Coups d’éclat, coup de maître

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Un homme qui marche, le dos courbé. Il semble nous regarder, de côté, avec
un air de défiance, une vague inquiétude sur le visage. Derrière lui, des lumières
dans la nuit, une ligne électrique ; c’est une rue sombre et anonyme. La couverture
de Coups d’éclat, le premier recueil (sur 3 prévus au total) d’histoires
courtes signées TATSUMI Yoshihiro, traduit à merveille son univers désenchanté.
Le livre est publié par Vertige Graphic à qui l’on doit également la re-sortie
de Gen d’Hiroshima, l’indispensable manga sur l’holocauste nucléaire
réalisé par NAKAZAWA Keiji , inaugurant ainsi une nouvelle réédition de poids
dans le domaine japonais. TATSUMI, en effet, avait déjà été publié chez nous
il y a 20 ans de cela, parmi les tout premiers auteurs japonais à avoir vu leur
travail présenté en langue française.

Du Cri qui tue à Coups d’éclat

L’histoire est désormais connue : à la fin des années 70, un Japonais azimuté
mais visionnaire s’installait en Suisse avec la ferme intention de faire découvrir
la bande dessinée nippone aux Européens. Son nom : Athos comme le mousquetaire
TAKEMOTO. Sa
revue, Le Cri qui tue, fondée en 1978, ne dura que le temps de 6 numéros,
jusqu’en 1982, mais permit à quelques lecteurs avertis de découvrir, pour la
toute première fois dans l’histoire de la BD francophone, une poignée d’auteurs
japonais. Et quels auteurs ! Des superstars comme TEZUKA Osamu (Le système
des Super-oiseaux
), ISHINOMORI Shôtarô (Sabu et Ichi) ou SAITO
Takao (Golgo 13) étaient au sommaire du premier numéro, mais également
TATSUMI, beaucoup moins connu au Japon.

Pour l’anecdote, TAKEMOTO avait payé très cher pour l’époque, et sur ses fonds
propres, les histoires qu’il publiait dans sa revue. Sauf celles de TATSUMI,
homme modeste avec qui il avait traité directement, et qui lui avait cédé ses
droits pour une bouchée de pain. Ironie du sort : ses histoires furent les seules
parmi celles présentées dans Le Cri qui tue à connaître à l’époque
un relatif engouement, sans doute beaucoup plus proches alors d’une sensibilité
européenne que le travail d’un TEZUKA et a fortiori d’un SAITO. Résultat : un
album regroupant deux histoires de TATSUMI fut publié en 1983 aux éditions Artefact,
sous le titre Hiroshima,
et à la fin des années 80, on retrouvait également l’auteur japonais dans les
pages du fanzine underground Popo Color. Et puis plus rien.

Mais pendant ce temps-là, à l’étranger, TATSUMI faisait aussi parler de lui.
Ses histoires furent publiées en Espagne dans la célèbre revue de BD El
Vibora
, et un recueil parut également aux Etats-Unis à la fin des années
80, intitulé Good Bye and other stories. C’est par ce biais que le
dessinateur Adrian TOMINE, alors adolescent, découvrit son travail. C’est lui
qui préface aujourd’hui Coups d’éclat, louant avec justesse les histoires
de TATSUMI pour « leur réalisme, leur sexualité, leur manière d’éviter les
fins habituellement nettes et heureuses, ainsi que leur vision sombre et pourtant
si compréhensive de l’humanité
». La lecture en parallèle du présent recueil
avec Blonde Platine (Seuil), l’album de TOMINE paru au printemps dernier,
permettant de prendre conscience à quel point la filiation entre l’Américain
et le Japonais est profonde.

Le père du gekiga

Même s’il est quelque peu tombé dans l’oubli dans son propre pays, TATSUMI est
considéré comme l’un des pères de la bande dessinée japonaise pour adultes.
« Nos aînés nous avaient enseigné que la bande dessinée était comique, usant
d’ellipses, de déformations, d’amplification des expressions ou des attitudes,
de gags. Il s’agissait de faire rire les lecteurs. Nous ne voulions plus de
cela
» explique-t-il, quant aux motivations qui l’ont poussées, lui et
quelques autres artistes, à mettre au point un nouveau style de récit dans les
années 50. « Nous nous sommes donc intéressés au rendu de la réalité, contenant
l’expression graphique dans son style, développant à travers le dessin ce que
nous voulions faire entendre, nous attachant aux mouvements, plaçant sous les
lumières du premier plan des personnages en buste dont on pouvait alors saisir
les émotions sur le visage, cherchant à rendre compte de leurs états psychologiques.
Nous nous adressions à des lecteurs plus mûrs, en mesure de comprendre

».

Le résultat de cette nouvelle approche du récit dessiné a un nom : gekiga
(« image dramatique »). C’est TATSUMI qui la baptise ainsi en 1957 en réaction
au terme « manga », alors assimilé aux récits infantiles et au style rondouillard
de TEZUKA et consorts , créant la même année, « l’atelier du gekiga » avec
plusieurs autres jeunes artistes, dont SATO Massaki et SAITO Takao. Mais contrairement
au créateur de Golgo 13, TATSUMI ne céda jamais par la suite aux sirènes des
magazines à grands tirages, préférant creuser son propre sillon, en marge des
contraintes de la BD commerciale ; à l’instar de TSUGE Yoshiharu (L’homme
sans talent
), la grande figure de la bande dessinée alternative japonaise,
avec qui il partage en outre une certaine « patte » graphique, ainsi qu’une
prédilection pour les personnages marginaux et les univers suburbains.

Descente aux enfers

Les 5 histoires rassemblées dans Coups d’éclat ont été réalisées entre
1969 et 1972, et reflètent la quintessence du travail de TATSUMI. Toutes mettent
en scène des exclus du miracle économique japonais, peinant à trouver leur place
dans la société. Dans la première histoire, intitulée Un grand coup,
un employé de bureau à la veille de la retraite prend conscience de l’inutilité
de sa vie ; il entreprend de dilapider ses économies et tromper sa femme… La
narration à la troisième personne donne au lecteur un sentiment d’inéluctabilité,
qui rend d’autant poignantes ses tentatives de se débattre face à l’échec annoncé
de son « coup d’éclat ». Car TATSUMI, s’il porte un regard sans concession sur
ses personnages, ne les juge pas non plus. Son point de vue est celui d’un entomologiste
de la nature humaine, étudiant à la loupe ses bassesses, dévoilant froidement
le gouffre vertigineux du désespoir.

La seconde histoire, Occupé, commence… aux toilettes ! Un dessinateur
de manga en pleine déchéance s’y réfugie de plus en plus souvent, gagné par
une nausée qui n’est que le reflet de ses angoisses. Dessinateur pour enfants,
il a perdu toute motivation vis-à-vis de son travail, la fréquentation des toilettes
publiques et l’observation des graffitis qui en recouvrent les murs l’amenant
peu à peu se reconvertir dans un tout autre genre de dessin… Au milieu de l’histoire,
une image montre le mangaka descendant un escalier en colimaçons : la descente
au enfers a commencé. Comme dans un certain cinéma japonais, dans les BD de
TSUGE ou dans L’homme qui marche de TANIGUCHI, l’inscription d’un personnage
dans un décor reflète mieux qu’un long discours son état intérieur.

C’est le cas de la toute dernière image de Nos chemins se séparent
: après avoir revu un ami d’enfance, et s’être rappelé un épisode douloureux
de sa jeunesse, un homme se retrouve face à une voie de tramway dans la nuit.
« Voie interdite », dit une borne posée entre les rails. Dans les histoires
de TATSUMI, c’est toujours en dernier ressort au lecteur qu’il appartient d’imaginer
le sombre destin du personnage, de compléter le puzzle qui compose la vie d’un
homme. Un puzzle, c’est la forme que prend d’ailleurs la 4e histoire du volume,
Le scorpion, où passé et présent s’entremêlent dans la tête d’un homme
guetté par la folie. Face à un miroir, face à lui-même, il s’interroge : « Who
are you ? T’es qui ?
». Il contemple l’abîme. Et l’abîme nous contemple.

Coups d’éclat, de TATSUMI Yoshihiro,
Vertige Graphic, 112 pages, 12 €.

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