Entre Spleen et sang

Elektra & Wolverine : les rédempteurs

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Deux ans après le sublime Sandman : Les chasseurs de rêves, AMANO Yoshitaka illustre de nouveau la prose d’un scénariste américain. Si AMANO avait trouvé en Neil GAIMAN un interlocuteur privilégié, lui offrant la sensibilité dont il a besoin pour réaliser ses peintures, qu’en est-il de Greg RUCKA ? Qui plus est, le projet de Elektra & Wolverine étant finalement bien proche de celui de Sandman, ne peut-on craindre une redite ?

La naissance du projet

En 2000, Jenny LEE, est alors editor (superviseur) chez Vertigo DC (Batman, Superman). Elle a l’idée brillante d’initier une collaboration entre Neil GAIMAN et AMANO Yoshitaka. Le premier est l’auteur maintes fois récompensé du comics Sandman, et le second, un des plus grand artiste japonais encore vivant. Le résultat est exceptionnel : Neil GAIMAN réinvente un conte japonais dans lequel il introduit son Sandman et AMANO Yoshitaka offre des peintures d’une beauté presque palpable, en communion parfaite avec les mots du romancier anglais.
En 2001, Jenny LEE quitte le giron de DC, pour celui de Marvel (X-Men, Spider-Man). Ayant lié de bonnes relations avec AMANO, elle lui propose un projet similaire à celui de Sandman. L’idée, dans la grande tradition du comics, est de faire se rencontrer deux stars de la maison : Elektra et Wolverine. Marvel est alors en pleine restructuration sous la direction de son Président Bill JEMAS et de son Editor in chief (Rédacteur en chef) Joe QUESADA (1). L’idée est de rendre les comics de la Marvel plus audacieux et surtout, d’attirer un nouveau lectorat. Le projet de roman prend donc sens : attirer des non lecteurs de comics en leur proposant un produit plus adulte et luxueux. Le graphic-novel (roman graphique) Elektra & Wolverine : The Redeemer (Elektra & Wolverine : Le Rédempteur) sort alors en trois volets dans les boutiques de comics avant d’être édité dans un grand format luxueux, semblable à l’édition française.

Qui sont-ils ?

Elektra est un assassin ninja, apparue dans les pages de Daredevil lorsque Frank MILLER, un jeune auteur de 24 ans, reprit le titre en main à partir du numéro 168 (2). Ce dernier, fan du manga Lone Wolf and Cub donne à son comics une coloration japonaise remarquable. Wolverine est pour sa part membre du groupe des X-Men, composé de mutants luttant pour protéger l’humanité contre les mauvais mutants. Créé en 1975 dans Uncanny X-Men 94, le personnage a acquis une popularité ne s’étant jamais démentie depuis.
La rencontre entre les deux personnages est riche en développement. Wolverine est amnésique et en quête de son passé, il a reçu une formation de ninja et de samouraï, possède un squelette renforcé en adamantium (4) et des griffes du même métal. En quête de son humanité, il cherche à lutter contre son côté animal. Un problème auquel Elektra est aussi confrontée. Assassin professionnel, elle ne peut compter que sur un entraînement intensif et ses saïs (poignards japonais) pour se défaire de ses ennemis. Son père ayant été assassiné alors qu’elle était jeune, elle a suivi une formation ninja pour le venger. Aujourd’hui, elle a perdu une partie de son humanité et reste désespérément accrochée à ses derniers vestiges.

Dans Le Rédempteur, Elektra doit tuer un homme. Le crime se passe comme elle l’espérait, mais la fille de l’homme, Avery, voit la scène. Elektra s’enfuit… Un membre des services secrets vient voir Wolverine, caché dans la montagne. Il lui demande de protéger Avery et sa mère, en échange de quoi, il pourrait bien en apprendre plus sur son passé. Le mutant accepte, mais Elektra réussit à enlever la fille sous ses yeux. Une course poursuite commence alors entre les deux assassins. Mais rien n’est simple dans cette histoire et Elektra et Wolverine découvrent très vite que les cartes sont truquées depuis le départ : comment s’en sortir vivant puisque leur mort a déjà été programmée ?

Un travail d’auteur(s)

La présence de Greg RUCKA sur le projet n’a rien de bien surprenant. L’homme a commencé comme romancier, en signant des polars très remarqués comme la série des Atticus Kodiak. Lorsqu’il se lance dans les comics, il signe ses premiers titres chez un petit éditeur, Oni Press avec Whiteout (récompensé par un Eisner Award) ou Queen and County. Il se fait alors remarquer par DC, pour lequel il écrit de nombreux épisodes de la vie de Batman. Marvel ne tarde pas à s’intéresser à lui, et lui propose de travailler pour eux. RUCKA a un don : il sait écrire de très bonnes histoires policières, mais il a aussi un réel talent pour mettre en scène les personnages féminins, reprenant la tradition inaugurée par un Chris CLAREMONT (Uncanny X-Men) à son zénith. Son affection pour Elektra et Wolverine est réel : depuis, Greg RUCKA a repris le scénario des deux titres réguliers consacrés aux personnages.

A la peinture, la présence d’AMANO (5) s’avère plus surprenante. Celui ayant révolutionné le monde du jeu vidéo en créant les personnages de Final Fantasy et imaginé des mondes ténébreux avec Vampire Hunter D ou Tenshi no Tamago (avec OSHII Mamoru), préfère la fantasy au monde réel : « J’aime les univers d’héroïc-fantasy pour la liberté qu’ils m’offrent. Dans un univers de type historique, je ne peux m’exprimer comme je le veux car il me faut respecter son cadre. Dans l’héroïc-fantasy, je suis affranchi de ces contraintes », nous a confié l’artiste japonais. Le retrouver sur un titre polar peut donc déstabiliser. Interrogée à ce sujet, Jenny LEE s’explique : « Lorsque je me suis rendue au vernissage de ses oeuvres à Soho (à Londres, NDLR) en 1997, tous mes a priori sur le style d’AMANO se sont effondrés. Il y avait beaucoup de diversité et de richesse dans son travail, des éléments fantastiques, mais aussi une ambiance ténébreuse et étrange. AMANO a toujours cherché à s’ouvrir à de nouvelles aventures. J’ai alors pensé à lui offrir l’opportunité de travailler un film noir, et je lui ai proposé Le Rédempteur. J’étais très intéressée à l’idée de le voir s’approprier ce genre, et je savais qu’il allait y apporter quelque chose de neuf. Et c’est exactement ce qu’il a fait ! »

Si on peut donc comprendre la présence des deux hommes sur le projet, il faut noter l’absence de communication sur le projet. AMANO commente : « Lorsque j’ai travaillé sur Sandman avec Neil GAIMAN, nous avons développé le projet ensemble : l’histoire et les peintures sont nées en parallèle. Avec Greg RUCKA, je n’ai eu aucun contact. J’ai reçu le script traduit, et j’ai conçu mes peintures comme s’il s’agissait d’un story-board de cinéma. » Ceci explique peut-être pourquoi certaines de ses illustrations ne respectent pas les descriptions de RUCKA. Un exemple ? Elektra, au début du livre, se masque pour réaliser son contrat. Mais dans la peinture d’AMANO, le visage d’Elektra reste visible. « Greg (RUCKA) essayait de rendre Elektra la plus crédible possible, souligne Jenny LEE, mais le travail de Mr AMANO était de faire ressentir la tension lors de l’exécution du crime. Une chose très dure à retranscrire si le personnage porte un masque. M. AMANO a donc préféré trahir le texte, pour mieux en faire ressortir l’émotion… De plus, les illustrations sont surtout là pour apporter un complément au récit. Elles ne sont pas indispensables au récit comme dans un comics. Si les images et le texte sont le reflet l’un de l’autre, le résultat aurait pu être redondant. Nous avons donc laissé Mr AMANO libre de créer comme il le souhaitait. »

La beauté de la mort

Immanquablement, le lecteur ayant déjà lu Sandman : Les chasseurs de rêves et prenant en main Elektra & Wolverine : Le Rédempteur, ne pourra qu’être déçu par le résultat. Bien sûr, le niveau de l’oeuvre reste excellente, mais la magie de la relation Neil GAIMAN/AMANO Yoshitaka ne se retrouve pas.

Le texte de RUCKA pose, tout comme les peintures d’AMANO, un problème. RUCKA s’avère un auteur de polar connu et doué. Pourtant, la lecture de Rédempteur déçoit d’un point de vue stylistique. Son histoire utilise en effet un style roman de gare, ne rendant pas justice à la force de son récit. Et de la force, il y en a… RUCKA aime les femmes et il le montre bien : les sentiments agitant Elektra sont particulièrement bien mis en avant. Idem pour Avery et sa mère. Pour chaque personnage, le romancier semble connaître parfaitement leurs pensées les plus intimes, leurs souffrances cachées, leur façon de réagir face au monde. Du coup, ce sont les hommes les victimes : Wolverine, pourtant un héros habitué à se sortir des pires situations, semble ici totalement perdu, incapable de comprendre la situation, et surtout d’y faire face. Les fans vont grincer des dents… Ne parlons même pas de Kiefer, l’agent engageant Logan, caricatural à souhait dans le rôle du sale type sans états d’âmes.

Quant aux peintures d’AMANO, le contraste se marque entre certaines toiles, superbes, et d’autres, presque banales. Un comble pour un peintre dont le travail ne laisse normalement personne indifférent. AMANO semble avoir eu du mal à s’immerger dans l’univers de film noir de RUCKA. La manager de M. AMANO nous confiait d’ailleurs à ce sujet qu’il avait photographié des poubelles à Paris, pou avoir des images de références pour le livre. Des poubelles… Et tant pis pour la poésie.

Et pourtant. Pourtant, malgré les défauts bien présents, le lecteur se sent irrémédiablement aspiré dans les pages du livre. Une fois entamé, impossible de le lâcher. La raison ? Une synergie bâtarde, mal ajustée, mais bien réelle, se crée entre RUCKA et AMANO. Le meilleur exemple se trouve dans une scène en particulier : Wolverine, Avery et sa mère sont dans une voiture attaquée à la roquette par Elektra. La voiture explose et les passagers sont éjectés. Là où un illustrateur aurait choisi de traiter l’explosion d’une manière réaliste, AMANO la figure sous la forme d’une multitude de couleurs évoquant des pétards japonais ou encore une fête foraine avec, en surimpression, un Wolverine et une Avery terrifiés. Ce contraste, entre la douceur apparente de l’explosion et l’expression des héros crée un effet formidable. Elle prouve comment deux auteurs peuvent mêler leur sensibilités propre dans une même scène et transmettre deux sensations différentes et complémentaires au lecteur.

Une dernière danse

En dépit des critiques formulées à l’encontre de Elektra & Wolverine, le livre mérite néanmoins le détour. Les néophytes en comics n’auront aucun problème pour comprendre le récit, puisque tout a été fait pour que le lecteur découvre les personnages. Quant au travail d’AMANO, même décevant, il reste à cent coudées au dessus de la mêlée générale. Comparer Elektra & Woverine et Sandman : Les chasseurs de rêves prouve toutefois combien le dialogue entre deux auteurs occupe une place prépondérante, et permet parfois de transformer une oeuvre appréciable en un véritable chef d’oeuvre.

Remerciements à AMANO Yoshitaka, Jenny LEE et Greg RUCKA.

Elektra & Wolverine : Le Rédempteur est disponible aux éditions Panini, dans la collection Marvel Graphic Novels, au prix de 25 euros.

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