte de la princess Kaguya est (magnifiquement) drappé des compositions du célèbre musicien.
Sur la forme, le grand écart est plus important.
De Mes voisins les Yamada (quasiment un manga/yonkoma à l’écran) jusqu’à Goshu le violoncelliste en passant par Kaguya et ses estampes, l’approche artistique est schizophrénique. Le premier réflexe serait de penser que l’incapacité à dessiner d’Isao Takahata explique cette variation. C’est à moitié vrai, puisque Hayao Miyazaki croque la totalité des main designs en plus de rechercher son univers en quelques coups de pinceaux, là où Isao Takahata s’entoure souvent d’un chara-designer différent.
Toujours à la recherche de la nouveauté, d’un moyen idéal pour livrer son message et accoupler la forme au fond, l’homme n’enferme pas les artistes qui l’entourent. Il va au contraire se servir de leur fougue pour tantôt jouer de l’uniformité, tantôt sacraliser l’unicité de chaque animateur. Capable de faire un travail de recherche approfondie pour le rendu du pain dans Heidi ou de pester face à la facilité avec laquelle Seita découpe la pastèque qu’il donne à sa sœur (“on dirait qu’il coupe du tofu!”), Isao Takahata va a contrario s’appuyer sur le style plus délié et hyperbolique de Shinji Hashimoto pour animer la fuite en avant de Kaguya (voir tweet plus bas). Au passage, appréciez les coups de pinceau volontairement irréguliers soulignant la toute la fougue de la scène. “Je crois que mes capacités se limitent à apprécier l’intérêt, les capacités ou le talent d’autrui. Peut-être que je me réjouis davantage des différences”, nous avait-il dit, sobrement. Dans la même interview accordée à Première, il livre une phrase qui en dit long sur son approche :
“Au Japon la nature a souvent été représentée. C’est notre chair, notre sang. Le directeur artistique du film a passé sa vie à dessiner des feuilles, des arbres, des plantes. Au point de les intégrer. Parfois on revenait à la photo, mais le plus important, c’était ce qu’il avait en lui. Nous avons dessiné un nombre incalculable d’herbes japonaises non répertoriées par exemple. Elles existent toutes ! Toutes ! Ca aussi, ça fait partie de mon penchant pour le documentaire”.
Key Animation: Shinji Hashimoto
Movie: The Tale of the Princess Kaguya pic.twitter.com/Hkuji3MTTV— randomsakuga (@randomsakuga) 20 mars 2017
Les contraires s’attirent
Il existe évidemment un grand nombre de similitudes entre Isao Takahata et Hayao Miyazaki, grâce notamment à une amitié forgée entre les murs du syndicat des animateurs. Ce parallèle existe tant sur le plan humain qu’artistique. Il est impossible de laisser sous silence la grande exigence que les hommes partagent, dans leur profession. Pour le film Le Conte de la princesse Kaguya, Isao Takahata voulait monter ce métrage depuis une bonne cinquantaine d’années. S’il ne l’a pas fait, c’est parce qu’il ne voulait pas faire l’impasse sur la forme du film, unique s’il en est. Notez d’ailleurs, pour la petite histoire, qu’Isao Takahata ne souhaitait pas réaliser Le Tombeau des lucioles avec le celluloïd traditionnel, quitte à essuyer plusieurs échecs en phases de test. C’est sur les paroles de Hayao Miyazaki qu’il se ravisa : “Si tu ne réalises pas ce film aujourd’hui, il n’y aura sans doute pas d’autre occasion pour toi de faire un tel film”. La complémentarité se mesure aussi dans le poids d’un conseil donné au bon moment.
D’ailleurs, au petit jeu – pas toujours pertinent – des comparaisons avec son ami (et parfois rival) Hayao Miyazaki, le nom d’Isao Takahata ne recouvre pas systématiquement celui de ces films : qui osera, un jour, s’aventurer à l’expression “le nouvel Isao Takahata” ? La différence majeure se trouvera peut-être ici.
– Bruno De La Cruz
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Retrouvez l’intégralité de l’interview donné à Première : http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Isao-Takahata-Je-maccroche-plus-au-reel-que-Miyazaki