Fantômes du Japon

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L’archipel japonais est un des pays d’élection des fantômes (avec la Chine et l’Ecosse) qui n’hésitent pas à s’y montrer fréquemment et à prendre les formes les plus effrayantes, dont celle… des humains. Les raisons de leur omniprésence dans le paysage fantastique japonais sont multiples, sociales, religieuses, culturelles. Voici quelques traits et portraits de fantômes, à travers un aperçu des traces qu’ils ont laissées au cours des siècles.

Les fantômes nippons s’inscrivent dans un paysage surnaturel riche, peuplé de myriades de créatures fantastiques. L’appellation ” fantôme ” concerne des créatures très diverses, et non de simples revenants. Les termes très généraux Bakemono et Obake s’appliquent aussi bien aux monstres qu’aux spectres et apparitions. Le Tengû, oiseau de proie ou homme ailé, le farceur moine à un oeil Hitotsume kozô, le spectre des mers Umi bôzu, la sorcière de la forêt Yamamba, les renards et blaireaux qui sont souvent des démons déguisés, l’homme-requin Samebito ou le mangeur de cadavres Jikininki, tous sont des fantômes. Sans oublier les Mononoke (âme d’un défunt ou d’un vivant prenant possession du corps d’un humain), Oni (démons) ou Akuma (diables). Existent aussi des manifestations surnaturelles, comme le Kitsunebi ou feu du renard, ou l’Ubabi, torche dont les flammes dessinent le visage d’une vieille femme.
Concernant les spectres, une distinction permet de les différencier des autres types de fantômes, celle opposant Yokai et Yurei. Yokai désigne les monstres, Tengû, Kappa, Rokurokubi (têtes volantes) par exemple, le second les esprits en général. C’est cette deuxième forme qui est souvent exploitée au théâtre et au cinéma. Les esprits peuvent aussi être séparés entre Shiryo et Ikiryo. Shiryo, littéralement ” esprit défunt “, est le fantôme d’un mort, et Ikiryo un ” esprit vivant “. Ikiryo peut même être un pur esprit qui se sépare du corps sous l’effet de la haine et tourmente la personne détestée.
Cette catégorisation n’est en rien exhaustive ! Les fantômes japonais échappent en fait à toute classification : le peintre TORIYAMA Sekien (1714-1788) a tenté de réaliser une typologie des fantômes, qu’il a abandonnée devant l’ampleur et la complexité de la tâche ! Les fantômes Yurei sont les plus proches des êtres humains, et pour cette raison, sans doute les plus effrayants.

Leur présence s’enracine loin dans la pensée japonaise. Comme dans toute société, la population a posé des interdits. Les fantômes représentent souvent un tabou ou la sanction d’une mauvaise action : ne pas tuer, ne pas être infidèle… Autre source primordiale : les tentatives de compréhension d’un environnement naturel, ici particulièrement hostile. Le Japon, sujet aux tsunami, éruptions volcaniques et tremblements de terre, est aussi un pays de montagnes couvertes de forêts, aux rares terres cultivables. Les hommes personnalisent la nature afin de la comprendre et de s’en protéger. Cet animisme prend le visage du shintoïsme aux divinités appelées kami. Les rapports avec les morts sont eux régis par l’important culte des ancêtres.
L’arrivée du bouddhisme sur l’archipel au VIe siècle n’a pas remplacé la religion originelle. Elle a contribué par ses théories sur l’âme, la réincarnation, la distinction yin-yang (in-yo au Japon), à alimenter les croyances sur les fantômes. Une autre influence majeure est la culture chinoise. Celle-ci, pétrie de surnaturel, a exporté ses fantômes vers le Japon. Les premiers récits sur les fantômes se trouvent dans le Konjaku Monogatari, compilation du XIIe siècle de plus de mille anecdotes où s’opposent parfois démons, sorciers et moines. Parallèlement aux contes populaires, de tradition orale, il faut attendre le XVIIIe siècle pour assister à l’épanouissement des fantômes dans le paysage artistique et culturel. Dans un Japon toujours très influencé par la Chine, certains des innombrables romans populaires chinois consacrés aux revenants sont traduits en japonais. Puis les écrivains nippons les adaptent, et ils seront réécrits au fil des siècles. Le mangeur de rêves, Baku, a été repris dans le folklore nippon.

La fin de l’Ere Edo marque l’âge d’or des fantômes. UEDA Akinari (1734-1809) écrit 9 nouvelles publiées sous le titre Ugetsu monogatari (Contes de pluie et de lune) en 1776. Dans ces récits, pour la plupart adaptations de contes chinois, se croisent humains et fantômes, notamment de personnages historiques. L’engouement est tel que les écrivains et penseurs débattent de l’existence des fantômes, YAMAGATA Bantô (1748-1821) démontrant par la logique que les histoires de fantômes ne sont que ” superstitions “. En 1808, les autorités japonaises sévissent en interdisant les oeuvres où sont commises des atrocités entre homme et femme, où l’on trouve des démons de feu, des têtes volantes, des corps en décomposition dans l’eau… une façon de censurer les récits de fantômes !
L’imagerie fantomatique se développe également à travers le théâtre et l’estampe. Le Nô (Funa Benkei est une pièce contant l’aventure de fantômes venus de la mer), le Kabuki, et le populaire Kyôgen parlent souvent d’esprits et de monstres. De même, l’estampe joue un rôle capital dans leur représentation visuelle. Se penchent sur les spectres UTAMARO Kitagawa (1753-1806), HOKUSAÏ Katsushika (1760-1849) ou YOSHITOSHI Tsukioka (1839-1892), qui réalise les séries 100 histoires de fantômes de la Chine et du Japon et 36 fantômes.

C’est à cette époque faste que les Yurei trouvent leur forme accomplie. Ils partagent ensemble un certain nombre de caractéristiques. La couleur verte leur est associée, ils aiment l’obscurité (la nuit, les lieux sombres) et les endroits isolés (marais, montagne, temple abandonné, village au fin fond de la campagne). Ils apparaissent souvent dans des conditions extrêmes (tempête, grande chaleur) pour établir des contacts avec les hommes, par le biais des rêves, ou souvent en été lors de la fête bouddhiste des Morts, le Bon Odori, ou sur les ponts (passage reliant le monde des hommes à celui des morts). Leurs faiblesses sont les mêmes que celles des hommes, ils peuvent donc être vaincus par les mêmes moyens, si ce n’est qu’en Chine, la salive humaine peut les détruire. Autre façon de se protéger d’eux : se faire peindre des soutras sur tout le corps, ainsi ils ne vous voient pas. Il est aussi possible de faire appel à un bonze qui saura vous donner des conseils de récitation ou d’utilisation d’amulettes.
Les fantômes les plus ” proches ” des hommes sont évidemment ceux à l’apparence humaine. Ils comptent dans leurs rangs les animaux transformistes (renards, blaireaux, chats…) dont l’esprit peut posséder un humain. Impossible d’oublier la ” figure ” insolite de Mujina, l’homme sans visage, ou le bambin qui hante les maisons, Zashiki Warashi, visible seulement par les enfants, les adultes l’apercevant en cas de mort ou malchance. Les fantômes peuplent des endroits habitables par les humains mais aussi les marais, lacs, forêts, et les Enfers, lesquels peuvent être sous-marins. Certains s’incarnent dans d’autres êtres vivants après leur mort (une mouche dans le conte Le message de la mouche), dans des végétaux, ou pour les plus fantasques, des objets. Robes, miroirs et peintures ont souvent des propriétés magiques… Le miroir, dit-on, est parfois l’âme d’une femme ; il s’imprègne de l’âme d’une personne qui s’y regarde beaucoup. Les peintures hantées sont très répandues dans le folklore japonais. Souvent une belle femme a été peinte de telle façon qu’on la croirait vivante. Un homme n’est pas à l’abri du coup de foudre pour la dame, bien que celle-ci soit morte depuis longtemps. Il arrive que cet amour puisse la faire sortir de la peinture…

Les dames ont d’ailleurs l’avantage dans la représentation des fantômes. Les fantômes femmes, plus nombreuses que leurs confrères, sont aussi souvent plus terrifiantes… L’effrayante femme des neiges (Yuki no onna) arrive en tète du cortège des fantômes féminins. Dans ses rangs se trouvent aussi la femme à deux bouches (Futa-guichi onna), la vieille des sables (Sunakake baba), celle qui se déplace d’un lieu à l’autre sous la forme d’une roue de feu (Katawaguruma), la femme-serpent, la femme-dragon, la femme-renard, la femme-araignée, la morte aux mains vivantes, la morte qui a engendré un enfant vivant qu’elle veut protéger (Ubume)… Autres figures marquantes de fantômes: les touchantes Oiwa, défigurée par son mari infidèle, qui inspirera physiquement le personnage de Sadako dans Ring, et Okiku, elle aussi assassinée par le samouraï dont elle refusa les avances, noyée dans un puits.

La terreur qu’elles inspirent est sans égale dans l’imaginaire fantomatique nippon. Tout en elles est conçue pour tromper et épouvanter. Leur beauté est synonyme de mort, leur laideur de grotesque. Physiquement, elles sont très belles (ce sont les pires !) ou défigurées, cachant souvent leur visage avec leurs longs cheveux noirs. La chevelure joue un rôle important dans l’imagerie du fantôme féminin; en plus de son côté esthétique, elle est un élément de terreur par son aspect vivant même après la mort. Elle permet à Oiwa d’effrayer son époux, ou de tromper le samouraï qui retrouve sa première épouse morte. La peau de ces femmes est d’une blancheur de craie, et leurs habits funéraires blancs (couleur de mort), vaporeux. Certaines conservent la tenue qui était leur durant leur vivant, ce qui trompe bien des hommes… Elles donnent parfois l’impression de flotter dans les airs, quand ce n’est pas effectivement le cas. Quand elles ne volent pas, elles ont une démarche rampante et désarticulée. Au XVIIIe siècle dans la culture populaire, elles n’ont plus de pieds ou le bas du corps manque. Les plus extrémistes d’entre elles présentent le dessus de leurs mains face au ciel (signe d’énergie négative).
Pourquoi viennent-elles tourmenter les vivants ? A part le motif de la vengeance, les fantômes, ne pouvant se réincarner pour des raisons diverses, sont prisonniers de leur condition de spectre et errent à la recherche d’une aide. La cause peut être qu’ils ont quelque chose à terminer dans ce monde. Autre explication : un karma maléfique. Mais leurs motivations ne sont pas forcément rationnelles, ils sont parfois juste malveillants! Leur présence a pourtant un but moralisateur, celui de faire respecter les interdits… et d’écarter les tentations sexuelles. Les femmes fantômes représentent avant tout la peur de l’autre sexe. Traditionnellement, les hommes n’en sortent pas vivants… Il est bien difficile d’échapper aux fantômes, qui n’ont pas besoin d’un quelconque contact physique pour tuer : la peur qu’ils inspirent suffit !

Loin de s’évaporer avec le XXe siècle, les fantômes continuent d’inspirer les hommes, gagnant en psychologie et comportements terrifiants. Au début du siècle, Lafcadio HEARN (1850-1904), anglo-grec vivant au Japon, retranscrit des contes traditionnels japonais issus du folklore oral, du théâtre ou des ouvrages anciens. Les écrivains nippons du début du siècle, pétris de culture occidentale, ne dédaignent pas se pencher sur les anciens textes. La psychologie de l’horreur, dont Edgar Allan POE est un des précurseurs, prend place dans les récits des romanciers tels AKUTAGAWA, TANIZAKI, EDOGAWA, MISHIMA, ABE, entre autres. Parallèlement, des écrivains se consacrent pleinement à la littérature d’horreur, surtout dans la seconde moitié du siècle. Le romancier NAKAYAMA Ichiro présente un show à la télévision consacré aux personnes qui ont côtoyé des spectres…
De son côté, le cinéma apporte aux fantômes une dimension d’horreur qu’ils n’avaient pas, même au théâtre ou dans nos imaginations. Basée sur une pièce de kabuki, illustrée par HOKUSAÏ et YOSHITOSHI, le tragique Bancho Sarayashiki qui conte le destin de Okiku, a été adapté 7 fois au cinéma depuis 1914 ! Reprenant toujours et encore les récits anciens, les films empruntent à l’esthétique du théâtre traditionnel pour rendre leurs ambiances les plus inquiétantes possibles. Durant les années 50 et 60, les films de fantômes (Kwaidan Eiga) sont à la mode. En 1953, MIZOGUCHI s’inspire de deux récits de Ugetsu Monogatari pour Les contes de la lune vague après la pluie. Autres figures spectrales remarquables, celles de La porte de l’enfer (1953) de KINUGASA Teinosuke, Le château de l’araignée (1957) de KUROSAWA Akira, Onibaba (1964) de SHINDO Kaneto, et surtout de l’extraordinaire Kwaidan (1965) de KOBAYASHI Masaki, qui est Le film de fantômes japonais par excellence.
Prix Spécial du Jury au festival de Cannes en 1965, Kwaidan est une adaptation de quatre récits traditionnels traduits par… Lafcadio HEARN : L’aveugle qui faisait pleurer les morts, La première femme du samouraï, La femme des neiges, Dans une tasse de thé. La bande son, entre musique concrète et traditionnelle, déchirée par le strident grincement des instruments à cordes, les claquements et échos, le souffle du vent, le contraste entre bruit et silence, les effets d’annonce d’apparition du fantôme, tout cela a été copié mille fois depuis ! Sans parler des décors, mélange de studio à la façon théâtre Nô et Kabuki et d’ambiances surréalistes.

Le genre tombe en désuétude malgré (1978) de OSHIMA Nagisa ou Les désincarnés (1988) de OBAYASHI Nobuhiko, alors que le cinéma de Hong-Kong lance le genre ” Kung-Fu Ghost Comedy ” à la suite de L’Exorciste Chinois (1980) de Samo HUNG. Les 3 Histoires de Fantomes Chinois, produits par Tsui HARK, ont inspiré ce producteur et réalisateur prolifique qui a initié une version animée en 1997. Au Japon, le retour des revenants se fait par le biais d’une cassette vidéo, depuis la folie Ring, en 1998. Le film de fantômes suscite l’intérêt des jeunes réalisateurs les plus originaux, tels TSUKAMOTO Shinya (Hiruko The Gobelin). Les nouvelles versions de récits traditionnels (Inugami en 2001) côtoient les histoires originales utilisant des éléments de la vie contemporaine (l’Internet dans Kairo en 2000).
Les fantômes ont aussi leur place dans les manga, entre classicisme (HANAWA Kazuichi) et modernité (la Video Girl Ai et la déesse de Ah ! My goddess ! ne sont-elles pas des créatures fantomatiques qui apparaissent à travers la nouvelle peinture magique qu’est l’écran vidéo?). Le registre varie des intrigues archéologiques (MOROBOSHI Daijiro et son Chasseur de fantômes) à l’humour (Gegege no Kitaro de MIZUKI Shigeru), en passant par le shojo (Shojo Kwaidan de OTSUKI Kenji), pour n’en citer que quelques-uns…

A partir d’un élément universel, la peur, le Japon a développé à travers les fantômes une abondante mythologie. Cette richesse culturelle est d’autant plus fascinante qu’elle remonte loin dans le temps et continue de vivre aujourd’hui. Des films et séries d’animation aux jeux vidéo, des romans au films live et émissions télé, les fantômes sont partout présents.

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