Entretien avec TAKAHAMA Kan

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Vous en connaissez beaucoup des auteurs de BD qui ont eu la révélation de leur vocation en se promenant à vélo ? Rencontre avec TAKAHAMA Kan, jeune mangaka atypique, qui publie ces jours-ci en France Mariko Parade, album tout aussi singulier, conçu en collaboration avec Frédéric BOILET. C’était la jolie surprise du dernier festival d’Angoulême. Outre les mastodontes OTOMO et TANIGUCHI, une jeune dessinatrice japonaise avait également fait le voyage à l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée. Son nom : TAKAHAMA Kan. À son actif, une poignée d’histoires courtes publiées dans le légendaire magazine d’avant-garde Garo (regroupées dans l’album Kinderbook), et Mariko Parade, un album réalisé en collaboration avec l’auteur français Frédéric BOILET (voir le dossier que nous lui avons consacré). Ce drôle de projet bicéphale, qui sort aujourd’hui en France, nous donne l’occasion de découvrir son travail, déjà entr’aperçu dans le n° 2 de la revue Bang !. Elle y avait réalisé Bon baisers d’Angoulême, un cocasse compte-rendu dessiné de son voyage en France.
À n’en pas douter, Mariko Parade en surprendra plus d’un. Conçu à 4 mains, l’album est composé d’histoires courtes et d’illustrations de Frédéric BOILET, déjà parues ici et là et mettant en scène Mariko son modèle attitré depuis 3 ans. Auxquelles se greffe un récit original conçu en commun avec TAKAHAMA Kan, dont elle assure la partie graphique. Cette histoire, intitulée la Ballade d’Enoshima, occupe à elle seule le gros de l’album. On y observe le séjour du mangaka français et de son modèle sur l’île d’Enoshima (au sud-ouest de Tôkyô), qui prend un tour inattendu lorsque cette dernière annonce son intention de partir étudier aux Etats-Unis… Fiction ou réalité ? Comme toujours dans le travail de Frédéric BOILET, la question restera à dessein en suspens, d’autant que ce dernier a laissé le champ libre à TAKAHAMA Kan, qui interprète avec fantaisie la relation unissant l’artiste à son modèle. Rencontre.

AnimeLand : Comment êtes-vous venue à la bande dessinée ? Il me semble que vous avez publié vos premières histoires courtes dans Garo…
TAKAHAMA Kan :
Effectivement ! En 2001, le magazine Garo a organisé un concours de jeunes talents. Je l’ai remporté, et c’est ainsi que j’ai fait mes débuts dans la revue. Le premier récit que j’ai fait parvenir à Garo, et qui m’a valu le prix, s’appelait Binari Sun. C’est l’histoire d’un couple illégitime ; il a 40 ans, elle en a 20. Ils vont à la plage dans le but de se suicider, mais ils commencent à discuter de choses et d’autres, et finissent par faire l’amour ! Elle se fâche car ils ne sont pas venus pour cela, et en plus, des enfants qui jouent sur la plage viennent les déranger… En fait, ce n’est pas une histoire dramatique, c’est plutôt une comédie. On s’aperçoit finalement qu’ils n’étaient pas du tout venus pour se suicider, il s’agissait juste d’une blague entre eux deux. À la toute fin, l’homme propose de rentrer manger des sushis, mais il pète sans le faire exprès, et, de honte, court vers la mer se suicider tout seul (rires) !

AL : Après Binari Sun, vous avez donc entamé une collaboration régulière avec Garo ?
T.K. :
Oui, après cela ils m’ont commandé d’un coup une histoire de 50 pages. Je l’ai intitulée The woman who falls in love is almost dead. C’est l’histoire d’une vieille dame, qui est propriétaire d’une galerie d’art. Elle songe à prendre sa retraite et à céder sa galerie au mari de sa fille, afin de pouvoir s’installer à la campagne. Elle expose ses projets à l’un de ses amis, un peintre lui-même assez âgé, qui fut son amant il y a de cela très longtemps. Bien que l’on ne sache pas exactement ce qui s’est passé entre eux à l’époque, on se doute qu’il s’agissait d’un grand amour… De fait, l’annonce du départ de cette femme est quelque chose de terrible pour le vieux peintre, car ils avaient conservé des liens très forts.

AL : Comment avez-vous tenu 50 pages avec un point de départ aussi ténu ? T.K. : Je trouvais au contraire que ce n’était pas assez ! À la fin de l’histoire, une fois que la vieille dame est partie, le peintre se rend seul au temple afin de tirer une prédiction. Ce qu’il y trouve est d’assez mauvais présage, mais elle contient quand même quelque chose de positif : il y est dit en substance que s’il prenait certains risques son existence s’en trouverait améliorée. On comprend alors que pendant toutes ces années, il a retenu ses sentiments vis-à-vis de la galeriste, et une solution à son désarroi serait peut-être de lui avouer franchement son amour…

AL : Vos histoires offrent une place prépondérante aux dialogues…
T.K. :
Oui, j’aime beaucoup décrire le quotidien, et à un moment donné, notamment par le biais des dialogues, introduire une forme de décalage. Mes personnages ont ainsi souvent des réactions assez imprévisibles, « pètent les plombs » subitement… Ce sont ces moments un peu bizarres que j’aime raconter dans mes histoires. À bien y regarder, il se passe beaucoup de choses étranges dans notre quotidien…

AL : Quelles sont vos influences en matière de bande dessinée ? J’imagine que vous lisiez Garo depuis des années avant de leur envoyer cette histoire courte ?
T.K. :
Non, pas du tout. J’ai vraiment peu de références dans le domaine de la bande dessinée. J’ai fait des études d’art, pendant lesquelles j’ai pratiqué le dessin académique, et c’est plutôt de là que viennent mes influences, notamment pour ce qui concerne le traitement des paysages et des natures mortes. En fait l’idée de faire de la bande dessinée m’est venue d’une promenade à vélo. Tout naturellement, alors que je roulais avec mon walkman sur les oreilles, des histoires me sont venues en tête. Le paysage changeait au fur et à mesure que j’avançais, et je passais à côté des gens, comme si j’étais une caméra en train d’effectuer un travelling. Je me suis alors amusée à imaginer ce dont discutaient les individus que je croisais, et comme je ne pouvais pas saisir tout cela avec une caméra, je l’ai dessiné. Pour Binari Sun, c’est la première fois que j’ai mis tout ça dans des cases, avant je dessinais mes petites histoires de manière libre, une image par-ci, une autre par là… À force c’est donc devenu de la manga, même si ce n’était pas du tout mon idée au départ !

AL : Pourtant, raconter une histoire en bande dessinée, cela n’a rien d’évident. Pour vous, c’est donc quelque chose de complètement instinctif ?
T.K. :
Oui, à peu près (rires) ! Je faisais mes petits dessins dans mon coin. Deux ans avant mes premiers contacts avec Garo, des amis qui appréciaient mon travail en ont envoyé, sans me consulter, des extraits au grand magazine Morning. Le responsable éditorial qui a vu mes dessins les a trouvés très intéressants, et j’ai fait quelques essais pour eux, qui sont parus dans la version online du magazine. J’ai aussi remporté un prix à cette occasion. Je m’excuse (rires) !

AL : À quelle occasion avez-vous découvert le travail de Frédéric BOILET ?
T.K. :
Quand j’ai commencé à publier dans Garo, certains lecteurs m’ont dit que mon style leur faisait songer au « french comic ». Mais je n’étais pas vraiment d’accord, car, dans mon esprit le « french comic » c’était plutôt BILAL ou MOEBIUS ! Jusqu’à ce que le Président de Garo m’explique qu’ils faisaient plutôt allusion au travail de Frédéric BOILET. Cela se passait en janvier 2002. J’ai alors acheté l’Epinard de Yukiko, et j’ai été vraiment emballée ! C’était en complet décalage par rapport à ma vision de la BD française, et de plus c’était une histoire du quotidien, comme les miennes, mais un quotidien comme observé à la dérobée, à travers le trou d’une serrure. Je suis ensuite allée sur le site Internet de Frédéric BOILET, et là, j’ai pris connaissance de ses initiatives concernant la Nouvelle Manga. J’avais l’impression de partager toutes ses idées, et je me suis demandée si je ne pouvais pas apporter ma petite pierre à ce projet. C’est ainsi que j’ai pris contact avec lui.

AL : Ainsi naît le projet d’album croisé Mariko Parade. Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette formule originale ?
T.K. :
La simple idée de pouvoir confronter mon propre mode de récit et mon dessin à ceux de quelqu’un d’autre était déjà suffisamment séduisante. À la base, les illustrations et les histoires courtes de BOILET n’avaient aucun lien entre elles, et le fait de leur en donner un a posteriori me semblait un défi intéressant.

AL : Comment avez-vous travaillé sur ce scénario commun ?
T.K. :
Nous sommes allés sur les lieux de l’action, l’île d’Enoshima, et nous avons imaginé l’histoire sur place. BOILET était déjà allé faire un premier repérage sur place avec Mariko ; 15 jours après nous y sommes retournés tous les deux, et nous avons élaboré les grandes lignes de l’histoire. Une fois cette trame générale établie, j’ai imaginé seule les détails de l’histoire ainsi que les dialogues. J’ai ainsi pu injecter des idées ou des éléments personnels. Par exemple, les hortensias reviennent à plusieurs reprises dans cette histoire. C’est une fleur qui existe depuis très longtemps au Japon, et qui a été ramenée en Europe par des botanistes occidentaux. L’un d’eux, un chercheur allemand nommé SIEBOLD, a baptisé une variété d’hortensias du nom de son épouse restée au Japon : « Otaki-san ». Mais ce qui est amusant, c’est que le sens que l’on attache aux hortensias est différent en France et au Japon : en France ils signifient « amour durable », et au Japon ils symbolisent au contraire la fin de l’amour, car c’est une fleur dont la couleur change en fonction de l’heure du jour. Il y a donc un malentendu sur le sens cette fleur, que j’ai trouvé intéressant d’exploiter dans la relation entre Mariko et le mangaka français. J’ai également eu l’idée de la scène finale. Le fait de dessiner dans le sable est quelque chose que j’aime bien exploiter dans mes histoires, et que j’ai donc réutilisé ici. C’est aussi le seul moment où mon dessin et celui de BOILET cohabitent au sein de la même image.

AL : Que retenez-vous de cette collaboration ?
T.K. :
Pour mes premiers travaux en bande dessinée, je commençais d’abord par élaborer une esquisse de l’histoire, puis je prenais le temps d’y repenser avant de dessiner la version finale. Dans le cas de Mariko Parade, je n’ai pas procédé ainsi. J’ai gardé les esquisses sans les retravailler, pour aller vite, mais aussi pour garder la spontanéité du dessin.
Globalement c’est une très bonne expérience pour moi ! J’aime que les lecteurs se demandent ce qui est du domaine de la fiction, et ce qui est du domaine de la réalité. Par ailleurs, c’était très amusant d’animer à mon gré ces deux « personnages » – le mangaka et Mariko -, dont je connais personnellement les modèles. Et voilà que l’album va peut-être être publié en France ! Je suis vraiment très surprise, je n’aurais jamais pensé que tout cela irait aussi vite !

Mariko Parade, scénario et dessin de Frédéric BOILET et TAKAHAMA Kan, Casterman, collection écritures, 188 pages, 12, 50 ?.

Site de TAKAHAMA Kan :
http://www.h3.dion.ne.jp/~morte/index.html

Remerciements à Frédéric BOILET pour l’usage des visuels tirés de son site.

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