“Je n’ai pas une vision mélancolique du monde, et je ne suis pas un pessimiste non plus”. Les propos tenus par Isao Takahata* peuvent apparaître paradoxaux. Il suffit de jeter un œil aux réseaux sociaux pour se rendre compte du premier réflexe du grand public : avec Le Tombeau des Lucioles en tête de liste des œuvres citées, Isao Takahata est le serviteur de la tristesse, le réalisateur qui a montré l’une des facettes les plus noires de l’homme, celui qui a capturé l’intimité de la détresse de deux enfants de guerre. Une mort lente à l’écran, un majestueux témoignage du passé (et du sien), et un marronnier d’Arte que tout le monde ou presque a pu découvrir, un mouchoir jamais bien loin des pupilles.
En France, Isao Takahata est surtout celui qui aura permis à l’animation japonaise d’être complimentée et appréciée par ceux ne goûtant que peu à cet art, ou les moins renseignés. Si Akira avait coupé avec frénésie le raccourci animation/enfant, Le Tombeau des lucioles avance non seulement un background réaliste bien plus parlant aux Occidentaux pour toucher le spectateur, mais surtout un message universel (antimilitariste, bien qu’il s’en défende) à défaut d’être connu de tous. Personne n’avait besoin d’avoir vécu la guerre pour ressentir la foudre qui s’abat sur Seita et Setsuko. C’est là sa grandeur.
L’estime avant tout
Au Japon, Isao Takahata conservera évidemment la place qui est la sienne, celle d’un pionnier, d’un magicien de l’intime, d’un émérite professeur, traducteur et écrivain, celui faisant partie du cercle très réduit d’artistes que Hayao Miyazaki pouvait considérer comme meilleur que lui dans son domaine (mais n’est-ce pas là un baromètre réducteur ?). Dans un entretien récemment donné à Libération, Ilan Nguyen, journaliste et quasi intime d’Isao Takahata, rappelle cette formidable anecdote livrée par le réalisateur de Nausicaa: “Je ne rêve pas souvent, mais quand cela m’arrive, je fais toujours le même rêve, avec un seul personnage, et c’est Takahata.” Il ne peut exister de pub plus parlante. Très souvent présenté comme cofondateur du studio, un titre qu’Isao Takahata réfute d’un point de vue purement formel, il est d’abord un intellectuel, perçu chez lui comme un homme cultivé, curieux, habile, capable d’enregistrer tout ce qui l’entoure.
Pour autant, l’artiste est-il réellement reconnu du public ou des instances ? Sa filmographie a essuyé plus d’un échec commercial (il a eu du mal à encaisser celui d’Horus, Prince du soleil, Le Tombeau des lucioles n’a fait “que” 800 000 entrées au Japon), et les prix ne se multiplient pas dans son palmarès. En 1995, c’est Annecy qui lui décernait le Prix du long-métrage pour son Pompoko avant que le festival ne récidive en 2014 en lui donnant un Cristal d’Honneur pour l’ensemble de sa carrière. Le prochain palmarès du Festival de Cannes sera guetté de près. Néanmoins, ne nous fourvoyons pas. Si le reste du monde a un peu boudé le réalisateur, la critique française – AnimeLand en tête – a toujours soutenu le travail d’Isao Takahata. Pour être exhaustif, on notera un Léopard d’honneur en 2009 (Festival de Locarno, Suisse), et évidemment le Winsor McCay Award (les Oscars de l’animation) en 2015. Au Japon, l’homme collectionne les distinctions, à commencer par le Prix Noburô Ofuji, une référence qui a récompensé les meilleurs (Millenium Actress, Memories, Le Château de Cagliostro), dont son Goshu le violoncelliste, en 1981.
S’il ne suffit pas d’observer pour comprendre, Isao Takahata a très vite mis les mains dans le cambouis au moment où le studio Ghibli prenait forme, à savoir pendant la production du film Le Château dans le ciel : encadrer un staff, répondre à ses besoins technique, humain, bref, il a su naturellement, et sans un immense passif dans le milieu de l’animation, endosser le rôle d’un producteur. Pour mieux situer sa facette de meneur d’homme et de fin négociant, sachez que la production du Tombeau des lucioles a chevauché, en 1988, celle de Mon Voisin Totoro. Un double et lourd calendrier qui n’a en rien rabaissé la qualité des deux films. Là-dessus, Isao Takahata refuse les compliments et préfère mettre en lumière les rôles joués par Toshio Suzuki et Osamu Kameyama, deux membres du comité de production.
Pour en terminer avec le Takahata négociateur et syndicat, il faut rappeler que si Shinchôsha possède les droits de ses films, les Américains n’ont pour autant pas fait n’importe quoi au moment d’importer les productions du studio chez eux. D’ailleurs, dans l’accord Disney-Tokuma (distribution des films Ghibli par Disney), Le Tombeau des lucioles ne fut pas compris dans le lot. On sait que les Américains ont parfois voulu modifier le contenu de films ou édulcorer certaines scènes. Isao Takahata a toujours perçu la négociation et l’accord de distribution comme quelque chose n’étant pas “mauvais par nature”, avant de poursuivre : “C’est clairement le meilleur accord qu’était possible de contracter en le Japon et les États-Unis. Nous pouvons faire des concessions dans la mesure où les problèmes sont discutés”, disait-il dans nos colonnes, en 2000.
Micro et macro
La carrière et la filmographie d’Isao Takahata racontent quelque chose. Si tout segment de son art ne se confond pas dans une mécanique récitée, chaque création ou adaptation est engagée (combattant l’amendement de l’article 9 de la Constituion japonaise; “le peuple japonais renonce à jamais à la Guerre”), mêlant plus ou moins des éléments personnels. Outre son pamphlet contre la guerre avec Le Tombeau des lucioles (il a perdu ses parents lors d’un bombardement), le metteur en scène lève le voile sur la jeunesse japonaise arrachée de sa campagne – sa terre natale – pour migrer en ville (Princesse Kaguya, Heidi) et n’hésite pas à gonfler les répercussions d’un animal appelé urbanisation (Pompoko). Son approche – artistique – marque l’une des différences les plus forte avec Hayao Miyazaki. Extrêmement méticuleux, Isao Takahata entame une démarche qui n’a rien d’un cadeau pour les producteurs, comme nous le confiait un collaborateur de longue date Koji Takeuchi lors de Japan Expo 2017. Voyages, travail de repérage, riche documentation, la production doit avoir les reins solides. D’autant que la gourmandise d’Isao ne se limite pas aux longs-métrages…
“Isao Takahata est quelqu’un qui réfléchit énormément pour réaliser son œuvre, et il a donc tendance à attendre jusqu’au dernier moment pour prendre ses décisions. Le problème c’est que de l’autre côté, il y a les chaines TV qui attendent la livraison donc j’ai à faire à un dilemme ! Je veux protéger la passion et l’artiste mais les demandes pressent, donc j’ai dû batailler avec lui quelques fois.”
Nul doute que Koji Takeuchi aurait voulu que ce combat ne se termine jamais.
Yoshiaki Nishimura, producteur du Conte de la Princesse Kaguya et qui œuvre aujourd’hui au sein du jeune Studio Ponoc (Mary et la fleur de la sorcière), rend hommage à Isao Takahata : “Travailler avec lui a été l’expérience la plus riche de ma vie”. https://t.co/yqy6bUyBSU
— Olivier Fallaix (@OlivierFallaix) 6 avril 2018
– Bruno De La Cruz
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