Ghost in the shell 2 : Innocence

Le chant du cygne

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« Cela fait déjà un certain temps que je travaille dans l’animation, et j’en ai franchement plus qu’assez de mes semblables », commente, dans un soupir, OSHII Mamoru. Tout le projet d’Innocence, du fond à la forme, est exprimé dans cette citation. Près de dix ans après le premier Ghost in the Shell, et trois ans après Avalon, le réalisateur japonais boucle la boucle, et livre une oeuvre à la fois simple, sincère, mais aussi hermétique et répétitive. Il ne peut, maintenant, que passer à autre chose, ou risquer de tourner en rond.

Innocence se positionne donc comme la suite, logique et directe, du Ghost in the Shell de 1995 : c’est indéniablement le cas, même si, à bien des égards, le film ressemble plus à un remake, voire à une synthèse de l’oeuvre de son auteur. Il emprunte à la fois à la structure narrative du premier volet, dans un quasi copier/coller, et à l’identité visuelle de son film en prises de vues réelles, Avalon. Mais il n’est plus question ici de raconter une histoire. Les quêtes du Puppet Master dans Ghost in the Shell et de l’Ombre dans Avalon n’ont plus lieu d’être. Elles ont permis une exploration de la technologie sous toutes ses formes (cybernétique, réalité virtuelle, intelligence artificielle…), jusque dans ses derniers retranchements, où la frontière entre l’homme et la machine disparaît à l’image du Major Kusanagi et de Ash.

En 2032, cette frontière est totalement abolie. Les humains se mécanisent de plus en plus à grand renfort de nanotechnologie, et les pures machines s’humanisent grâce à l’emploi d’un ghost. (1) Dans Innocence, les uns ne prennent pas la place des autres. Le constat est plus inquiétant, puisqu’il remet en question la notion même d’humanité.

Ainsi parlaient Confucius, Descartes…

Nous retrouvons ainsi Batou, membre de l’unité antiterroriste Section 9 et ancien coéquipier de Kusanagi, dont on se demande, l’espace d’un instant, s’il était à l’origine un robot ou un humain. Il est sur la piste d’une «gynoïde» robot féminin conçu à des fins sexuelles, et ultime perversion technologique , accusée d’avoir massacré son propriétaire. Cette enquête le mènera à rencontrer, et affronter, une bande de yakuzas, une multinationale, un hacker de haute volée et un médecin légiste philosophe.

Ces deux derniers interviennent en clés de voûte du film, dans de longs dialogues invoquant, pêle-mêle, l’Eve future de VILLIERS DE L’ISLE-ADAM (2), les lois sur la robotique d’Isaac ASIMOV, L’Homme-Machine de Julien OFFRAY DE LE METRIE (3) ou René DESCARTES. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Le cyborg Batou et son collègue (un peu plus) humain Togusa conversent dans des dialogues complexes, référencées, voire directement par citations interposées, avec une préférence non dissimulée pour le Chinois CONFUCIUS. Le procédé séduit tout d’abord, puis irrite, jusqu’à frôler l’overdose. Certains en riront, mais ce choix est loin d’être vain. En effet, pourquoi reformuler, au risque d’en perdre la substance, ce que d’autres ont déjà parfaitement dit ou écrit ? « Une image vaut mille mots », disait CONFUCIUS.

« Je ne peux pas dissocier texte et image, c’est essentiel pour moi », explique OSHII. Or, il fallait bien ce contexte métaphysique et poétique (car il est aussi question de grande littérature) pour accompagner la force et la splendeur des images créées. C’est l’originalité et le défaut du film.

Beauté glaciale

Innocence ressemble en effet plus à une oeuvre d’art qu’à une oeuvre cinématographique. Pas de quotidien hyperréaliste comme dans le manga éponyme de SHIROW Masamune, ni de sainte foi rédemptrice à la Matrix. S’il est librement inspiré du premier, et tout aussi librement pillé par le second, le Ghost in the Shell version 2004 se débarrasse de tout repère préalable pour s’abandonne à lui-même. L’absence au scénario du collaborateur de longue date de OSHII, ITO Kazunori (.hack//Sign), est un signe révélateur. La trame soi-disant principale n’est ici qu’un prétexte artificiel, et sa conclusion, entre suspense et action, n’éveille qu’un faible intérêt. De même, les implications du tout technologique sont laissées de côté, au profit de réflexions, ou plutôt de pensées existentielles, beaucoup plus abstraites.

Ainsi, jamais un film d’une telle beauté plastique n’a dégagé une telle froideur. Le sépia, couleur chaude déjà utilisée dans Avalon, ne renvoie plus aux douces rêveries mais bien à un crépuscule latent et inéluctable. Ce travail de l’image la scène de la célébration religieuse du dragon a demandé plus d’un an de travail et ses répercussions, paradoxales, sur le spectateur, rendent compte de la certaine réussite de l’auteur dans sa recherche d’un idéal, où ne feraient plus qu’un le corps et l’esprit, la forme et le fond.

A l’image de l’homme

Constat troublant, puisque le sujet sous-jacent du film est la soumission de l’homme à sa propre image. « On ne croise aucun être humain dans Innocence, commente son auteur. Tous les personnages sont des poupées à visage humain. Qu’est-ce qui nous a poussé à fabriquer les robots à notre image ? » Ainsi, le hacker Kim se flatte d’avoir dépassé les limites humaines en transférant son esprit dans une vulgaire poupée de bois, inspirée des oeuvres de l’artiste japonais YOTSUYA Simon (voir AL #103). Pour OSHII, « l’homme n’a pas encore pris conscience que son corps allait devenir obsolète. » D’où son obsession, presque maladive, pour la beauté des images, du corps vierge, comme la poupée de Bellmer, modèle avoué des «gynoïdes». Et l’homme s’oublie si facilement dans cette image, que cette dernière reproduit le même schéma en s’autodétruisant, après un dernier « À l’aide ».

Mais le réalisateur pousse le raisonnement encore plus loin, lorsqu’à travers le personnage du médecin légiste, il postule l’égalité de toutes les formes de vie (humaine, animale, robotique), en comparant les enfants à des robots là se situe peut-être cette Innocence ? Une scène à la fois bluffante et inquiétante, dont la conclusion finit de faire perdre pied au spectateur. Or, si le réalisateur japonais réussit par moments à transporter, éblouir, interpeller, il échoue à surprendre, émouvoir ou interroger.

Le repos du guerrier

Au final, le film provoque tour à tour le vertige et l’indifférence. Quant à son propos, il s’éparpille un peu, et sans clés de compréhension, il se révèle difficile de l’apprécier dans sa globalité. Batou est en effet moins dans une quête de son humanité, que dans un acte de résistance face à la déshumanisation générale. Celui-là même de son auteur OSHII Mamoru. Depuis 25 ans, ce dernier présage et prépare l’avenir, où la vie et les moyens de coexister avec autrui sont continuellement à redéfinir. Parfois pourtant, le cinéaste rêve de rompre tout contact humain, de se retirer dans sa maison d’Atami et d’y passer le restant de ses jours à se relaxer dans un bain chaud.

Innocence est l’ultime expression de ce questionnement ambigu et personnel du réalisateur, entre théorie et pratique de l’existence humaine. En accroche du film, une brève citation anonyme, qui pose (de mémoire) la question suivante : « Notre société et nos Dieux sont devenus scientifiques. Pourquoi n’en serait-il pas autant de l’amour ? » Il ne fait aucun doute : l’amour obéit bien à des lois chimiques, scientifiques. Mais, comme l’exprime Innocence en filigrane, cela ne doit pas nous empêcher de le vivre. OSHII a donc fini son voyage (intérieur), et aspire à un repos bien mérité. Son erreur serait de repartir pour la même destination. Il en a tellement d’autres à explorer.

A lire : dossier SHIROW dans AL#103 (interview de OSHII, critique du film) ; un reportage sur le doublage français du film dans AL#107.

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