Si Love my life est estampillé « premier yuri (récit traitant d’homosexualité féminine) à être publié en France » par son éditeur, Asuka, il se démarque fortement des équivalents masculins qui nous sont parvenus. En effet, les yayoi (ou manga centrés sur des histoires d’amours masculines) traduits en français proposent des personnages et des situations davantage fantasmés que liés à une réalité. De plus, ils s’adressent à un public féminin adolescent, sensible aux tourments de jeunes éphèbes énigmatiques. Love my life obéit à une approche opposée : c’est avec réalisme que son auteur aborde l’homosexualité féminine ; réalisme dans les situations, comme dans la psychologie des personnages. Ce yuri, même s’il est parsemé de miettes de rêve, s’ancre dans le quotidien et dépeint des personnages ordinaires ; de plus, il concerne surtout un lectorat plutôt adulte, qu’il soit féminin ou non, touché, de près ou de loin, par le sujet.
Premier récit de YAMAJI Ebine traduit en France, Love my life est la troisième oeuvre de son auteur. La mangaka publie, depuis 1996, des récits traitant de l’homosexualité féminine, en s’inspirant notamment de son vécu. Après Otoko to issho (trois tomes, entre 1996 et 2001) et Mahoko (un volume, en 1998), YAMAJI réalise en 2001 Love my life, pour la Shodensha. 190 pages d’amour, brodées au fil des jours de deux jeunes Japonaises d’aujourd’hui.
Quête d’identité
Izumiya Ichiko, 18 ans, étudiante en anglais, aime Jôjima Eri, 21 ans, qui prépare le concours d’avocat. C’est Ichiko, blondinette fluette, qui raconte leur histoire à la première personne, à la manière d’un journal intime. Elle nous présente sa famille son père, traducteur de romans américains, et sa mère, décédée , et la personne dont elle est amoureuse. Le récit débute avec la révélation faite à son père de ses sentiments pour une autre femme. Sa confession en entraîne une autre : son père lui dévoile alors sa propre homosexualité.
Cet aveu (auquel s’ajoute bientôt celui de l’homosexualité maternelle) a quelque chose d’ « énorme », voire de gênant : on ne peut s’empêcher de se demander comment le père d’Ichiko aurait réagi s’il avait été hétérosexuel. Hélas, le sujet est donc évacué, malgré les interrogations incessantes de l’héroïne sur son identité sexuelle, que YAMAJI traduit avec pertinence et délicatesse. De ce fait, on a le sentiment que la mangaka voit l’homosexualité comme une donnée héréditaire, ce qui paraît simpliste pour un sujet aussi complexe. Heureusement, elle ne s’attarde pas sur ces pseudo-justifications(1), qui enlèvent un temps de la crédibilité au récit. Passée la surprise d’Ichiko à la révélation paternelle, l’histoire qui unit les deux protagonistes et la découverte des personnages secondaires, suivent leur cours.
Le petit monde d’Ichiko nous est peu à peu dévoilé : aux côtés de son père et d’Eri, figure son ami gay Take-chan, avec qui elle partage ses doutes, et l’on croise l’ex boyfriend d’Eri, l’amie de sa mère ou encore le compagnon de son père. On peut regretter que YAMAJI joue sur l’homosexualité de la plupart des personnages, ce qui apporte un côté redondant au récit : en effet, quasiment chaque personne qu’Ichiko est amenée à rencontrer est gay, ce qui semble peu vraisemblable. Hormis ces facilités, Love my life présente d’énormes qualités : YAMAJI Ebine excelle dans la description des relations entre ses deux héroïnes. C’est là que réside la force de Love my life.
Une femme avec une femme
Ichiko et Eri, entre deux langoureux baisers dessinés sans pruderie, échangent leurs états d’âme avec un naturel qui nous ferait presque oublier que nous sommes là, spectateurs de leur intimité ! Au fur et à mesure que passent les mois, et que se consolident les sentiments entre Ichiko et Eri, la première se rend compte des dangers qui menacent leur relation. Tentation d’infidélité, peur de devenir indifférente vis-à-vis de l’autre, épreuve de la séparation physique : Ichiko expérimente les difficultés qu’engendre toute relation amoureuse. Séparée temporairement de son amie, lorsque celle-ci se consacre à ses examens, Ichiko prend conscience que la situation idéale qu’elle vivait jusqu’alors s’achève. Elle comprend qu’elle doit devenir adulte, même si cela engendre peur et souffrance, et que tout amour comporte des risques, dont celui de perdre l’être aimé. Ichiko quitte ses derniers vestiges d’enfance pour entrer dans la maturité.
Cet apprentissage se fait avec limpidité : YAMAJI parvient à conjuguer des dialogues d’une étonnante simplicité (et pourtant denses en sens et émotion), avec un découpage aéré, sobre, qui met en valeur son trait précis, proche de l’épure. La mangaka dispose d’un vrai talent pour mettre en image la nudité comme les scènes d’amour (ses nus aux contours nets sont magnifiquement réalistes). Elle s’autorise ainsi à dévoiler une part des ébats de ses protagonistes, avec une facilité qui tient de l’évidence. On ressent, à la lecture, tout l’abandon, toutes la douceur et la tendresse qui animent ses femmes qui s’enlacent, se déshabillent ou se caressent.
Cette sensualité, ce trait lisse, ainsi que son sujet, rapprochent Love my life de Blue, de NANANAN Kiriko, récemment paru en France(2). Mais il s’en démarque par l’abord résolument sexué de son histoire d’amour, davantage implicite chez NANANAN.
L’éditeur Asuka a publié deux autres recueils de YAMAJI Ebine : l’inégal Sweet Lovin’ Baby, suite de récits à l’intérêt souvent anecdotique (à l’exception, notamment, de la nouvelle qui donne son titre au recueil), et surtout le remarquable Indigo Blue (2002). Ce one shot paru en décembre 2004 confirme toutes les qualités présentes dans Love my life, avec davantage de maîtrise et de maturité. YAMAJI y dépeint, avec sensualité, émotion et une psychologie acérée, les hésitations artistiques et sentimentales d’une jeune écrivaine, tentée par l’amour au féminin.
Love my life, YAMAJI Ebine, édité par Asuka, 194 pages, 9 ?. Asuka le réédite actuellement en une version « plus soignée », selon les mots de l’éditeur.
Indigo Blue, id.
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