on pourrait aussi considérer qu’à une époque où les cultures franchissent les frontières, on assiste à la naissance toute naturelle d’une nouvelle BD, un style orienté vers le mélange des influences de divers continents : l’Hybride BD. Kara témoigne.
AnimeLand : Depuis combien de temps lis-tu de la BD ?
KARA : Mes plus lointains souvenirs remontent à de la BD pure franco belge, la trilogie des grands classiques : Astérix, Tintin, et Lucky Luke. Vers 8/9 ans j’ai commencé à collectionner les Tuniques Bleues et Yoko Tsuno. Mon père et moi on adorait cela, et de lui, dessinateur industriel, j’ai hérité mon penchant pour le dessin, de ma mère mon côté artiste. Mon premier contact avec le manga s’est fait plus tard, c’était
AL : Cela t’as plu immédiatement ?
K. : Je ne saurais pas dire ce qui m’a attiré. Comme ceux de ma génération, j’ai été baigné dans les DA japonais, et ça m’a intrigué plus qu’autre chose, je ne connaissait même pas le mot « manga ». J’ai trouvé que le graphisme était chouette. J’ai essayé de le lire, ça n’a pas été facile car le récit s’adressait à des adultes, ça m’a intéressé mais je ne comprenais pas tout, ce qui était normal.
AL : A partir de quelle parution tu te découvre lecteur de manga ?
K. : En fait il y a deux étapes. Un jour, un copain du lycée technique, qui savait que j’aimais bien les dessin animés japonais, m’a apporté Akira, en version anglaise. A l’époque, ça m’avait moyennement plu, je trouvais ça sympa sans plus. Et puis un jour, dans un relais Hachette, je tombe sur la version française. Je tente le coup, plus par amusement, et au bout du 4 ème volume j’étais accro. Mais là où ça a vraiment démarré, c’était un mardi, en février 1989, j’avais un copain qui publiait un fanzine fantastique (Black Dreams), qui m’a amené à la librairie Album, et je suis tombé en arrêt sur The Laughing Target, de TAKAHASHI, Outlanders de MANABE Jhoji et Dominion de SHIROW. Dominion, d’ailleurs, je trouvais cela moche au premier abord, et j’ai appris à apprécier SHIROW au fur et à mesure. Il y a eu aussi le fait de l’émulation entre copain, on commençait tous plus ou moins à lire du manga en VO ou en anglais. On discuttait souvent de ce qui nourrissait notre envie, surtout que nous n’étions pas nombreux. C’est à cette époque donc que j’ai commencé à aller voir ce qu’on pouvait proposer d’autre dans les rayons import que ce que l’édition française officielle proposait.
AL : Toi même, vers quelle époque commence-tu à vouloir dessiner ?
K. : Comme disait un de mes amis : « J’ai commencé à dessiner quand j’ai commencé, bébé, à coordonner mes gestes ». Quand j’étais gamin, j’adorais créer des jeux de société, et dessiner. J’avais vraiment un style déjà franco-belge, à l’époque je copiais du GREG (Achille Talon), tout et n’importe quoi. L’influence japonaise est, elle, venue petit à petit, et c’est vraiment à partir de St Seiya que ça a fait tilt dans ma tête, en 1988. Je me suis donc dit que je voulais prendre un style japonais, et étais influencé d’abord par les dessins animés que l’on voyait à la TV, ce qui n’était pas simple d’un point de vue technique. J’ai vraiment décidé de travailler dans la BD à partir du moment où là encore ça a fait tilt dans ma tête, quand je me suis dit que je voulais faire du dessin animé et puis petit à petit, je me suis tourné vers la BD car je voulais faire des choses qui n’étaient pas acquises, comme du DA adulte à la Akira, ce qui ne correspondait pas à la vision commerciale du marché sur l’époque en France (le public n’était pas assez nombreux pour rentabiliser de telles entreprises). Le problème aussi c’était que dans le début des années 90, vouloir faire du manga c’était mal vu. A l’époque on voulait tout casser, révolutionner la BD. Et puis j’ai appris les réalités du marché, la réalité commerciale, qui n’est pas forcément une mauvaise chose. Il faut comprendre qu’à l’époque les sources d’inspirations étaient naturellement tournées vers le manga, car il n’y avait pas de production française forte en matière de DA.
AL : Sur ton album, Gabrielle, quelle est la part du manga et de la franco-belge ?
K. : Quand tu regardes la mise en page de Gabrielle, c’est du pur franco-belge, c’est carré de chez carré, car j’ai préféré faire du lisible (au départ, je voulais une mise en page à la X de CLAMP), même si le trait est clairement manga. Pour ce qui est du manga, j’ai pris principalement le graphisme pour les personnages (pour les yeux), et certaines scènes d’action même si la plupart vient des films de cape et d’épée occidentaux, et surtout les scènes d’ambiance, tirées de OSHII ou TANIGUCHI. Dans la manière de traitement du scénario, il y a une narration contemplative type manga, sur l’ouverture notamment, on retrouve la case muette qui présuppose la pensée du personnage. Mais pour faire du vrai manga, il faut être japonais, ou avoir vécu sa vie au Japon. C’est pas parce que l’on bouffe du manga que l’on peut en dessiner. J’ai un style que je qualifierais plutôt d’hybride, ou de multiculturel. En fait j’ai aussi fait ce choix, car je trouvais qu’il y avait plein de BD franco-belge avec des personnages complètement creux, pas humains, on ne pouvait pas s’attacher à eux car ils n’avaient pas de faiblesses, aucune volonté propre, et ça, ça me minait (cela reste un avis personnel). Le côté décors me déplaisait aussi dans la franco-belge, peu de travail était fait dessus, c’était un peu le parent pauvre dans certaines BD… D’un autre côté, pour Gabrielle, j’ai beaucoup relu d’albums de Bob DE MOOR. Dans Gabrielle, il y a un galion inspiré de ceux que l’on voit dans L’invincible armada de Bob DE MOOR.
A.L. En définitive, tu finis par créer selon des influences internationales ?
K. : Quand j’ai commencé à faire mes écoles de dessin (3, dont les Gobelins), elles ne m’ont pas formé à la BD, mais j’ai eu de bons profs en cours d’Histoire de l’Art qui m’ont appris à m’ouvrir à d’autres cultures comme à l’Histoire des arts dans leur ensemble. A partir de là j’ai commencé à me créer une sorte de melting pot de tout ce que j’aimais. J’ai commencé à créer un multimonde, avec un style hybride, en croisant toutes les architectures que j’aimais, comme dans Gabrielle ou comme pour ma prochaine BD (Le miroir des Alices) qui sera plus asiatique, ce qui fait qu’un éditeur m’a dit en voyant Gabrielle, que l’on passait parfois de Gustave DORE (illustrateur du 19e siècle) au style manga d’une case à l’autre, tout en restant cohérent. Et je pense que l’on va aller de plus en plus vers cette hybridation des genres et styles. Christophe GANS lui même le disait pour Crying Freeman, il avait mis toutes ses influences sans que cela apparaisse comme un mille-feuilles immangeable, mais en gardant une cohérence. J’ai eu deux périodes comics, l’une avec les X-men, et les récits de Marvel, mais ça ne m’a pas influencé d’un point de vue graphique. Par contre, lors de la grande révolution de la maison d’édition Image ou là tu avais de véritables couleurs, avec des encrages “chiadés”, les dessins m’ont influencés, avant de redécouvrir KIRBY, RAYMOND, FRAZZETA grâce à mes amis il y a deux trois ans. J’ai une grande fascination pour Norman ROCKWELL, qui a une influence dans l’ambiance, la mise en place des personnages, le choix de mes mises en scènes contemplatives. On retrouve chez lui cette image du quotidien transcendé. Ainsi, les manga retranscrivent la réalité d’une culture niponne d’une manière presque idéalisée (ou cauchemardée), ROCKWELL représentait aussi les américains dans des moments de vie et de la manière dont ils auraient aimé se voir… La bande dessinée suit évidemment l’histoire des cultures. Il ne s’agit pas de faire une BD historique, mais la manière dont les gens pensent, la manière dont les sociétés évoluent, la manière dont sont perçus tel ou tel phénomène de société, la manière dont sont abordées certaines cultures, ou religions, ou moments d’histoire politique, influencent les processus créatifs. Donc par rapport à la période actuelle, la mondialisation, l’ouverture des frontières, l’accès facilité aux autres cultures… il est évident que cela se ressent dans les créations de BD, que celles-ci bénéficient aussi d’un melting pot culturel qui est notre bouillon de culture actuel. En ce moment, le monde s’offre à nous, il faudrait vraiment être stupide pour refuser un tel cadeau. Chaque culture sait garder ses particularités, mais en plus, maintenant, chaque culture est influencée par celle du voisin, même si le « voisin » habite à l’autre bout de la Terre. C’est ce qui est en train de se passer avec le manga. Je pense que le renouvellement des cultures passe par des influences plus extérieures qu’intérieures. Si la BD repart en cette décénnie, c’est surtout parce que les gens veulent lire encore plus de choses, mais cherchent surtout de la diversité. Tant que chaque culture garde son identité propre, les gens auront envie de les découvrir toutes, ce qui n’empêche pas les tentatives de BD hybrides.
AL : Alors, donc, est ce que tu penses que l’on verra naître d’ici peu un véritable courant d’un BD mondiale, croisant les influences, et vendue sur plusieurs continents ?
K. : Oui, c’est déjà en cours, on est vraiment pas loin d’y arriver. Il manque le Temps, pour l’instant, pour réaliser cela. Lorsque tu vois comment le comics est influencé par le manga, comment la franco belge est infuencée par le manga, comment le manga lui-même commence à être influencé par le comics ou la franco belge, c’est qu’il commence à y avoir une influence réelle, progressive (graphisme, narration, façon d’aborder l’histoire). On va vers un style hybride qui pourra puiser dans les styles et cultures des trois continents. Chaque produit à ses spécificités, notemment de format, mais il est possible de s’adapter, dans les méthodes de travail. On l’a vu avec Petit père Noël de TRONDHEIM, ou encore l’édition Comix 2000 de l’association, on a là des BD faite pour être vendues dans différents pays. Il y a de la place pour tout le monde, et c’est tant mieux, car c’est cette diversité qui a créé la richesse de la BD et son succès. Mais qui dirait non à un album de 100 pages en couleurs et signé SHIROW Masamune ? Peut être faudrait-il des éditeurs pour prendre le risque, et puis il restera toujours l’inconnue du public, avec son cortège de préjugés. Je pense que la population qui sera curieuse de découvrir et même d’achetter ce type de produits hybrides va augmenter lentement mais surement. En témoigne l’augmentation constante du public manga en France, public en augmentation car les générations ne se renouvellent pas, elle se complètent, voire, elles cohabitent. Prenez le Cartoonist à Paris, j’y ai vu des gamins de 15 ans, qui cotoyaient des adultes de 25 ans de manière totalement naturelle car ils avaient une passion commune qui était le manga. Ca c’est formidable, car il n’y en a pas beaucoup des domaines ou les adultes et les enfants communiquent sur un pied d’égalité.
AL : Il y a encore un grand pas avant d’arriver à une BD mondiale ?
K. : Ca arrive, c’est presque là. Je suis sûr que si je montre une BD comme HK, ou comme Lodoss, et que je prend un Battle chaser, je les mets côte-à-côte, je pense que le grand public n’y verra aucune différence. Le grand public est ainsi prêt pour ce style mondial, vu qu’il ne fait pas une séparation exacte, comme un affranchi en matière de BD la fera.
AL : S’il fallait, pour définir un chainon manquant, une étape intermédiaire, ne serait-ce pas ce que l’on commence à voir arriver, à savoir, les reprises de personnages mis en BD par des dessinateurs d’autres pays ?
K. : Peut-être, peut-être cela fait plus crier les gens « au sacrilège ! » parmi les lecteurs. certains n’acceptent pas qu’un auteur autre que l’original touche à leur oeuvre culte, même pour l’améliorer. Mais au niveau créatif, c’est sûr que cela intéresse beaucoup les dessinateurs de BD du monde entier. Il faut voir comment Adam WARREN a repris de façon magistrale Dirty Pair. Par exemple, moi, j’ai dessiné dernièrement les jaquettes des DVD de Tom Sawyer, j’ai repris les personnages avec un peu de ma touche. Cela donne un français, d’origine arménienne, qui consomme du manga, et qui l’a reprit dans un style hybride à la française. Et il y a des gens qui ont adoré, et d’autres qui ont détesté. On ne satisfait jamais tout le monde. Et pourtant d’une certaine manière j’ai fait du fan-art, professionnel, mais du fan-art.
AL : Et une BD dont le scénario viendrait d’une culture et le dessin d’une autre, c’est réalisable ?
K. : Bien sûr que c’est réalisable, c’est même souhaitable, cela peut donner d’excellentes choses comme un échec total. Cela reste néanmoins à espérer. MOEBIUS a déjà tenté l’expérience avec TANIGGUCHI, NIHEI a clamé haut et fort à Angoulême 2001 qu’il serait partant pour travailler avec BILAL. Je pense vraiment que notre génération a la chance de voir les choses évoluer plus rapidement que la génération précédente, les mentalités s’ouvrent de plus en plus vite. La seule chose regrétable c’est que l’on reste toujours sur le même carcan des trois pays de la BD que sont USA, France et Japon… et l’Italie, l’Argentine, le Danemark, la Russie, l’Espagne ? Le débat est ainsi plus vaste, car il faut d’abord que des ponts soient élevés entre les différentes BD, ces pays là ont eux aussi leur mot à dire. Moi je m’en moque d’où vient une BD, si elle est bonne, ça me suffit.
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