Histoire de la BD coréenne

0

La première partie de l’exposition consacrée au manhwa ou bande dessinée coréenne insistait sur les liens fondamentaux existant entre ce medium artistique et l’histoire politique, économique et culturelle de la Corée. Des débuts prometteurs vite bloqués par l’annexion japonaise, puis la partition en deux Etats en 1948, une Corée du Sud soumise aux coups d’Etats successifs et à l’emprise des autorités sur la création et les medias, jusqu’à l’évolution accélérée de la fin des années 80… Non considérée comme artistique, la bande dessinée coréenne a été, selon KIM Jin-sung (1), « longtemps sous influence, inhibée par la créativité japonaise et l’ascendant culturel des Etats-Unis », produisant « des séries bon marché, en noir et blanc, décalquées sur l’univers des mangas et des comics strips » . L’exposition présentée par la Corée au Festival d’Angoulême a préféré mettre en lumière la lente évolution d’une bande dessinée liée à un contexte historique difficile.

Comme souvent dans l’histoire de la bande dessinée en général, la BD coréenne entretient des liens distendus avec des formes d’expression anciennes. Les premières influences picturales sont liées à la peinture asiatique, notamment chinoise. Concernant la narration, les formes récitatives ou rituelles que sont le Pansori (long poème épique chanté) ou la cérémonie chamanique du Gut ont façonné une forte tradition narrative. Existent des filiations lointaines mais plus évidentes : la Corée des siècles passés a en effet laissé des traces de récits mêlant dessin et texte. Utilisant cette coexistence, une fresque du Ve siècle ou des gravures de canons bouddhiques du Xe siècle, peuvent être vues comme des ancêtres du manhwa, dans son aspect formel. Ces formes d’art et de communication mariant dessin illustratif et écriture ne sont pas à proprement parler de la bande dessinée, car elles n’en utilisent pas les spécificités, se contentant de faire coexister les deux modes d’expression.

Les prémisses du manhwa résultent de la création d’une presse nationale et de l’influence occidentale. Le premier journal du pays, Hanseongsunbo, paraît le 30 octobre 1883. En 1909, le premier caricaturiste coréen, LEE Do-yeong, publie ses dessins dans Daehanminbo, et d’autres journaux font paraître des illustrations. Mais la bande dessinée coréenne connaît sa première vague de censure et d’interdits avec l’occupation japonaise. Annexée en 1910, la Corée traverse les années 20 et 30 sous l’oppression nippone qui se fait sentir aussi sur les organes de presse. En 1920 paraît Les vains efforts d’un idiot (Meongteonguri heotmulkyeogi) en publication dans le journal de Kim dong-sung. Suivront les premières BD proches dans leur formes des séries publiées en Occident. Parallèlement se développent les styles du Manmun manhwa (BD en une seule case), la bande en quatre cases, la BD d’actualité… et la BD de propagande initiée par le Japon. La bande dessinée japonaise est aussi importée en Corée. Le manhwa vit ses premières décennies d’existence dans des conditions difficiles, davantage coincée entre censure et propagande que soumise à l’influence d’une bande dessinée nippone dont l’apogée est à venir. Dès cette époque, le manhwa est souvent utilisé à des fins politiques, ce qui est encore le cas aujourd’hui.

près la Seconde Guerre Mondiale, Soviétiques au Nord et Américains au Sud succèdent à l’occupant japonais. En 1948, le pays est scindé en deux par la création des Etats de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. La presse se réorganise, des revues pour enfants et pour adultes voient le jour, telles Manhwa Haengjin (« La BD en marche ») en 1948 et Manhwa News en 1949. KIM Seong-hwan et KIM Sung-hwan, père du premier personnage populaire de la BD coréenne, le professeur Kojubu, comptent parmi les dessinateurs les plus influents. Avec le début de la guerre de Corée en 1950, chaque camp développe sa bande dessinée de propagande. Les dessinateurs sont réquisitionnés sur les tracts, affiches et publications militaires. En 1952, KIM Sung-hwan crée Le soldat Totori, grand succès populaire exaltant le courage des soldats du Sud. A l’approche de la fin de la guerre, en 1953, apparaissent des bandes dessinées d’une vingtaine de pages, de mauvaise qualité de fabrication, les Takji manhwa. Sans cases ni bulles (les bulles naissent dans les années 20), ces manhwa d’aventures sont destinés aux enfants, les adultes se contentant d’une bande dessinée bâillonnée par les autorités.
Tout comme le pays, le visage de la bande dessinée en Corée du Sud change dans la seconde moitié des années 50. Les bulles viennent s’immiscer systématiquement dans les cases, les premières salles de prêt ou manhwabang sont ouvertes, de nouvelles revues populaires voient le jour, parmi lesquelles la célèbre Arirang. Grâce à la stabilité du paysage de la bande dessinée coréenne sont alors lancés les premiers albums, beaux livres qui s’inclinent pourtant face au développement des salles de prêt. Le genre roi est la bande dessinée humoristique de presse pour adultes, mais le manhwa s’ouvre à d’autres genres : récit historique avec PARK Kwang-hyeon et KIM Jong-rae, science-fiction, fantastique chez PARK Ki-dang, récits didactiques, albums pour jeunes filles…

Le devenir du manhwa demeurant toujours liée à la situation politique, le coup d’Etat du 16 mai 1961 freine considérablement son évolution; à la censure continuelle imposée par les autorités vient s’ajouter en 1966 le monopole du distributeur Hapdong Munwhasa. En 1965 est signé un Traité d’amitié et de commerce avec le Japon, permettant à la Corée de recevoir des aides de son ancien occupant. La culture nippone étant malgré tout interdite d’importation (elle le sera officiellement jusqu’en 1998), le manga japonais, révolutionné par TEZUKA Osamu, pénètre en Corée sous forme de copies (point mentionné discrètement par l’exposition, tout comme l’influence des comics strips américains).
La reprise des relations diplomatiques avec le Japon ne s’accompagne pas d’une démocratisation du régime. Au contraire, les institutions politiques font preuve d’un autoritarisme grandissant : le 27 décembre 1972 est proclamée la Constitution Yushin, marquant une nouvelle étape dans l’atteinte aux libertés fondamentales. Muselé, le manhwa s’épanouit dans le récit narratif. Le drame historique domine la bande dessinée pour adultes au milieu des années 70 : les adaptations en manhwa de classiques chinois et coréens de GO U-yeong et les sagas de BANG Hak-ki sont de grands succès populaires. La bande dessinée pour enfants se développe dans les registres comiques ou d’aventures. La situation globale de la BD coréenne demeure précaire : la bande dessinée féminine ou Sunjeong manhwa disparaît du marché et le manhwa satirique muselé continue pourtant d’exister (la série humoristique Goindol de PARK Su-dong, née en 1974, paraîtra presque 18 ans).

Le coup d’état militaire du 12 décembre 1979 et la violente répression des manifestations populaires et étudiantes qui suivent annoncent des années sombres pour la Corée. L’emprise des institutions politiques se resserre encore, faisant de la décennie 80 une période de terreur. Les salles de prêt, toujours cruciales pour la BD coréenne, commencent à proposer de longs récits narratifs. Etalé sur de nombreux volumes, le genre est lancé par LEE Hyeon-se avec Une redoutable équipe de base-ball (Gongpoeu Oeingudan). Les péripéties de ces joueurs coréens prêts à tout pour battre notamment les équipes japonaises va connaître de nombreux ersatz. Une autre série très populaire dans les salles de prêt est L’araignée chamane (Mudang Geomi) de HEO Yeong-man, consacrée au destin d’un boxeur. Parallèlement à la toute puissance des salles de lecture, une presse magazine commence à prendre ses marques. En 1982 est crée le mensuel L’île au trésor (Bomulseom). Le manhwa va progressivement accompagner la libéralisation des dernières années de la décennie 80.
La manifestation du 10 juin 1987 provoque la mise en place d’une politique d’apaisement. Aussitôt, les choses bougent. Le manhwa s’ouvre à des genres inexplorés jusque là, en premier lieu le récit réaliste. LEE Hee-jae, par de courtes histoires, raconte la vie à la campagne et la pauvreté dans les villes, KIM Hyeong-bae aborde le conflit vietnamien, quand dans un registre différent KIM Su-jeong invente avec Dooly le petit dinosaure un héros un rien rebelle et moqueur, qui devient un énorme succès, engendrant dessins animés et produits dérivés. La BD d’actualité connaît son apogée avec le militant PARK Jae-dong, présent à Angoulême cette année (voir notre interview). Le manhwa féminin réapparaît, Renaissance est le premier des magazines consacrés à cette BD. HWANG Mi-na qui, contrairement à nombre de ses consoeurs, situe ses récits dans la Corée contemporaine, KIM Jin ou encore KIM Hye-rin (L’épée de feu) deviennent des auteurs-phares. De nouvelles dessinatrices émergent par le biais des groupes amateurs, comme KANG Gyeong-ok. Aujourd’hui, la moitié des dessinateurs de BD coréens sont des dessinatrices !
Le manhwa s’enrichit aussi graphiquement, se cherche dans de nouveaux styles, tandis que son marché se transforme avec la mise en place du système éditorial japonais (prépublication dans une revue avant la publication en album).

Avec les années 90, le manhwa, après des décennies de frustration, accomplit sa petite révolution, et trouve enfin sa place.

Parlez-en à vos amis !

A propos de l'auteur