Avec Tetsuya Chiba, il est le premier mangaka jamais récompensé par l’Académie japonaise des arts. Une reconnaissance tardive pour Yoshiharu Tsuge, artiste maudit qui a révolutionné la BD nippone.
Des traumas de son enfance, Yoshiharu Tsuge gardera toute sa vie une timidité maladive le poussant à se retrancher des autres. S’il se fait discret, c’est autant pour éviter les bombardements durant la seconde guerre mondiale (il est né en 1937) que les coups d’un beau-père violent que sa mère épouse en secondes noces en 1942. Dans un tel contexte, le jeune enfant ne va pas au collège mais travaille dès la fin de l’école, notamment dans l’atelier de ce beau-père qu’il déteste… au point de tenter une fugue vers les USA en 1951, qui vire au fiasco quand la police découvre ce passager clandestin. Trois ans plus tard, Tsuge dessine à tour de bras des histoires (presque une centaine) dans la lignée des gekiga de Tezuka pour les librairies de prêt, mais ce marché se réduit inexorablement à la fin des années 50, au fur et à mesure que l’industrie du manga moderne se met en place. Dépressif et acculé par ses dettes, Tsuge est réduit à vendre son sang pour survivre et envisage le suicide.
Hors de question pour Katsuichi Nagai, le fondateur du magazine d’avant-garde Garo, qui publie dans ses pages une annonce exhortant Tsuge à le contacter. Ce dernier y publie alors en 1966 des œuvres expérimentales tranchant avec les codes habituels du manga : Le Marais (disponible aux éditions Cornélius) s’affranchit de la logique « action/réaction » pour une narration surréaliste, quand Chiko s’inspire du concept littéraire de l’autofiction et préfigure le mouvement du watakushi manga. Ne s’estimant pas assez compétent pour continuer de produire, il s’engage en tant qu’assistant auprès de Shigeru Mizuki et revient l’an suivant dans les pages de Garo, avec un trait affermi et plus réaliste. C’est dans ce magazine que paraît en 1968 sa plus célèbre nouvelle, La Vis (disponible aux éditions Cornélius), inspirée par un de ses cauchemars, qui suscitera l’intérêt des artistes comme des psychologues. Désormais devenu figure majeure de l’underground, il touche enfin des droits d’auteurs confortables dans les années 70, se marie et a un enfant… mais ne se satisfait pas de cette vie bien rangée, dans laquelle s’immiscent ses éditeurs toujours plus intrusifs.
Sa santé mentale à nouveau mise à mal par des crises d’angoisse, Yoshiharu Tsuge essaye de changer de cap, ouvre un café, puis un magasin d’appareils photos… Mais, grâce au magazine Comic Baku lancé en 1984, il peut à nouveau s’exprimer artistiquement, notamment à travers L’homme sans talent, paru entre 1985 et 1986, et essayant de répondre à cette question qui le taraude depuis toujours : « À quoi je sers ? ». La faillite de Comic Baku en septembre 1987 marque sa retraite définitive de la profession, dont il sortira à peine pour superviser les rééditions de ses œuvres ou leur adaptation en téléfilms. Des œuvres qui, décennies après décennies, s’imposent comme fondatrices du manga indépendant, tant et si bien qu’à rebours, le mangaka timide se retrouve consacré et primé dans des festivals prestigieux au 21e siècle. Après une exposition et un Fauve d’honneur au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2020, c’est désormais dans son pays de naissance que Tsuge est, enfin, reconnu comme un artiste à part entière, par l’Académie japonaise des arts, aux côtés de Tetsuya Chiba. Une première, puisque le prestigieux jury n’avait jusqu’ici décoré aucun mangaka !
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