Flânerie dans les rues de Pékin

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Le ciel de mars est voilé sur Pékin. Les fins nuages sont saturés de pollution et l’air frais qui descend des steppes du désert de Gobi n’empêche pas l’odeur des pots d’échappement et de bitume de persister. Alors qu’à Paris, il est sept heures de moins et que les magasins sont pour la plupart fermés pour repos hebdomadaire, la capitale chinoise pulse au rythme des voitures neuves, des vélos carillonnants et des passants. Les grandes artères du centre, qui bordent la Place Tien An Men où est posé comme une brique le Tombeau de MAO, vibrent de la forte circulation, sous les regards vides des nouveaux buildings aux coeurs pas encore aménagés. Plus au nord, les voies longent les murs imposants de la Cité Interdite. De loin en loin, se dressent des monstres de béton et de verre fraîchement bâtis par des architectes venus de tous les horizons, qui trouvent ici un laboratoire pour leurs idées les plus démesurées. On voit parfois dépasser sur les flancs de ces géants des entrailles de câbles et des os de fer. Les trottoirs sont immaculés de déchets, mais sales d’une poussière terne.

Pékin est une ville en mutation. Les Jeux Olympiques ne débutent que dans 4 ans, et partout en surface se construisent des hôtels de luxe, véritables citadelles du confort, alors qu’en sous-sol se creusent des tunnels dans lesquels glisseront les futures rames du métro, qui desserviront les six niveaux de périphériques déjà existants. Des immeubles de 30 ans, ramassés et déjà périmés, sentent la menace hautaine des grues de chantier qui – telles des girouettes – semblent inspecter de leur bec les terrains à moderniser. Derrière les façades des mausolées du Communisme se négocient les grands chantiers et marchés de demain. En ce dimanche, la Chine, comme tous les autres jours de la semaine, expérimente le capitalisme. Ses centres commerciaux, immense mille-feuille aux échoppes parcellisées, débordent de produits de grande consommation, comme un jour de soldes aux Halles.

Chose étrange, dans ce dédale de magasins aux vendeuses avenantes, entre les étalages de jouets, de vêtements de ville ou de sport, d’électroménager et d’électronique, il est impossible de trouver des livres. Cette absence étonnante devient proprement vertigineuse quand on réalise, comme à la lecture de Fahrenheit 451, que le livre semble ici une denrée rare, voire prohibée. Il manque dans ce temple marchand une zone culturelle comme on en trouve si facilement chez nous. À peine déniche t-on sous un escalator des boîtes de jeux vidéos importées des USA. Quelques rares chinois nous renseignent alors, dans un anglais approximatif, sur The Chinese Book store qui, lui, pourrait mieux répondre à nos attentes.

Il faut pour l’atteindre marcher encore à travers les ruelles grises de Pékin, croiser un petit parc où des vieux jouent paisiblement au Go ou au Mah-jong, déboucher sur une autre large avenue et rallier un autre quartier commerçant, surnommé à point nommé la Rue de l’Or.

Cette rue de l’Or est visitée par tout ce que compte Beijing, nom local de la capitale, de Nouveaux Chinois, équivalents locaux des Nouveaux Russes. On imagine, derrière les trentenaires en costume chaussés chez Berlutti, les jeunes étudiants qui bravaient les chars avec pour toute arme un drapeau à la main, pendant le Printemps de Pékin. Entre un restaurant d’une chaîne de fast-food et un magasin de vêtements griffés s’érige le temple local de la littérature. Les « longs nez », comme on nomme les Occidentaux ici, ne sont pas très bien vus dans le magasin, sans doute parce qu’il existe à proximité une « foreign library », réservée aux étrangers. Mais peu importe. La mission consiste à repérer quelles sont les oeuvres de bande dessinée qui ont réussi à traverser le barrage de la censure. Force est de constater, après avoir zigzagué entre les rayons des huit étages chargés de livres, que le manga, au moins dans ce magasin, n’a pas droit au chapitre. À peine trouve t-on, dans le coin enfants, quelques albums aux couleurs de Mickey et de Spiderman, et une ou deux couvertures au style vaguement shônen. Un ami précisera plus tard que le manga star est Detective Conan, dont on ne trouvera la trace que dans les magasins de contrefaçons vidéo.

Ce sont en effet de véritables usines à piratage à ciel ouvert que l’on pourra trouver dans des rues adjacentes. Sortir des commerces légaux pour se réfugier dans l’illégalité ne prend que quelques mètres à Pékin.

Ainsi, sur quatre rayonnages à hauteur des yeux, on découvre avec stupéfaction les derniers titres du box-office mondial en DVD, dont certains font encore l’objet d’une exploitation en salles aux USA. Dans ces trente mètres carrés de boutique qui a pignon sur rue se côtoient Le retour du Roi, Matrix Révolutions, Némo, mais aussi des oeuvres françaises, comme Nid de guêpes, Le Peuple Migrateur ou les productions BESSON. Coté dessins animés, Kaena est en bonne place aux cotés des oeuvres classiques Disney, de l’intégrale des dessins animés Ghibli, de Sinbad ou encore de Frère des Ours. La bouille grimaçante de Louis DE FUNES vous fait sourire en tête de gondole. Les jaquettes sont bluffantes avec leur design étudié et leurs parfaites reproductions. Mais une fois le menu détaillé au verso, on s’amuse à déceler les erreurs, les montages grossiers, et après visionnage, les inexactitudes sur les options annoncées. Rien de tout cela n’est légal, à commencer par les prix – plus qu’attrayants : entre 8 et 20 Yuans, c’est-à-dire entre 0,8 et 2 Euros. On trouve aussi des VCD, des cassettes vidéos et là : ce sont Detective Conan précisément, Saint Seiya et autres Pokemon qui s’empilent.

De retour en direction de l’hôtel, on croisera encore plusieurs kiosques à journaux, sur les murs desquels sont collées les couvertures de quelques magazines locaux sur le dessin animé et le manga, preuve qu’une presse voisine d’AnimeLand se développe ici. À la suite de l’achat de l’un de ses titres, c’est carrément un catalogue officiel des nouveautés piratées en DVD que l’on découvrira coincé entre deux pages.

C’est cela l’économie en Chine, un mélange sans vergogne de légal et d’illégal, qui entraînent deux réflexions : d’abord, on peut se réjouir de la pénétration d’oeuvres internationales, de l’ouverture culturelle et de l’engouement des Chinois pour ces films et dessins animés dont ils ont été privés jusqu’à peu par la main mise de la censure d’Etat. Cet intérêt évident nous promet demain des oeuvres riches en influences, et pourquoi pas des échanges culturels fructueux. Ensuite, et c’est là le véritable souci, il est plus qu’urgent de contrôler ces trafics, dans le cas par exemple de Kaena, dont le chiffre d’affaire n’aurait peut-être pas été aussi calamiteux si les producteurs avaient pu toucher des droits sur cette exploitation frauduleuse. Peut-être n’est-ce qu’une étape transitoire avant une vraie régularisation, mais vue l’ampleur de la contrefaçon, il est à craindre que ce ne soit déjà trop tard. Au détriment des créateurs qui peinent plus que jamais à trouver des investissements…

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