Le pays, qui élit dimanche ses députés, assiste à l’éclosion d’une scène rap revendicative.
Le Japon, version soleil couchant et mots frappants
Par Michel TEMMAN
vendredi 09 septembre 2005 (Liberation – 06:00)
Tokyo de notre correspondant
epuis trois heures, non-stop, dans une ambiance survoltée, les rappeurs de la nuit spéciale «Young Rebels» (Jeunes Rebelles) se succèdent, un à un ou par bandes, sur la scène électrisée du Unit, night-club en vogue de Daikanyama, quartier tendance de Tokyo. Soudain, la musique s’arrête. Lumière. Des néons blafards aveuglent un millier de jeunes au look déjanté, serrés dans la salle du B2 Unit, le second sous-sol du club, «mère des salles de danse de Tokyo», selon son patron. Lancé dans un monologue éclair, le meneur du gang B-Boy resté sur scène chauffe la salle : «Chaque matin lève-toi et bouge-toi/ Ne reste pas sans rien faire/ Agis/ Aide à changer ce monde pollué et pourri.» Le B2 Unit exulte. La musique reprend. Les murs trembleront jusqu’à l’aube.
Gentillets et apolitiques à leur début, les rap et hip-hop nippons se métamorphosent. Changement de ton, de style et de couleur. Des petits Eminem et MC Solaar nippons, à la musique stylisée, voire très sophistiquée, font entendre sur les scènes de l’Archipel des morceaux aux mots nouveaux et durs. Un brin protestataires.
De Tokyo à Osaka, de Sapporo à Fukuoka, ces artistes, parmi lesquels Zeebra, Dabo, Muro, Afra, Inden ou Mob Squad, ont leur fierté, leurs producteurs, leurs labels, leur émission de télé dédiée au break dance. Parfois aussi de gros moyens financiers. Ils chantent le Japon qui galère, la rue, l’ennuyeux arbeito (petit boulot), métaphore d’un chômage déguisé. 200 000 nouveaux diplômés, dont une majorité de filles, restent chaque année sur le carreau.
Culture fast-food. Rap et hip-hop nippons racontent aussi leur Japon à eux, version soleil couchant. Entre deux rimes, défilent tantôt les banlieues ouvrières, la vie en HLM, les familles déchirées, le divorce qui explose, les bébés avortés. Tantôt l’ennui mortel à l’école, les suicides d’ados, la culture fast-food, les politiciens véreux, les programmes pathétiques à la télé. «Le rap et le hip-hop japonais véhiculent des idées nouvelles», témoigne Chris Allen, Franco-Ethiopien et rare gaïjin (étranger) à avoir percé dans les charts hip-hop nippons. «Ils reflètent les problèmes sociaux, pas mal d’énervement, une certaine violence. Les textes sont plus radicaux qu’il y a cinq ans. Les mots cognent. Le public aussi. Avant, une bagarre était impensable dans un event hip-hop à Tokyo. Maintenant, les bastons ne sont plus rares.» «Faut pas non plus exagérer !», s’amuse Walter, 20 ans, un GI afro-américain originaire du Texas, employé depuis un an de la base navale américaine de Yokosuka (à 70 kilomètres au sud de Tokyo), eldorado de rappeurs et clubs hip-hop (le plus célèbre, le Bay Ball, a fermé cet été), et ironie de l’histoire, fief électoral du Premier ministre Junichiro Koizumi qui se représente dimanche aux élections anticipées du 11 septembre.
T-shirt géant, jean bouffant et tennis blanches, Walter relativise. «Le rap japonais reste bien moins violent que le rap américain. C’est pas Harlem ! Maintenant, c’est sûr qu’il évolue. On a assisté à Yokosuka aux derniers concerts de Weed Dog et de Big Joe, chanteurs half (mi-japonais, mi-américains, ndlr). Et c’est vrai que c’était plutôt rentre-dedans, ça m’a rappelé le pays.»
«Politiciens égoïstes». Après avoir trouvé ses marques, la scène rap et hip-hop nippone, importée il y a tout juste vingt ans des ghettos américains, s’affirme maintenant comme plate-forme, non pas de revendication, mais d’expression de jeunes déconnectés, parfois volontairement, de la vie et des enjeux politiques nationaux. Certains ont vécu à l’étranger. De retour au pays, ils ont été fauchés par le ralentissement économique des années 2000. Leur choix musical n’en traduit pas moins un mal d’être. Le malaise d’une génération. Loin des élites de Tokyo aux salaires astronomiques et du Japon qui gagne et qu’illustre le slogan «Ambitious Japan» (Japon ambitieux) défendu par Koizumi. Ce dernier, ami du président Bush, adore le théâtre kabuki, les romans de samouraïs et les opéras de Wagner. «Nos politiciens sont égoïstes», tranche, d’un trait, Takashi, dit Taka, ultradiplômé mais freeter (il vit de petits boulots) abonné aux nuits rap du Unit. «Ils se soucient de leurs intérêts mais pas de nos galères. Dans les cités, la pauvreté est là. On vit des problèmes dont personne n’a idée. Si on ne porte pas la cravate, trouver un job est un enfer. Les partis politiques, eux, s’en foutent. Ils s’accrochent à leurs idéologies. Voyez Koizumi ! Comment il nous a grillés avec les Chinois.»
Pour l’un des caïds du hip-hop actuel, Hidetoshi Hoyama, un zainishi (un Coréen né au Japon) de son vrai nom Kang Young-jun la musique est le miroir de ses origines. Et de ses «frustrations». «Les Japonais, dit-il, n’ont pas du tout conscience des tumultes historiques entre Japon et Corée.» Des rappeurs japonais chantent heureusement l’avenir. Dans l’album Time (le Temps), Goku exprime une certaine idée de l’espoir. «Il faut qu’on dessine le futur en regardant l’avenir/ A notre portée/ Si libre/ Vous comprenez ?»