C’est à Japan Expo 2024, au cœur d’une table ronde réunissant d’autres médias spécialistes, que nous avons pu rencontrer Yûgo Kobayashi, l’artiste derrière Ao Ashi – Playmaker, excellent manga de football lancé en 2015. Venu en présence de son tantô, d’une partie de l’équipe de Shôgakukan et de Mangetsu, le mangaka a répondu avec générosité.
Mathieu Pinon : Le plus souvent, les mangas de sport, et notamment de sport collectif comme le football, sont destinés à un public adolescent. Pourquoi avoir choisi de parler de football dans un magazine seinen ? Que vous apporte la possibilité de vous adresser à un lectorat plus adulte ?
Yûgo Kobayashi : C’est vrai que jusqu’à maintenant, quand on parlait de manga de football, il s’agissait d’histoires se déroulant dans des clubs lycéens. Jamais les académies de J-League n’avaient été abordées. Parce que personne ne l’avait fait jusqu’à présent, l’éditeur en chef adjoint du Big Comic Spirits s’est intéressé à ce sujet et me l’a proposé. Mais je ne sais pas si c’est lié au fait qu’il s’agit d’un magazine seinen plutôt que shônen.
Mathieu Pinon : Votre carrière est intéressante, car à l’âge de 24 ans, vous avez quitté votre emploi pour devenir mangaka. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ? Généralement, ce sont des artistes très jeunes qui deviennent auteurs de manga et qui, quand ils n’y arrivent pas, reprennent un travail alimentaire. Mais vous avez fait complètement l’inverse.
Yûgo Kobayashi : J’aimerais pouvoir vous raconter une belle histoire, mais ce n’est pas possible. Depuis longtemps, j’avais l’envie de devenir mangaka, mais je n’en avais pas le courage. J’ai commencé par mener une vie ordinaire en choisissant un métier sans trop réfléchir. Mais petit à petit, un sentiment d’urgence s’accumulait en moi, je prenais de plus en plus conscience que je ne pouvais pas continuer ainsi. Un jour, ce sentiment a juste explosé. Ça pouvait paraître irréaliste, mais plutôt que ma vie se termine sans que je me sois lancé ce défi, je voulais au moins tenter l’expérience. C’est pourquoi j’ai enfin osé me lancer dans cette carrière. De nombreux mangaka débutent immédiatement après le lycée. Ce sont souvent des auteurs qui ont beaucoup de talent, mais qui manquent peut-être d’expérience. On peut parfois trouver chez ces artistes un manque de profondeur. Mais je ne dis pas ça parce que je suis mauvais perdant !
Journal du Japon : Aimez-vous la musique ? Qu’écoutez-vous de particulier quand vous dessinez ?
Yûgo Kobayashi : Quand je mets de la musique, c’est toujours du jazz. Ce n’est pas parce que j’aime particulièrement ce genre plus qu’un autre, c’est simplement qu’il n’y a pas de chant. Ça me permet de me concentrer. C’est l’équilibre idéal entre le trop silencieux et le trop animé.Il m’arrive aussi de mettre la télévision en fond sonore, mais seulement quand mes assistants sont présents. Quand on est tous réunis pour travailler, l’ambiance est trop calme, et ça me gêne. Mettre la télévision nous permet de bavarder et de plaisanter en travaillant.
Journal du Japon : On confie rarement un spin-off au mangaka principal d’une série. Pourquoi avoir fait ce choix pour Ao Ashi : Brother Foot ? Comment trouvez-vous le temps de tout faire ?
Yûgo Kobayashi : Assez rapidement après avoir commencé Ao Ashi, j’ai pensé à réaliser un spin-off autour du personnage de Shun. La condition était que ma série rencontre le succès. Comme j’ai réussi à le dessiner, cela signifie que Ao Ashi connaît un succès stable. Je pense être un mangaka rapide, que ce soit pour écrire ou dessiner. Ainsi, même si je dois dessiner une série en hebdomadaire, j’ai de l’avance sur mes rendus et mon temps libre s’accumule. Je suis libre d’utiliser ce temps comme je le veux, et je pourrais très bien en profiter pour m’amuser. Mais comme j’ai très peu de hobbys, je profite de ces disponibilités pour dessiner d’autres mangas.
Manga News : Ao Ashi regorge de détails techniques rendus de manière très claire dans l’intrigue, au point d’être une vraie initiation au football pour des lecteurs néophytes. La série présente les stratégies des équipes tout en référençant des joueurs réellement connus. Ce rendu vous demande-t-il une documentation particulière ?
Yûgo Kobayashi : Dans Ao Ashi, tout est affaire de documentation et de reportages. Je vais à la rencontre de joueurs pour recueillir leurs mots de la manière la plus directe possible afin d’explorer en profondeur leurs personnalités et leurs vécus. Je leur demande quelle enfance ils ont eue, quelle carrière ils ont menée et quelle vie ils ont en dehors du football… Je veux savoir qui ils sont en tant qu’êtres humains. Sans exagérer, c’est ce qui constitue le cœur de ma série. Comme beaucoup de mangakas, j’ai tendance à énormément fantasmer les choses. J’ai la manie de me créer des histoires dans ma tête. Par exemple, je suis face à quatre journalistes, et je ne peux pas m’empêcher d’imaginer la vie qu’ils ont mené pour en arriver là. C’est incontrôlable.
Manga News : Chaque match d’Ao Ashi est une histoire dans l’histoire. Chacun d’eux va aborder un personnage particulier ou une thématique précise. On peut penser à la rencontre face à Funabashi Gakuin qui aborde le racisme dans le football à travers Trepone. Comment imaginez-vous ces rencontres ?
Yûgo Kobayashi : À chaque fois que j’aborde un match, je sais par avance quelle équipe va gagner. En revanche, je n’ai pas décidé du score final. Pour chaque rencontre, il y a différents personnages que je dois aborder et explorer. Il faut aussi que certains enjeux soient résolus au terme d’un match. Je procède par ordre de priorité, mais je ne me dis jamais qu’à tel moment, je dois mettre tel joueur en avant. À chaque chapitre, en fonction de l’avancée de l’histoire, je pense à un personnage, puis à un autre pour l’épisode suivant. Je me pose sans cesse des questions, mais sans me fier à un plan précis.
Animeland :Quel regard portez-vous sur l’Euro 2024 ? Certains joueurs ont-ils attiré votre œil (nous étions le jour de la finale Espagne – Angleterre, soit le 14 juillet, NDLR) ?
Yûgo Kobayashi : J’ai trouvé que le match Allemagne – Espagne est arrivé trop tôt, je le regrette. J’aurais aimé le voir plus tard dans la compétition. Concernant l’Espagne, j’ai toujours été fan de l’équipe du FC Barcelone et de son ailier Lamine Yamal. Il est peut-être dommage qu’on l’ait déjà repéré. En ce qui concerne l’Angleterre, j’avais envie de la revoir sur le devant de la scène. Mais après hésitation, j’ai envie de voir l’Espagne remporter le tournoi, j’espère que vous me pardonnerez. (rires)
Manga News : Les trois séries que nous connaissons de vous sont Ao Ashi, Fermat Kitchen et Short Peace. Elles ont pour point commun leurs protagonistes passionnés d’un domaine précis, respectivement le football, les mathématiques et le cinéma. Êtes-vous attachés à ces profils de héros ? Comment vous est venue la conception de ces protagonistes ?
Yûgo Kobayashi : Au final, les sujets dans mes œuvres n’ont pas tant d’importance que ça. Quels qu’ils soient, je fais en sorte de mettre en avant mes protagonistes. C’est évidemment idéal si c’est un sujet qui m’intéresse, mais le plus important pour moi est de dessiner des personnages qu’on pourrait voir dans la réalité. Si le lecteur se dit qu’un tel héros ne peut pas exister en vrai, j’ai perdu. Mais s’il a la certitude qu’il peut y avoir quelque part un tel personnage, ça suffit à donner du sens à mon travail.
Animeland : Ao Ashi est prépublié dans le Big Comic Spirits, un magazine historique. Quel est votre regard sur la revue ? Quelle relation entretenez-vous avec les autres auteurs du magazine ?
Yûgo Kobayashi : C’est assez rare pour un mangaka, mais je vis dans une ville éloignée de Tokyo. J’ai donc très peu d’occasions de rencontrer les autres auteurs, ce qui est un peu triste. Parmi les auteurs de Spirits, je citerai Jun Mayuzuki, l’autrice d’Après la pluie. C’est une bonne amie, mais je me rends compte que ça fait des années qu’on n’a pas pris de nouvelles l’un de l’autre. On est donc peut-être plus amis, je n’en sais rien… (rires). Dans tous les cas, c’est une artiste qui a beaucoup de talent, et lire ses œuvres me stimule énormément. Si j’habitais à Tokyo, j’aurais peut-être plus d’amis mangakas.
Manga News : Vous nous avez parlé de l’une des particularités d’Ao Ashi, celle d’un manga de football qui aborde les clubs de la J-League. Ça en fait un manga différent des shônens qui se déroulent dans des environnements scolaires, tout en gardant un côté initiatique grâce à la progression d’Ashito. Pouvez-vous nous parler de cette approche, de cet équilibre ?
Yûgo Kobayashi : Pour tout vous dire, j’aimerais dessiner plus de scènes qui se déroulent dans l’environnement scolaire. Mais comme je dois me concentrer sur les matchs, l’intrigue n’avancerait plus si je faisais ça. À titre personnel, je préfère les histoires qui se déroulent au sein des écoles. J’aurais aimé dessiner davantage Ashito en train d’étudier. D’ailleurs, un autre mangaka qui dessinait Ao Ashi ne traiterait peut-être pas du tout ce qui se passe au lycée. Montrer un minimum de scènes scolaires était mon acte de résistance à moi.
Remerciements à l’interprète Miyako Slocombe, aux éditions Shôhakukan et à toute l’équipe de Mangetsu.
Remerciements spéciaux à Takato de Manganews
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