20th century boys

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Avoir 10 ans à la fin des années 60, cela peut être écouter des disques de Jim MORRISON dans la chambre de son grand frère, souhaiter la paix dans le monde et se rêver guitar hero. Mais c’est aussi, comme à toute époque, retrouver ses amis dans sa cabane secrète pour échanger des photos coquines, lire des bandes dessinées et sceller des pactes d’amitié… Kenji et ses amis n’échappent pas à la règle, et leur imagination n’a pas de limite : quand ils seront grands, ils sauveront la Terre. Le scénario consigné dans leur « cahier de prédictions » est digne d’un film de science fiction : la Terre sera attaquée par des méchants, ravagée par des virus bactériologiques et des robot géants, et ils seront chargés de la protéger. Oui mais… 30 ans plus tard, contre toute logique, ce scénario prend vie. A l’aube du changement de millénaire, de mystérieux virus se déclenchent aux quatre coins de la planète, tandis que tous les milieux semblent être infiltrés par une dangereuse secte dirigée par l’énigmatique Ami. Aussi puissant qu’insaisissable, ce gourou semble être l’un des amis d’enfance de Kenji, et dans sa folie mégalomane, il tente de donner vie aux histoires nées de leur imagination fertile. Afin de vaincre les forces du Mal qui ont germé de leur esprit, Kenji doit alors reformer l’union sacrée de son enfance…
La force des enfants face à l’incompréhension des adultes, la théorie du complot, la fin du monde prochaine… Tout cela relève de thèmes maintes fois traités notamment par le maître es frissons adolescents, Stephen KING (1) et pourrait sentir le réchauffé si la patte d’URASAWA ne se manifestait pas. En effet, à travers l’aspect naïf et grotesque des dangers qui menacent la Terre (pistolets laser, robot de 50m…), c’est bien leur enfance avec ses espoirs déçus et ses rêves enfouis que vont devoir affronter Kenji et ses amis : l’occasion pour URASAWA de revenir sur son sujet préféré, à savoir l’Humain et ses mystères insondables. Malgré un postulat de base assez ahurissant, le traitement de l’histoire est fin et réaliste. Davantage qu’une fresque apocalyptique, l’auteur dresse le portrait d’un groupe d’amis sur plus de 40 ans.

Tant de destins s’entrecroisent : il y a Otcho, pré-ado durant le Summer of love, golden boy durant les années 80, et qui opère une retraite spirituelle au Tibet ; Yukichi, la fille la plus forte du monde en quête de sa féminité ; Maruo qui cherche de l’affection à grands coups de cuillères dans les bols de ramen ; Yanbo et Maabo, les deux jumeaux obèses et démoniaques ; Fukube, le mari volage dont l’épouse a rejoint la secte d’Ami ; Mon-Chan, assez discret ; Yoshitsune, qui se fait exploiter par son employeur. Et bien sûr, Kenji, héros malgré lui, qui se rêvait guitar hero mais a été contraint de reprendre l’épicerie de son père pour s’occuper de sa mère et de sa nièce que sa soeur lui a confiée…
Inversion des concepts : en général, c’est la vie qui rattrape les rêves, et la réalité qui tord le cou aux fantasmes. Mais cette fois-ci, ce sont les rêves d’enfants qui font irruption dans la réalité. Idée intéressante : l’enfance n’est plus seulement montrée en tant qu’âge d’or que l’on regrette avec nostalgie. Plus prosaïquement, URASAWA ne fait l’impasse ni sur le côté très destructeur de l’enfant qui dans ses prétentions d’omnipotence se rêve maître du monde , ni sur ses ambitions naïves comme celle de Kenji de devenir guitar hero. Comme pour nous rappeler que les enfants sont tout simplement… des humains en puissance, avec leurs motivations positives et négatives, leurs pulsions de Vie et de Mort.
URASAWA accorde beaucoup d’attention à la psychologie des personnages, mais aussi à leur physique. On retrouve en effet des personnages à trois étapes de leur vie (10 ans, 40 ans et 55 ans) : ils ont vieilli, et comme leur caractère, leur visage porte les traces des choix qu’ils ont opéré. Par son réalisme, le trait graphique d’URASAWA est conforme à la vraie vie. Ainsi, Ôtcho vieillissant nous apparaît en 2014 (vol.6) comme un loup dévoré par une rage de vivre intacte, malgré des conditions de vie extrêmement pénibles. Le mangaka traite chacun de ses personnages comme un être complexe avec ses failles, ses faiblesses et sa force. A travers des parcours aussi différents, URASAWA trace en filigrane le portrait d’une fin de siècle ; ou comment la somme de parcours individuels écrit l’Histoire avec un grand H…

La force de la narration de URASAWA est de planter un univers réaliste et attachant, à travers une multitude de détails, que ce soit dans le passé (le Flower Power de la fin des années 60 avec son lot de manifs étudiantes et d’illusions plus ou moins fumeuses) ou dans le présent (multitude de portables chez les gamines à la mode de Tokyo en 2000), voire dans le futur (évocation de la mégalopole en 2014 à partir du volume 5). 20th century boys est d’ailleurs certainement le manga de URASAWA où transparaît le plus la fascination du dessinateur pour la musique : en effet, au sortir de ses études, le mangaka se partageait entre sa passion pour la musique et pour le dessin. Né en 1960, l’auteur avait donc 9 ans durant le Summer of love de 1969, période magnifiée dans le manga à travers l’évocation de Woodstock et des groupes phares de l’époque tels que les Doors, Janis JOPLIN, Jimi HENDRIX… jusqu’au titre du manga lui-même, 20th century boys, hommage à la chanson éponyme de T. Rex datant de 1973 (2).
Pourquoi d’ailleurs établir un parallèle précisément entre la fin des années 60 et la fin des années 90 ? Peut-être car chacune des deux périodes stigmatise la fin d’une époque, et la recherche d’idéaux qui en découle. Durant les années 60, URASAWA pointe gentiment du doigt les limites de la révolte hippie (voir le fumeur de joints qui copie piteusement les Doors dans sa chambre, vol.4). 30 ans plus tard, à la veille d’un changement de millénaire, les foules ont peur et vont se jeter à corps perdu dans la secte d’Ami pour trouver des réponses à leurs questions.
Or selon URASAWA, le danger semble venir de la confusion entre l’imagination et la réalité. « Même les pires histoires ont une explication rationnelle » (vol. 4) : les vrais héros chez URASAWA sont ceux qui ont appris à grandir et à vivre avec la réalité. Ce sont des héros humains, qui ont pioché leur force dans un rude apprentissage de la vie.

Kenji est un héros malgré lui, en proie au doute. A l’image de Jésus dans La dernière tentation du Christ de Martin SCORSESE, Kenji reste désemparé devant la mission qui s’impose à lui : avant d’être héros, il est humain. URASAWA ne se contente pas de mettre en scène des héros tout fait : il nous conte comment se bâtissent des légendes et le poids que cela représente pour les icônes ainsi plébiscitées. C’est le cas pour le clochard qui se fait appeler Dieu par ses amis à son insu parce qu’il prophétise l’avenir dans ses rêves, mais aussi d’Otcho, qui se rend compte avec effarement que son charisme aurait pu le poser en tant que gourou auprès d’une population en quête de repères (vol. 4). Or, Otcho le dit sans détour : il est fort car il affronte la réalité, tout simplement (vol.4). Tout comme Kenji, il n’a pas de prétention à changer le monde : les deux amis se sont aidés mutuellement à grandir, et ont appris à vivre dans la réalité. (vol.4)
A l’opposé, on trouve Ami, qui ne semble accepter de vivre que dans le rêve, et se réfugie dans des idéaux d’enfance d’une manière grotesque et obscène (voir à ce sujet la réunion au sujet de la construction du robot, vol. 4). Une fois de plus, URASAWA pointe de manière aigue les dangers de vivre dans ce monde parallèle, de même que le danger de se fondre dans les drogues (voir ainsi les ravages causés par une drogue imaginaire appelée le color kid dans le vol.4) ou de ne pas affronter ses peurs en face. C’est ce que résume l’enseignement du maître tibétain d’Otcho : « si tu fermes les yeux, ta peur prend le visage qu’elle veut derrière tes paupières ». Par extension, les personnes qui vivent dans l’imaginaire et sont en quête d’Absolu sont dans l’erreur et risquent de devenir la proie de gourous.

Finalement, URASAWA ne nous montre-t-il pas que d’une période à l’autre, les êtres humains ont besoin de se référer à des idéologies, aussi extrêmes et différentes puissent-elles être (tous les anciens soixante-huitards devenus yuppies dans les années 80), comme des enfants qui auraient besoin de se rassurer ? De manière caricaturale, URASAWA nous montre que les grandes idéologies, puissent-elles être aussi dénuées de fondement que des prospectives issues d’un cerveau d’enfant, trouveront toujours écho auprès de foules en quête de repères.
Ainsi, Dieu le clochard, ou Kenji se retrouvent dans des rôles qui les dépassent : à l’image des rock stars telles que Jim MORRISON ou Jimi HENDRIX, ils sont canonisés à leur insu, deviennent des supports sur lesquels les foules projettent leurs fantasmes. Enfants du XXe siècle, Kenji et Otcho le sont dans le sens où ils ont traversé les utopies de fin de siècle, et se sont aidés mutuellement à en sortir : fasciné par le Flower Power, Otcho abandonne momentanément la doctrine du Peace and Love pour aller secourir son ami en prise à une bagarre (vol. 4) ; inversement, c’est Otcho qui a calmé les ardeurs romantiques adolescentes de Kenji, et sa volonté de mourir à 27 ans pour ressembler aux icônes du rock’n roll. Les deux ont réussi à grandir et à accepter la vie telle qu’elle est : ils se forgent leurs propres règles de vie et ne suivent pas de gourou. Le piège ? Qu’ils deviennent à leur tour des gourous pour des gens plus influençables en mal de repères…

A travers des parcours individuels, URASAWA trace en filigrane le parcours d’une fin de siècle mouvementée, entre petites illusions et grandes utopies, et glisse lentement vers l’anticipation en projetant l’image d’un monde futuriste. Mêlant habilement la fantaisie d’une science fiction grand guignolesque et le réalisme de l’étude psychologique, le propos du mangaka est d’autant plus intéressant qu’il aborde des sujets sous des angles peu habituels. En prenant certaines idées à contre-pied, on pourrait presque dire qu’il s’attaque à des tabous de notre société moderne, telles que la pureté originelle accordée tacitement à l’enfant. On retrouve également la mise en exergue d’aspects très sombres de l’être humain dans Monster, manga dans lequel il s’attaque aussi à la question du bien fondé du miracle de la médecine… URASAWA n’a pas fini d’étudier la dualité de l’Homme.

20th century boys, de URASAWA Naoki, en cours de parution chez Génération Comics (vol. 1 à 6 parus).

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