Joann SFAR

Triste Japon

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Michel, malade, fait découvrir à Petit Vampire les manga, lecture accompagnant ses journées. Petit Vampire, en parlant avec son ami, réalise que ce dernier pourrait bien grandir un jour et s’éloigner de lui. Quelque peu inquiet, il part se coucher en rêvant de Tokyo. Les pages du manga de Michel se métamorphosent, prennent vie et voilà notre jeune héros entraîné dans un Tokyo fantasmé : consumériste, vénal et rempli de kogaru. Prisonnier de son rêve, Petit Vampire ne peut compter que sur Fantomate son chien, rapidement enlevé…

? Comment avez-vous choisi le sujet de ce tome de petit vampire ? Cela diffère-t-il de votre façon habituelle de travailler ?

! Il y a un an de cela, j’ai été invité une quinzaine de jours à Tokyo. J’y ai remplis un carnet de 150 pages de notes et de croquis (à paraître prochainement chez l’Association, NDLR). Une dizaine de ces pages a d’ailleurs été utilisée pour le Collectif Japon de Casterman… Dans Petit Vampire à Tokyo, j’ai plutôt voulu mettre en scène le récit imaginaire de mes névroses. Ce n’est pas ma vision de la vie à Tokyo, mais l’expression de mes angoisses personnelles.

? Mais l’histoire, concrètement, comment la définiriez-vous ?

! Je voulais confronter les bonshommes de plastique avec les vrais animaux, histoire de ne pas confondre les jouets et les être humains. Vous savez, Petit Vampire est devenu un personnage de publicité et cela me pose de sérieuses questions d’ordre moral… A Tokyo, j’ai été frappé par l’utilisation massive de mascottes pour tout et n’importe quoi. Mais attention, il y a aussi cela par chez nous, seulement, on remarque plus ce genre de choses chez les autres…

? Doit-on en conclure que vous regrettez d’avoir fait de Petit Vampire un héros de dessin animé ?

! Non, pas du tout, parce que j’ai consacré deux ans de ma vie à monter ce projet et nous avons pu faire tout ce que nous voulions dessus sans la moindre censure, ce qui me surprend encore… Par contre, concernant l’utilisation de mon personnage, cela me pose un problème de conscience, clairement : j’ai inventé Petit Vampire enfant pour des motifs très personnels (lorsque sa mère décéda, NDLR). Pour tout vous dire, lorsque je signe une lettre, c’est avec ce personnage… Dans Petit Vampire à Tokyo, mon héros se révolte contre ce qu’on fait de lui, son utilisation commerciale.

? Vous n’avez donc plus de contrôle sur son utilisation ?

! Je vais vous expliquer une chose : il existe en France un « droit moral » permettant au créateur de faire interdire un produit sur lequel apparaît son héros s’il estime que cela le contredit clairement. Mais, cette demande doit être motivée. Mon amis ZEP, auteur de Titeuf, a tellement utilisé ce droit moral qu’il se retrouve aujourd’hui en procès avec un certain nombre d’entreprises qui lui contestent ce droit… Donc, je m’en sers avec parcimonie pour limiter les dégâts, mais je ne peux pas lutter contre tout

? Je vois… Au début de la BD, Michel lit des manga : le passage sans doute le plus heureux du tome. Les titres cités comptent-ils parmi vos préférés ?

! Je les aime vraiment. Il y a aussi des titres pour adultes qui me plaisent beaucoup, mais je n’allais pas les citer parce que Michel ne les lirait pas… Vous savez, je suis un fou de graphisme japonais : il faut savoir que mes cousins, les GUEDJ avec leur société Savie, étaient les premiers importateurs de jouets nippons en France. Imaginez un garçon de six ans avec une entrée libre dans une usine de jouet. C’était moi. Petit, je découvrais tous les jouets de robots, tout ce qui sortait au Japon. Cela a beaucoup influencé mon style de dessins.

? Mais sinon, quels sont vos manga et anime préférés ?

! Oh la… Euh… C’est difficile à dire. Hum… Je dirais Hayao MIYAZAKI pour les dessins, même si c’est plus pour ses story board que je l’admire. Osamu TEZUKA parce qu’il est au dessus de tout, et qu’il a tout fait, comme Will Eisner (le plus grand cartoonist américain, NDLR). Parmi les auteurs plus contemporains, j’ai adoré Ikkyu et Version de Hisashi SAKAGUCHI, mais aussi Dans la prison de Kazuichi HANAWA et Blue, de Kiriko NANANAN… En fait, je me fous des manga mais j’aime les auteurs. Les manga, comme disait un camarade éditeur, c’est juste de la BD japonaise, avec 95% de merde et 5% de trucs bien…

? Tiens, vous ne citez pas d’anime…

! Oui, je suis un garçon de 35 ans et je n’aime pas trop les dessins animés. J’en vois peu. Alors, bien sûr, je suis fou de MIYAZAKI et de Leiji MATSUMOTO, parce qu’il ont un univers incroyable. Mes voisins les Yamada, de Isaho TAKAHATA, ça aussi été un véritable choc… Par contre les DA du Clud Dorothée me dégouttent, sauf Dragon Ball, ça c’est super… Mais les Chevaliers du Zodiaque, c’est de la merde ! Ce genre de titre donne une mauvaise image du DA. Je déteste ces anime cheap.

? Quel message vouliez-vous faire passer aux enfants avec cet album ? Je vous pose cette question parce que le ton de l’album se révèle assez sombre. Je pense notamment à cette mort en fin de volume, difficile…

! Mais c’est tout le thème de l’histoire, justement. Tout le début de la BD tourne autour du fait que les animaux sont devenus populaires, à la mode. Mais ce ne sont plus vraiment des animaux, mais plutôt des jouets animaux. Vous savez il y a une mode récurrente au Japon autour des animaux. Mais quand la mode passe, que fait-on ? J’ai eu cette vision assez caricaturale d’une fille jetant son animal à la poubelle… Je pense que l’animal, pour le Japonais, c’est un gadget. Or, si on a un animal, ça ne devrait pas pour être à la mode, mais parce que posséder une bête implique un rapport existentiel avec elle… Le début de l’album a été bâti autour du moment où j’ai ramené des Pokemon à mes enfants, et la fin de l’album, c’est une histoire vraie : la chatte de ma fille a mis au monde une portée et un des chatons est mort… D’ailleurs elle n’a pas été contente de retrouver cette histoire dans l’album, c’était de l’ordre de notre intimité selon elle. Petit Vampire est une BD destinée à apprivoiser la mort, la dédramatiser… Je ne suis pas amoureux de la mort, au contraire. Je veux célébrer la vie… Pour en revenir aux animaux, je connais un gamin qui aime avoir des animaux en jouets mais a peur de toucher une vraie bête. Voilà une chose triste dont je voulais parler.

? En même temps, tout cela est bien compliqué. Idem vis-à-vis de toutes les références à la culture japonaise. Comment un enfant pourra-t-il suivre tout cela ?

! Non, je ne pense pas que cela pose problème. Un récit pour enfant implique un récit linéaire et une psychologie très claire des personnages. C’est le cas ici.

? Votre vision du Japon, malgré ce que vous nous disiez en début d’interview est très dure, très cynique.

! Non, je ne critique pas le Japon. Déjà, je ne parle que de Tokyo. Ensuite, moi je suis névrosé, j’ai mes propres problèmes. J’ai vu des choses au Japon et puis j’ai ressenti des émotions, j’ai mis tout ça en images, voilà tout.

? Mais votre vision est motivée de 15 jours de visite…

! Je suis venu au Japon pour visiter et retrouver quelques camarades. J’ai eu mes journées de libre, je me suis promené partout, j’ai erré dans les rues… Et puis, Frédéric BOILET et WALTER, deux amis, vivent au Japon depuis plus de 10 ans, ils m’ont beaucoup parlé de leurs expériences et j’ai intégrés leurs remarques… Voilà je me promène à Tokyo et je vois des trucs hallucinants comme des jeunes filles portant des T-shirt à croix gammées…

? Justement, ne craignez vous pas que la case où l’on voit les jeunes filles avec des t-shirt / croix gammées ne soit impossible à comprendre pour un enfant ? Voir même choquante ?

! Non, ce n’est pas choquant. Moi ça m’a fait marrer. Ce qui est plus grave, c’est la façon lamentable dont l’histoire du nazisme a été enseignée là bas… Vous voyez les bracelets de Goldorak ? Personne ne sait qu’il s’agissait du symbole d’un groupe d’extrême droite une référence invisible… Pour en revenir aux croix gammées, les touristes allemands qui ont vu ça étaient fous de rage. Plus tard, j’ai trouvé un magasin de tenues nazi dans lequel un vieux monsieur m’a gentiment demandé si j’aimais ce genre de vêtements !

? Euh… ça vous a fait rire, vous qui êtes d’origine juive ?

! Je ne suis pas d’origine juive, je suis Juif !

? D’accord, et donc vous, Juif, les croix gammées vous ont faits rire ?

! (Rire sardonique, NDLR) Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que ça m’a scandalisé ? Bien sûr que je suis choqué… Mais je fais quoi, moi ? J’arrive dans le parc et je vois une adolescente arriver avec sa valise Hello Kitty et l’ouvrir pour en sortir une tenue de nazi… Qu’est-ce que vous voulez que je dise après ça ? Je suis arrivé dans ce parc avec ces adolescents habillés en Nazi et je me suis dit : « soit je ris, soit je casse tout ». J’ai décidé de rire… Je n’ai rien contre eux, mais plutôt vis-à-vis de ceux qui enseignent l’histoire au Japon. Quand on pense que les Japonais ne sont pas foutus de regarder en face ce qu’ils ont fait aux chinois… Prenez les 3 Adolphs de TEZUKA, malgré tout son talent, vous voyez qu’il n’a rien compris au nazisme. MIYAZAKI a fait une BD sur l’ami de son père, pilote d’un tanker nazi. Dans son manga, l’armée allemande est une armée comme une autre… Ca, c’est le problème de l’histoire et de la fierté japonaise… Vous avez aussi ce livre écrit par un ancien ministre japonais dans laquelle il dit que l’économie mondiale est aux mains des Juifs…

? Bon, d’accord, vous en rigolez, mais l’enfant qui va lire ça dans votre BD, lorsqu’il verra la fille avec son T-shirt nazi, il va demander à ses parents pourquoi il y a ce signe. Et son parent, ça va le choquer…

! Mais je veux un parent scandalisé. Je veux un débat. Mes BD ne sont pas là pour expliquer mais susciter un débat… Le point positif, c’est qu’au Japon, personne n’a d’opinions sur les juifs. Ils n’en n’ont jamais vu… Ils adorent l’imagerie nazie, mais ça n’a rien d’antisémite. Là bas, le judaïsme est un non évènement et c’est une très bonne chose. Moins on y parle des Juifs, mieux ça me va… Par contre, il s’agit d’un peuple raciste, à un point à peine croyable. Comme les Corses d’ailleurs…

? Vous avez beau dire que vous ne reprochez rien au Japon, on sent de la rancoeur en vous…

! Ecoutez, j’ai vécu un choc culturel il y’a de cela 8 ans lorsque ma femme et moi-même sommes arrivés en Thaïlande. Il y a plein de choses que je n’aime pas dans la société thaïlandaise, mais j’y ai rencontré des gens exceptionnels et c’est le coin d’Asie qui m’a fasciné… Je ne suis pas fasciné par Tokyo. Le Japon c’est la Suisse de l’Asie… Mais ce n’est pas le plus grave pour moi, tout ça c’est de la désinvolture… Dans le collectif Casterman, les auteurs ont parlé de leur fascination. Je trouve leurs histoires très bien mais trop poétiques, comme s’ils ne parlaient que de cerisiers en fleurs… J’ai voulu faire mon Jean YANNE… Clairement, c’est vrai, je n’ai pas aimé la société japonaise… Je suis comme un gamin, comme Michel : je lis des manga, je trouve ça super et lorsque j’arrive au Japon, la réalité est moins bien… Il ne faut pas oublier la dernière page de Petit Vampire à Tokyo : sa mère lui dit que, elle aussi elle rêve du japon, mais d’un autre versant : mon meilleur moment à Tokyo a été ma rencontre avec de vieilles dames enseignant dans une école de calligraphie. Une grande émotion pour moi. Je suis sensible à la calligraphie, notamment hébraïque… J’ai adoré cette expérience… Je l’avoue, je suis réfractaire à certains types d’expressions de la modernité. Mais par contre, j’ai une réelle fascination pour leur urbanisme, ça se voit dans mon album… Il ne faut pas voir mon Petit Vampire comme une critique du Japon. J’étais angoissé, voilà tout… Mais clairement, je n’ai pas ce respect religieux du Japon qu’ont certains.

? Qu’est-ce que vous estimez comme étant le plus grave dans cette société japonaise ?

! On peut juger de cette gravité en fonction des adolescents japonais. Cette tristesse de la jeunesse sans doute, cette envie de suicide j’imagine ? Après les bombes, le Japon a tout fait pour se relever et briller de mille feux. Ils y sont arrivés, mais au prix de leur jeunesse.

? La représentation des archétypes et de la vénalité des jeunes japonaises que vous dépeignez est certes caricaturale, mais empreinte d’une analyse assez juste, Comment avez-vous pu vous en approcher ?

! En occident, la mode se fait par les mecs. Mais au Japon ce sont les filles qui contrôlent tout. Elles font la mode, elles ont de l’argent, elles consomment… Je trouve ça bien que les filles soient libérées, c’est une bonne chose…

? Comment Petit Vampire a-t-il été accueilli au japon ?

! Bien. Avec les oeuvres de MOEBIUS et de BILAL, Petit Vampire faire partie des rares BD françaises vendues là-bas… Par contre, on a fait en sorte qu’on ne sache pas que je suis Français. Là bas, la BD française, c’est de l’art : on feuillette, mais on n’achète pas. Pour éviter cela, on a vendu Petit Vampire comme un album jeunesse, mais on ne sait pas trop encore si ça marche.

? Penser vous également publier ce tome au Japon et si oui, comment estimez vous que votre interprétation de la société Japonaise sera perçue ?

! Pour commencer, je m’en fiche… Ensuite, je sais que les Japonais ont le sens de l’auto-critique comme les Corses d’ailleurs. Il ne faut pas hésiter à se moquer… Je parle juste de Tokyo et de ce que j’ai ressenti là-bas, rien de plus… Par contre, je suis d’accord, je ne suis pas un garçon poli. Un récit doit être ambigu et bizarre pour être intéressant de toute façon.

? Retour à Petit Vampire : dans un proche futur, faut-il s’attendre à ce que Michel et Petit Vampire s’éloignent l’un de l’autre ?

! Non. J’avais pensé à faire un album dans lequel j’apparaîtrais avec mes enfants mais où Petit Vampire serait resté petit. Mais finalement non, Michel ne grandira pas. Je pense qu’il vaut mieux que les choses restent comme cela…

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