Gen aux pieds nus

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Dans son introduction de l’édition anglo-saxonne de Gen aux pieds nus, Art Spiegelmann (auteur de l’exceptionnelle BD Maus, relatant la vie d’une famille juive en Europe pendant la Seconde Guerre Mondiale) se dit hanté par Gen. Lui-même travaillant, lors de sa découverte du manga, à Maus, qu’il définit comme son propre comic-book de “l’autre cataclysme central du XXième siècle”, Spiegelmann confie que Gen lui a laissé en mémoire des images qu’il n’oubliera jamais. Ses mots ne sont pas trop forts pour décrire l’horreur dans laquelle nous plonge Keiji Nakazawa en racontant la bombe atomique à travers son vécu d’enfant à Hiroshima.

La première impression, en découvrant Gen aux pieds nus, publié en français sous le titre de Gen d’Hiroshima en 1983, est celle d’un dessin loin d’être fabuleux. Et pourtant quelle oeuvre ! Nakazawa, comme tout mangaka qui se respecte, est avant tout un conteur d’histoire. Chez lui encore plus que chez d’autres dessinateurs plus virtuoses, priment le récit et sa forme narrative. Conteur exceptionnel, Nakazawa a un style de dessin assez lourd, et riche en gestes et expressions excessifs pour décrire les sentiments forts de ses personnages (se rattachant à un certain type de manga extrêmement expressif). Quel que soit le style graphique, on est scotché face à ce manga tant il est à la fois éprouvant et extraordinaire. Eprouvant car nous décrivant avec force détails réalistes les vies détruites par la bombe atomique ; extraordinaire car formidablement raconté. Un chef d’oeuvre qui a failli ne pas voir le jour, puisque Nakazawa a dû se battre pour pouvoir le réaliser alors qu’il lui tenait particulièrement à cœur, puisqu’autobiographique.

Né en mars 1939 à Hiroshima, Keiji Nakazawa est l’un des fils d’une famille nombreuse (quatre garçons et une fille) dont le père, Harumi, est artiste peintre de profession. Passionné de théâtre, Harumi monte des pièces censurées. Arrêté par la police en 1940, il passe 14 mois en prison, pendant lesquels la mère de Keiji tente de subvenir aux besoins de sa famille. La vie des Nakazawa se poursuit dans les conditions extrêmes de la guerre, jusqu’au 6 août 1945, où, à 8h15, la première bombe atomique de l’Histoire est lâchée sur Hiroshima. Les Nakazawa vivent à 1,3 km de l’épicentre, dans un quartier de maisons et de champs potagers. Son père, sa soeur et son petit frère meurent. Peu après, sa mère donne naissance à sa petite soeur au milieu des cadavres et des ruines.
Survivant, Keiji va devoir vivre le reste de son existence avec la bombe et ses conséquences. Depuis, il n’a de cesse de vouloir transmettre son expérience, et par-là même de dénoncer les armes nucléaires, et l’absurdité de la guerre. Apprenti peintre en publicité à 15 ans, il gagne le premier prix d’un concours de manga à 18 ans et décide de devenir dessinateur professionnel. Il débute dans le mensuel Shônen Gaho et comme assistant du dessinateur Kazumine. Son premier récit consacré à la bombe s’intitule Sous la pluie noire (Kuroi ame ni utarete), et paraît, après de nombreux refus d’éditeurs, en 1968 ; suit en 1970 une histoire consacrée à la deuxième génération sacrifiée de Hiroshima que sont les enfants irradiés intitulée Soudain un jour (Aru hi Totsuzen). C’est en 1971 qu’il livre un premier récit autobiographique, Je l’ai vu (Ore wa mita) où il retrace sa vie en une quarantaine de pages.
Ses ouvrages rencontrant un certain succès, Kazumine se lance dans la création de Gen aux pieds nus (Hadashi no Gen), qui marque son aboutissement. Le Weekly Shônen Jump, hebdomadaire majeur de la Shûeisha qui tire à 2 millions d’exemplaires, en entame la publication en 1973.

S’étalant sur des années, le récit commence à la fin de la guerre, en avril 1945. La famille Nakaoka vit à Hiroshima, entre les alertes aux raids aériens et les privations de plus en plus grandes. Les enfants de la famille, ayant un père pacifiste qui a du mal à taire ses convictions, sont souvent sujets à des brimades de la part de leurs camarades. Gen, Akira, Shinji et leur grande soeur Eiko continuent de vivre leur existence d’enfant bon gré mal gré.
La population participe toujours plus à l’effort de guerre, une guerre voulue et soutenue par la propagande nationaliste du gouvernement militaire japonais. Koji, fils aîné de la famille Nakaoka, est obligé de travailler à l’usine, et Akira part à la campagne. Malgré les sacrifices, la vie quotidienne de la famille est parfois illuminée par des événements heureux, comme l’arrivée d’un autre enfant dans la famille. Mais l’étau se resserre autour des Nakaoka. Le père ayant été jeté en prison pour ses idées, la famille peine à trouver de la nourriture. Koji, ne supportant plus d’être traité comme un traître, s’engage volontairement dans la Marine. Tous souffrent de la faim, et la nourriture devient une obsession pour Gen et Shinji.

De l’autre côté du Pacifique, une nouvelle arme est en préparation. La bombe atomique américaine fait partie d’un projet visant à mettre fin à la guerre, en détruisant quatre villes du Japon : Kyoto, Nigata, Hiroshima et Kokura. En avril 1945, les troupes américaines débarquent sur l’île de Okinawa. La population, endoctrinée et terrorisée, se suicide collectivement pour ne pas tomber aux mains des démons américains tandis que les soldats offrent peu de résistance. Les jeunes recrues de l’aviation sont obligées se s’écraser volontairement sur les navires ennemis. Les bombardements des B-29 américains s’intensifient, et le sud du Japon est un gigantesque charnier à ciel ouvert. Ignorant l’agonie militaire de leur pays, les Nakaoka sentent malgré tout que la fin de la guerre est proche. Et s’interrogent, les yeux tournés vers le ciel, sur le fait que leur ville soit totalement épargnée par les bombardements.

Cette première partie du récit de Nakazawa dresse un tableau de la vie quotidienne à Hiroshima à la fin de la guerre. L’organisation du ravitaillement, les repas exsangues, l’obsession de la nourriture, la solidarité du voisin coréen déporté de force, le rejet voire la haine des autres voisins, les bagarres entre enfants mais aussi entre adultes. Nakazawa décrit un climat pesant, où la souffrance est vécue (et parfois vaincue) quotidiennement. Il n’oublie pas les moments légers et joyeux, rares mais présents. La propagande participe à l’atmosphère d’isolement de la famille, mais aussi finalement de toute la population. On découvre à quel point l’endoctrinement réalisé durant des années par les autorités a porté ses fruits. Les Japonais dans leur grande majorité, nous dit Nakazawa, croyaient encore, en juillet 1945, à la victoire.
En parallèle, l’auteur nous rappelle les événements officiels, historiques, avant que Hiroshima à son tour n’entre dans l’Histoire. L’incorporation forcée des étudiants en octobre 1943, les forces spéciales et leur escadrille kamikaze, le débarquement des américains à Okinawa, la conférence de Postdam fin juillet 1945, et l’élaboration de l’arme nucléaire aux Etats-Unis. L’horreur culmine avec la bombe qui explose au-dessus de Hiroshima le 6 août au matin. Gen discute avec la mère d’un élève de son école quand il aperçoit dans le ciel dégagé un unique bombardier dont le fuselage brille au soleil. “Comme un souffle infernal, le nuage atomique est monté à plus de 9 km dans le ciel de Hiroshima”.

La seconde partie du récit de Nakazawa relate la survie dans l’enfer de l’immédiat après-bombe. Les morts pétrifiés, les cohortes fantomatiques de blessés à la peau fondue… Hiroshima brûle, comme brûlent les cadavres des morts sur les bûchers géants dont le feu ne s’arrête jamais.
Dans un paysage d’apocalypse, Gen cherche sa famille. Coincés sous leur maison en flammes, son père, sa soeur et son petit frère meurent devant lui et sa mère, impuissants. Au milieu du chaos, Gen, sa mère et sa petite soeur tout juste née tentent de survivre dans une ville coupée du reste du monde. Pendant sa recherche incessante de nourriture, le petit garçon croise mourants et blessés et prend conscience de la mesure de l’horreur, sans en comprendre la raison. Dans la ville en ruines les rumeurs courent au sujet de la cause de sa destruction. Gen apprend plus tard la reddition du Japon et la bombe sur Nagasaki. A travers le personnage de Gen, qui devient sous nos yeux un petit héros de 6 ans, Nakazawa exalte les valeurs de courage, de loyauté, d’initiative. Cet enfant grandit vite du fait des événements qu’il traverse, et même s’il ne sait pas toujours comment faire il finit toujours par s’en sortir, grâce à sa débrouillardise. Gen nous donne une leçon de survie, matérielle et psychique, qui puise dans les souvenirs même de son créateur. Le choix du prénom de Gen n’est pas innocent, comme l’explique Nakazawa, Gen signifiant “racines”, “source”. Dans l’espoir que son personnage devienne une source, une force pour une nouvelle génération qui pourrait dire non aux armes nucléaires, marquant ainsi le triomphe de l’humanisme. Nakazawa explique dans l’édition anglo-saxonne de Gen que lui-même aimerait vivre avec la force de son personnage, et qu’il poursuit cet idéal à travers son travail.
Contrairement à la pensée dominante encore en vigueur dans beaucoup d’esprits, la bombe sur Hiroshima n’a pas permis la fin de la guerre (les Russes devaient attaquer un Japon moribond le 8 août) mais plutôt ouvert une ère nouvelle : celle des armes nucléaires. C’est exactement là où veut en venir Nakazawa, son oeuvre étant à la fois un témoignage précieux et une terrifiante démonstration: sur la mort de centaines de milliers de gens s’est bâti un nouveau monde. On peut cependant trouver dans son identification des causes de l’utilisation de la bombe une vision très centrée sur le nationalisme militaire nippon et la volonté des Etats-Unis de tester leur nouvelle arme, ce qui est certes indiscutable. Mais peut-être aurait-il pu aussi placer la bombe dans le contexte de la mise en place des blocs de la future Guerre Froide (démonstration de force vis-à-vis des Soviétiques et politique d’interventionnisme dans les pays non-occidentaux soutenue par le racisme occidental à leur égard). La vision de Nakazawa est malgré tout très complète, et originale par son honnêteté de témoin et son point de vue orienté sur la Guerre de Pacifique.

Au fil des années, Nakazawa va poursuivre son oeuvre sur des milliers de pages, dont malheureusement aucune traduction française n’a encore été réalisée en dehors de la première partie. Il suit ses personnages, collant à sa propre existence, à celle de ses proches et de victimes survivantes. C’est dorénavant le sort des personnes irradiées, les hibakusha, que l’on découvre, la bombe tuant encore aujourd’hui. La ville de Hiroshima se reconstruit et la vie s’organise : à l’errance du début succède l’installation dans une nouvelle maison, ce sont aussi les retrouvailles avec le retour des deux frères de Gen, Koji et Akira, les rencontres de yakusa qui profitent des enfants orphelins pour commettre leurs crimes, le rationnement continuel en riz, les GI’s installés en conquérants, les tests pratiqués par l’organisation scientifique américaine ABCC sur les irradiés. Curieux mélange de chaos et d’ordre retrouvé, de violence et de renaissance, la vie de l’après-guerre est dépeinte sans ménagement par Nakazawa, qui insiste particulièrement sur l’omniprésence de la mort dans l’existence de chacun. Le temps s’écoule lentement, mais les maladies dues à la bombe s’étendent, n’épargnant aucune famille. Dans le 10ème tome, dont l’action commence en 1953, les hibakusha sont encore et toujours au coeur du récit.

Une telle oeuvre ne pouvait passer inaperçue, d’autant qu’elle atteint une ampleur exceptionnelle. En 1975, Gen aux pieds nus compte déjà 4 volumes ; l’année suivante est réalisée une adaptation animée qui remporte de nombreux prix. L’oeuvre est déclinée sous toutes ses formes : opéra, film d’animation, série en dessin animé. Gen est un best-seller, traduit en plusieurs langues (anglais, allemand, suédois, espéranto). Nakazawa devient l’auteur de manga le plus connu au monde (il le restera jusqu’à la parution de Akira, de Katsuhiro Ôtomo. Aux Etats-Unis, Educomics édite Je l’ai vu en 1982 puis des extraits de Gen sous le titre Barefoot Gen. La version française, uniquement la première partie et encore tronquée, est publiée en 1983 chez les Humanoïdes Associés, sous le titre Gen d’Hiroshima, en 1983. Albin Michel en réédite le premier tome complet cette fois en 1990, mais avec un titre totalement opposé au message du manga, Mourir pour le Japon et un sous-titre qui a le mérite d’être explicite, La véritable histoire d’une famille anéantie par Hiroshima.

Keiki Nakazawa est aussi l’auteur de manga d’humour, et de chroniques familiales plus ou moins dramatiques regroupées en plus d’une quinzaine de volumes sous le titre Histoires de paix. Par des conférences et la réalisation de reportages télévisés sur les armes nucléaires, il poursuit son oeuvre d’information et de dénonciation.

Une réédition prochaine de Gen en français est prévue chez Vertige Graphic (qui a refait une traduction complète). Nakazawa a aussi raconté des bribes de sa vie pendant et après la bombe dans J’avais 6 ans à Hiroshima. Une chance pour nous de découvrir une oeuvre passionnante et indispensable pour comprendre Hiroshima et le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

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