Au Japon, le ijime sévit partout. La persécution commence à l’école et se poursuit jusque dans le monde du travail. Une fois adulte, l’employé nippon demeure une cible potentielle de brimades. Dans son best-seller Japon, Société camisole de force (1994), MIYAMOTO Masao, médecin spécialisé en psychiatrie ayant passé 10 ans aux Etats-Unis, déverse son trop plein de stupeur et de déception après son expérience de fonctionnaire au Ministère de la Santé japonais. Il s’insurge notamment contre des pratiques qu’il juge inefficaces, absurdes, voire dangereuses, parmi lesquelles le ijime. C’est ainsi qu’il dénonce le fait que “pour être admis comme membre du “village” [le village désignant un groupe quelconque, NDLR], il faut passer par l’épreuve du ijime.” Le “bizutage” est ainsi justifié par un de ses collègues de travail : “C’est toujours comme ça, quand on arrive dans un environnement nouveau, il faut qu’on passe par le baptême du ijime”. L’environnement nouveau, c’est tout et n’importe quoi. Le ijime peut débuter au berceau, par l’intermédaire de la mère : les débuts dans le parc, ou koen debut, sont un parcours quasi-initiatique pour toute nouvelle mère qui veut se faire accepter dans le jardin public où elle souhaite emmener ses enfants. Si la mère est brimée, son enfant risque de l’être également. Il y a quelques années, une jeune maman maltraitée par un groupe de mères, a assassiné la fillette de l’une d’entre elles. Que laissent dès lors présager les persécutions dans le cadre scolaire, environnement enfantin particulièrement structuré et coercitif ?
Le ijime à l’école, vaste sujet dont on sait peu de choses puisque la majorité des brimés se tait. On parle du ijime quand la victime se suicide, et, même alors, cette pratique n’est pas toujours prise au sérieux. Pourtant, les brimades peuvent rapidement prendre la forme de sévices, de tortures, physiques ou mentales. Etienne BARRAL, journaliste à l’hebdomadaire japonais Aera, résidant au Japon depuis 1986, se penche, dans son ouvrage Otaku, Les enfants du virtuel (1999) sur le ijime. Il donne des exemples de brimades aux conséquences dramatiques.
Le premier adolescent mentionné, désigné par la lettre “A.”, collégien racketté et roué de coups plusieurs fois par trois de ses anciens amis, se jette du treizième étage d’un immeuble en juin 1994. Les derniers mots inscrits sur son cahier d’écolier sont ” je n’en peux plus de ces brimades. Chaque jour est un enfer”.
Le second exemple est celui de « B. », 14 ans, insulté et battu par ses camarades, tandis que ses chaussures disparaissent, que ses manuels scolaires sont retrouvés dans la poubelle, couverts d’injures telles que “Tout le monde te déteste ici, disparais, meurs !”. Sa mère alerte le professeur responsable de la classe, sans succès. B., pour avoir mêlé les adultes à cette histoire, voit les persécutions redoubler. Ils sont 15 à s’acharner sur lui. Par une journée de juillet 1994, 6 filles de sa classe tartinent sa table de margarine, et répandent sur sa chaise de la poudre de craie et des punaises. B. rentre chez lui après les cours et se pend dans sa chambre. Inscrit dans l’établissement depuis avril, il a tenu bon quatre mois.
Un autre cas de ijime, toujours en 1994, a été à l’origine d’un débat de société national. Kiyoteru, 13 ans, raconte dans son “testament” les maltraitances dont il était victime, avant de se pendre, le 27 Novembre. Persécuté depuis le CM2, Kiyoteru est victime de racket, ses bourreaux lui enfonçant la tête dans la rivière en guise de menace : “Après cela, c’est regrettable mais j’ai obéi quoi qu’ils me disent.” Plus de deux ans de brimades allant crescendo, de la bagarre au statut de porteur de sacs puis de “pourvoyeur de fonds pour les sorties après l’école”. Volant de l’argent à ses parents, Kiyoteru, honteux, ne peut en parler à sa famille, mais il note scrupuleusement les sommes dérobées. “Constamment, j’étais leur larbin. En plus, ils m’ont aussi fait des choses dont j’ai trop honte pour parler” : ces “choses” sont révélées par l’enquête qui suit son suicide : se mettre à quatre pattes comme un chien devant le supermarché local ou se masturber devant ses camarades…
Ces victimes poussées au suicide sont hélas des exemples parmi d’autres. Malgré les difficultés à obtenir des chiffres fiables (les écoles et l’administration marginalisant le phénomène), il semble possible de dire que le ijime est une pratique répandue. 70000 élèves étaient concernés en 1996 dont la moitié parmi les collégiens, selon le Ministère de l’Education, ce qui veut dire beaucoup plus… En 1994, 7 suicides, des cas trop visibles pour être dissimulés, sont rattachés au ijime par l’administration. Une cellule de réflexion est créée. Barral préfère se fier à une enquête effectuée auprès de 990 lycéens de terminale, publiée par le groupe de presse Recruit en mars 1995, selon laquelle 53 % des interrogés ont été victimes de ijime durant leur scolarité, 32 % avouent avoir eux-mêmes persécuté l’un des leurs et 77 % déclarent avoir personnellement assisté à une séance de ijime. Barral conclut : “le phénomène est loin d’être circonscrit aux marges de la délinquance juvénile”.
Les coupables, en effet, sont parfois des amis de la victime, souvent des élèves bien sous tous rapports. Les bourreaux de Kiyoteru, forcés d’écrire des lettres de regret, avoueront qu’ils l’ont maltraité parce que c’était “amusant”. “Au début, j’avais quelques hésitations mais au fur et à mesure qu’on recevait de l’argent je devenais plus assuré” raconte l’un d’eux. Les tortionnaires sont parfois d’anciennes victimes, comme il semble que ce fut le cas pour les bourreaux de Kiyoteru. Coupables et responsables ne comptent pourtant pas dans leurs rangs que des élèves, mais aussi des professeurs et indirectement, l’institution scolaire.
MIYAMOTO rapporte un cas survenu peu de temps après son retour au Japon en 1986. Un élève d’école primaire déjà brimé dut participer à un nouveau jeu inventé par ses camarades, baptisé “jeu de la cérémonie funèbre”. L’enfant devait jouer le mort, toute la classe organisant ladite cérémonie. MIYAMOTO explique que “La raison pour laquelle cet incident fit la une des journaux est que le garçon persécuté s’est suicidé et que l’on sut que l’instituteur avait accepté de se joindre à cette macabre mascarade”. Convié à une réunion de parents d’élèves revenants de l’étranger, le médecin découvre aussi que “Les professeurs étaient les premiers à s’en prendre aux enfants qui parlaient trop bien l’anglais”. Le témoignage de YU Miri, écrivain japonaise d’origine coréenne, éclaire également sur le rôle joué par certains enseignants. Elle décrit dans Le berceau au bord de l’eau (1997) les brimades de ses petites camarades, sous l’oeil plus que bienveillant de l’institutrice, qui encourageait le groupe de meneuses à remettre la fillette dans le droit chemin.
L’administration scolaire, au-delà des enseignants, adopte souvent un comportement ambigu vis-à-vis du ijime. Selon le proviseur du collège de B., dont le suicide fut passé sous silence, les brimades subies par l’élève étaient “des querelles d’adolescents, des facéties de potaches, mais en aucun cas l’école ne peut être tenue pour responsable”. Le directeur de l’école de Kiyoteru, lui, commence par dénigrer l’adolescent, en affirmant que l’école pensait qu’il appartenait à “cette bande de vauriens”, avant d’appeler dans un discours les élèves au silence : “si vous commencez à raconter des choses inutiles, cela risque de provoquer des réactions imprévisibles. Donc je vous conseille de vous taire”. Le message est clair. En conférence de presse, il va jusqu’à sous-entendre que le suicide de l’adolescent est imputable à une dispute avec son père. Quel intérêt ont certains professeurs à participer à la stigmatisation d’un élève, et l’administration à se taire ? Et pourquoi les élèves s’en prennent-ils si aisément à l’un des leurs ?
Parmi les raisons expliquant le ijime, figure la guerre au clou qui dépasse. Cité tant par MIYAMOTO que par BARRAL ou YU, le dicton japonais “Il faut taper sur la tête de tout clou qui dépasse” est une des clés de compréhension du phénomène. Ce clou qui dépasse, c’est tout individu qui se distingue. La différence peut prendre toutes les formes : être nouveau (c’était le cas de B. et de MIYAMOTO à son arrivée au Ministère de la Santé), être métis ou d’origine étrangère (ainsi YU Miri), avoir une différence physique quelconque (comme être faible physiquement, à l’exemple de Kiyoteru), avoir des parents divorcés, avoir vécu à l’étranger, ou avoir de trop bons résultats scolaires (A. était brimé par ses amis du fait de ses meilleures notes), ou au contraire être à la traîne du reste de la classe…
Si le ijime n’est pas systématiquement dénoncé, c’est aussi parce qu’il est perçu comme une sorte de rite initiatique d’entrée dans le groupe. BARRAL estime que “Beaucoup d’éducateurs japonais considèrent le phénomène de ijime comme un rite d’initiation adolescent nécessaire à la structuration psychique de l’individu (sic) et refusent de se mêler de ces histoires de mômes ». Selon MIYAMOTO, “Ces méthodes de persécution constituent (…) un moyen de tester le potentiel d’abnégation du “nouveau” et de s’assurer qu’il pourra, lui aussi se joindre au groupe”, puisque “C’est au travers des épreuves de ces menues persécutions qu’on se fait accepter par la collectivité”. Appartenir à un groupe apporte un sentiment de sécurité bien humain, et c’est sur ce sentiment que le ijime se fonde pour exercer son emprise. Toute menace d’ostracisme est prise au sérieux dans une culture où l’existence de chacun est liée à une collectivité. Réagir ou ne pas réagir ? C’est le dilemme de la victime, mais aussi de la majorité silencieuse, des suiveurs. Une étudiante, cité par BARRAL, se souvient : “Notre victime en CM1 et CM2, c’était une fille dont les résultats étaient légèrement inférieurs au reste de la classe. (…) Moi, cette fille, je ne la détestais pas mais si je lui étais venue en aide, j’avais peur que cela ne devienne mon tour d’être prise en grippe par le groupe. J’avais peur des réactions de la meneuse de la classe, alors je ne suis jamais intervenue.”
Du point de vue de l’intérêt du groupe, taper sur le clou est un mal nécessaire pour préserver son homogénéité. Ceci expliquerait en partie la participation, passive ou active, de certains professeurs aux brimades, et le silence des institutions scolaires.
Autre cause de l’existence du ijime à l’école, selon BARRAL, la compétition scolaire acharnée entre les élèves, qui éclairerait là encore sur le rôle des enseignants. Le système scolaire japonais repose sur un égalitarisme de forme et une concurrence de fond, le tout dominé par une discipline redoutable. L’égalitarisme consiste à gommer tout trait extérieur distinctif entre élèves, ce afin d’éviter les clivages sociaux et économiques. L’uniforme obligatoire en est la manifestation la plus évidente : son port renforce aussi le sentiment d’appartenance au groupe. Pourtant, les écoliers japonais n’ont de cesse d’affirmer leur individualité, par exemple en contournant les interdits vestimentaires. La concurrence vient briser ce bel édifice collectif en réveillant l’individualisme. La sélection pure et dure commence à l’approche du lycée, dont l’entrée est soumise à un concours d’entrée. Le regard de chaque écolier est tourné vers un bon lycée, promesse d’une bonne université, donc d’un bon emploi. Aussi dès le collège, seul compte le hensachi, ou “valeur d’inflexion”, forme extrême de la compétition scolaire, puisqu’il s’agit du classement national de chaque élève en nombre de points. Le hensachi permet à chacun de se mesurer à ses camarades, assimilés à des rivaux. La toute-puissance du hensachi, d’après BARRAL, explique le comportement de certains élèves, qui n’ont pas de repères “humains” pour se penser par rapport aux autres. D’où une “indifférence pour les qualités humaines” qui apporte un “éclairage nouveau sur un nombre croissant de drames humains, crimes ou suicides, impliquant des jeunes”. Les enseignants, eux, sont indirectement tenus pour responsables du hensachi de leurs élèves, d’où l’obligation d’avoir une classe excellente !
Le ijime est donc un problème complexe impliquant des individus, des mentalités et des institutions. Faut-il considérer ce phénomène comme un problème typiquement nippon ? MIYAMOTO apporte une réponse à la fois claire et nuancée : “Le ijime est une action oppressive, et, c’est regrettable à dire, cette pratique honteuse est une caractéristique de la culture japonaise. (…) Je ne prétends pas que le ijime (…) soit une pratique uniquement japonaise. La persécution sévit partout dans le monde (…). Mais c’est surtout chez les adolescents qu’on observe ce genre de pratique. (…) Le ijime chez nous se pratique dans le monde des adultes, et (…) c’est une pratique reconnue par tout le monde. C’est par cela que le ijime japonais est particulier.” BARRAL considère également que le ijime à l’école “ne fait que refléter dans le cadre social enfantin les relations qui régissent le monde des adultes au Japon”.
Réalité menaçante, le ijime est présent dans la fiction, notamment destinée aux adolescents. Les manga pour adolescents contiennent de beaux exemples de ijime, allant du réalisme cruel au comique anodin. Great Teacher Onizuka, de FUJISAWA Tôru, narre les péripéties d’un professeur ancien voyou qui résout les conflits entre élèves, élèves et parents, élèves et profs… Il recèle quelques séances de brimades gratinées, dont celles subies par le malingre et timide Yoshikawa Noboru ou par la gentille écervelée à forte poitrine Tomoko. Autres exemples, les shôjo manga Peach Girl de UEDA Miwa et Imadoki de WATASE Yuu, font leurs choux gras des différences sujettes à brimades de leurs héroïnes, Momo et Tampopo. L’horrifique Spirale de ITO Junji voit s’accoupler, une fois transformés en hommes limaces, la victime Katayama et son persécuteur Tsumura !
Mais tout le monde n’a pas un prof rebelle pour l’aider à sortir des griffes de ses petits camarades… Que peuvent faire les victimes de ijime ? 75000 collégiens japonais, soit un élève sur 60, refusent tout bonnement d’aller à l’école, recevant alors une dérogation spéciale. Ceux qui ont une passion dévorante deviennent parfois des otaku purs et durs (attention ! tous les otaku ne sont pas des persécutés !). D’autres vont jusqu’à être séduits par les sectes… Et la majorité subit en silence.
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