Bien qu’il n’était ni dessinateur, ni auteur, Isao Takahata était un réalisateur caméléon, qui adaptait des œuvres de tous horizons, que ce soit des contes populaires, des romans ou des bandes dessinées. Véritable chercheur fasciné par le détail, il était attaché au réalisme mais n’excluait jamais l’onirisme, ni certaines de ses obsessions majeures…
L’union fait la force : la famille avant tout
Tel un Yasujiro Ozu de l’animation, Takahata a de nombreuses fois exploité le thème de la famille pour créer des liens toujours plus forts entre les personnages. La relation entre Heidi et son grand père, ou celle entre Seita et son frère Setsuko (Le Tombeau des lucioles) paraissaient tellement authentiques qu’elles donnaient l’impression que les personnages étaient réels, existant les uns dans le cœur des autres. Et le drame venait sacraliser ce lien, à l’instar du Conte de la Princesse Kaguya, qui développait un lien fort entre l’héroïne et ses parents. Pas étonnant que Takahata ait travaillé sur Marco (1976), série d’animation dans laquelle un garçon tentait de retrouver sa mère, ainsi que sur Anne… la maison aux pignons verts (1979), où une orpheline était peu à peu acceptée dans une famille de fermiers malgré qu’elle soit une fille.
Plus enjoués, les films Kié la petite Peste et Mes voisins les Yamada permettaient au réalisateur de créer de la légèreté en dépeignant le quotidien de ces familles nippones survoltées. Aussi grinçantes que grimaçantes, ces deux satires offraient une réelle immersion au sein des foyers des années 1970 et 1990, ce qui, de nos jours, doit encore faire jaillir des souvenirs chez de nombreux Japonais. Et quoi de mieux que de prolonger cet élan de nostalgie en repensant à son enfance, comme dans Souvenirs gouttes à gouttes ?
Grande aventure fantastique, Horus, Prince du soleil était une œuvre à part dans la filmographie de Takahata. Pourtant, ce premier film abordait déjà plusieurs de ses thèmes favoris, notamment le « vivre ensemble », permettant aux individus de s’unir pour être plus forts. Aussi, impossible de ne pas se rappeler les animaux de Goshu le violoncelliste, qui venaient filer un coup de main au jeune musicien maladroit. Dès lors, ce dernier n’apprenait pas seulement à mieux jouer de son instrument, il apprenait des vertus essentielles, comme la patience, la rigueur ou la compassion. Avec ses amis poilus, il grandissait ! Plus loufoques, mais tout aussi poilus, les tanuki de Pompoko dévoilaient des aptitudes impressionnantes lorsqu’ils œuvraient à l’unisson.
Qu’elle soit nucléaire, décomposée, déchirée, rafistolée ou palliée par un groupe d’amis, la famille était indispensable à l’évolution des protagonistes dans le cinéma de Takahata.
L’évasion par la nature
L’opposition entre la campagne et la ville avait une place importante dans ses œuvres. Lorsque ses personnages étaient confrontés aux deux environnements, ils manifestaient une réelle envie de rester proches de la nature. Les Alpages manquaient fortement à Heidi lorsqu’elle était chez sa tante en Allemagne, et la déforestation qui profitait à l’urbanisation dans la fable écolo Pompoko faisaient se séparer les tanuki, obligés de s’adapter à la vie des humains après avoir été déracinés.
Dans Princesse Kaguya, c’était la simplicité de la vie à la campagne qui manquait à l’héroïne. Cette princesse regrettait sa liberté, d’agir et de penser. Plus encore, elle constatait que la vie à la ville et l’obligation sociale qu’elle impliquait avait transformé ses parents, qui ne se souciaient plus que du paraître de leur famille, à défaut de son bien-être.
Bien sûr, Takahata était conscient que la « campagne » est une création de l’homme, ce qu’il mettait en relief dans Souvenirs gouttes à gouttes, où une citadine s’émerveillait de retrouver la nature, et où un paysan lui expliquait que ces beaux paysages n’avaient rien de « naturels ». Un champ ou une rizière ne sont-ils pas artificiels en fin de compte ? Mais la campagne et ses grands espaces semblaient répondre à un équilibre de vie pour Takahata. Cependant, un sentiment de fatalité hante la carrière du cinéaste, comme si le lien entre l’homme et la nature répondait à un souvenir lointain, la vie active obligeant la majorité des gens à se diriger vers les grandes villes.
La condition de l’homme
Bien qu’écologiste, Isao Takahata était surtout humaniste. À l’instar de Charlie Chaplin, il a principalement traité des classes sociales inférieures, une autre façon de mettre en avant une certaine simplicité de la vie, et de sensibiliser les spectateurs. Il aimait se rapprocher des gens du commun, sans oublier les laissés pour compte. L’affrontement du quotidien de ces « gens-là » (comme dirait Jacques Brel) permettait au cinéaste de faire ressortir leur humanité, que ce soit dans l’accomplissement avec Goshu le violoncelliste, dans l’entraide avec Kié la petite peste ou dans la mort avec Le Tombeau des lucioles. Ce dernier, connu pour être un tire-larmes en puissance, était surtout un témoignage qui est devenu indispensable au devoir de mémoire.
Issus de milieu défavorisé ou de classe moyenne, les personnages dans la filmographie de Takahata n’étaient pas hantés par le besoin de l’ascension sociale, ce qui leur permettait de conserver une certaine innocence.
La place de la femme
Quel plaisir cela devait être pour les spectatrices de voir les œuvres de Takahata, dans lesquelles les personnages féminins n’extériorisaient pas leur féminité pour exister ! Bye bye les critères machistes et le fan-service ! Le féminisme du cinéaste était une autre preuve de son humanisme.
La femme avait une place importante au point qu’elle était souvent au centre de ses histoires. Par ailleurs, en 1973, Heidi avait amené les fillettes japonaises à regarder des séries animées, s’identifiant enfin à un personnage de leur âge. À cette époque, l’industrie ciblait surtout le public masculin et les jeunes enfants, voire les adolescentes avec quelques magical girl.
Unique et hétéroclite, le cinéma d’Isao Takahata était cristallisé par des thèmes universels poignants, au point que chacune de ses œuvres est restée imprégnée en nous, à jamais !
– Philippe Bunel
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