TSUGE est un être peu commun, un homme au parcours difficile, un mangaka hors normes. En rétablissant un réalisme cru et des thèmes troublants son oeuvre prend une signification bien précise dans le système normalisé du manga. En janvier 2004, le public français aura la joie de découvrir l’une de ses plus grandes oeuvres. Publié tardivement au Japon (1985) Munô no Hito, ou L’homme sans talent, est l’aboutissement d’une carrière, d’un art et d’une pensée… pour ne pas dire d’une quête de soi qui prend parfois l’aspect d’une psychanalyse.
À l’épreuve de la vie
Comment peint-on la vie quand on est né le 30 Octobre 1937 à Tokyo, que l’on a été élevé dans la guerre, puis que l’on a grandi pendant l’occupation, le désastre économico-social et le déshonneur national ? La question se pose lorsque l’on explore la biographie de TSUGE Yoshiharu. Aîné d’une famille de 5 enfants, il n’a jamais connu son père et fut élevé par sa mère dans des conditions d’extrême pauvreté. Très jeune, il multiplie les petits boulots, et avance vers une adolescence perturbée et déjà dépressive. Il tentera même de s’enfuir du Japon. L’espoir naît lorsqu’à 16 ans il dessine pour les librairies de prêt, mais ce marché s’effondre rapidement. Sans emploi, sans argent, il en sera réduit à vendre son sang pour survivre. Ses dépressions nerveuses, jusqu’à une tentative de suicide, marqueront ses oeuvres au fer rouge de ses expériences cruelles.
Le rapport entre sa vie et ses créations est prégnant chez TSUGE. Souvent il reviendra sur les conséquences de la guerre, mettant en scène des êtres ruinés, détruits, acculés à la survie (Nejishiki). Le personnage de la mère est également présent dans ses oeuvres. Dans L’homme sans talent, on la retrouve le visage toujours caché, oppressant le mari qui la fuit, méprisant l’enfant qui la réclame.
Mais surtout TSUGE livre de la nature humaine une vision terrifiante, mettant en scène ses travers les plus odieux. Pauvreté, déchéance, vieillesse, adultère, viol, solitude et mépris sont les ingrédients de sa comédie humaine (Gensen-kan Syujin). Pas de personnage positif chez TSUGE, pas de héros…
Il y a ainsi quelque chose d’épuré dans sa représentation de l’humain : peu de personnages, pas d’urbanisme ou de cadre social. Les acteurs semblent errer dans la vie. Pas de mort non plus, juste de la souffrance. L’expérience personnelle de TSUGE, et plus encore sa vision de cette expérience, s’étalent ainsi au fil des pages. Il l’exprime dans toute sa subjectivité.
Relégué au rayon des livres pour enfants, le talent de TSUGE aurait pu s’effriter à trop se frotter à des oeuvres contre-nature. C’est en 1965 que le salut viendra. L’éditeur du magazine avant-gardiste Garo lance l’appel en pleine page : « Monsieur TSUGE Yoshiharu, veuillez nous contacter ». Enfin baigné dans son élément éditorial, TSUGE enchaînera les chefs d’oeuvre qui bâtiront, en 8 000 planches, son succès. De fait, la création de TSUGE s’articule sur trois axes, comme le précise Béatrice MARECHAL dans une étude sur l’auteur : ses récits de voyages, ses rêves (Nejishiki) et ses oeuvres autobiographique (Munô no Hito).
Le talent de l’homme sans talent
On retrouve ces trois axes dans L’homme sans talent, par les souvenirs qu’il évoque en parlant de cet artiste raté, par le personnage de l’oiseleur, fantasmé ou réel, par l’évocation de ses voyages, dans les décors qu’il propose. Engoncé dans la misère, un père de famille tente de trouver du travail pour faire vivre sa famille. Par la photographie, puis par l’art de la Pierre, comme avant par le dessin, ce personnage cherche l’outil-traducteur de ses émotions mais ne parvient pas à gagner sa vie. De petits boulots en jobs alimentaires, obsédé par l’argent, il poursuit néanmoins son rêve créatif, comme mû inconsciemment par un instinct artistique, alors que sa misérable existence, son couple et la réalité le rappellent sans cesse à l’ordre. Trouvera-t-il un compromis entre l’art et la vie ? La question reste évidemment en suspend.
Car le récit de TSUGE ne repose sur aucune intrigue, pas de noeud, pas de fin véritable : c’est un parcours, un cheminement. De même, les personnages déboulent dans ses pages sans être vraiment introduits et sortent du manga sans qu’il y ait de véritable conclusion à leur histoire. Surtout, dans ce manga à l’atmosphère étrange et au rythme lent, TSUGE installe ses protagonistes dans des décors naturels qui submergent le lecteur d’une beauté presque inattendue. Ces décors très détaillés accentuent la présence forte, vive, puissante de la nature. Le paysage prend lui-même sens par rapport au parcourt de chacun. Ainsi, le père de famille intitule-t-il les pierres qu’il veut vendre de noms qui témoignent de son état d’esprit. Ainsi la misère humaine est relevée dans le dessin de l’auteur par des décors superbes. Le personnage, plus grossièrement dessiné que le décors dans lequel il est serti, semble par ce contraste avoir moins de vie, il apparaît souvent en ombre, comme une tache dans un tableau lumineux.
Avec TSUGE, nous rentrons dans l’intimité de l’expressionnisme. TSUGEZ exprime ainsi ce que NIETZSCHE appelait la « colère existentialiste sauvage », pose un regard tragique et subjectif sur l’humanité. Explosant les conventions narratives et visuelles, il privilégie la mise en scène de ses états d’âme tourmentés. Il se démarque ainsi des canons du genre manga, brise les conventions, et s’adresse d’emblée à un lectorat adulte.
TSUGE mène-t-il une quête ? Quête d’artiste ? Quête de soi ? Car le succès ne lui apportera pas la Paix. Sa carrière fut longtemps interrompue par la dépression et, malgré une critique unanime, TSUGE a cessé de créer. Pour être maintes fois qualifié de Kisai, « génie singulier », il ne sortira pas de la spirale de la poésie du désespoir. Peut-être pour ne jamais avoir accordé de rédemption à l’humanité, donc à lui-même.
Texte publié dans Le Virus Manga #1, http://www.levirusmanga.fr” target=”_blank” class=lienvert>www.levirusmanga.fr.
TSUGE en 5 oeuvres
Numa (Le Marais), 1966
Risan Ikka (La famille Li), 1967
Nejishiki (La Vis), 1968
Gensen-kan Shujin (Le patron du gensen), 1968
Munô no hito (L’homme qui marche), 1985
TSUGE en 5 dates
1937 : naissance à Tokyo
1953 : premières oeuvres
1965 : l’appel de Garo
1966-76 : voyage de part le Japon
1970-80 : récits autobiographiques
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