Intarissable est la mangaka TAKAHASHI Rumiko, quand il s’agit d’aventures sentimentales rocambolesques. Née en 1957, l’illustre auteur des célèbrissimes Lamu, Maison Ikkoku et Ranma ½, et d’histoires horrifiques plus personnelles, les Rumic World, n’a pas peur de multiplier pages et rebondissements, au risque de lasser. Sa nouvelle série (saga ?) qu’est Inu Yasha, commencée en 1996 et comptant déjà 28 tomes, rejoindra-t-elle Ranma ½ et ses 38 volumes au panthéon des récits interminables ? Le couple, élément central des récits de TAKAHASHI, est de nouveau étrangement assorti, mais cette fois il s’efface presque totalement au profit d’une suite de castagnes blasantes. Le nouveau manga takahas©hien peut décevoir.
Il y a bien longtemps, dans un petit village… Le hanyo Inu Yasha, être maléfique mi-homme mi-démon, sème la terreur pour s’emparer de la perle de Shikon. La prêtresse Kikyô, blessée, parvient à l’enchaîner à un sort, avant de mourir. Afin de l’empêcher de retomber entre de mauvaises mains, la perle est incinérée avec Kikyô.
En 1996, à Tôkyô. Kagome, 15 ans, vit dans un temple avec sa famille. Enlevée par un monstre à travers le puits, elle atterrit dans un petit village, en plein Moyen-Age. Le monstre qui la poursuit attaque le village, attiré par la la perle de Shikon que Kagome porte en elle. Une aide inattendue se présente en la personne de Inu Yasha, réveillé de son sommeil par la proximité de la jeune fille. Immobilisé, le hanyo lui propose de la débarrasser de la créature maléfique si elle retire de son corps la flèche qui le maintient prisonnier. Kagome accepte et Inu Yasha, libéré, combat le monstre avant de réclamer la perle. La jeune fille, avec l’aide de la prêtresse Kaede, parvient à le maîtriser grâce à un nouveau sortilège, et Inu Yasha et Kagome sont désormais liés. De retour au village, Kaede raconte à Kagome l’histoire de la perle de Shikon, convoitée par les hommes et les démons pour son grand pouvoir, et de sa soeur Kikyô, dont la lycéenne semble être la réincarnation.
Deux jours plus tard, de nouveau attaquée par un monstre à la recherche de la perle, Kagome tire une flèche magique qui fait voler la perle en éclats. La jeune fille et Inu Yasha sont désormais obligés d’unir leurs forces pour retrouver les fragments dispersés de perle.
Recyclage de takahasheries ? Sans aucun doute. Le manga est doté d’une première dimension horrifique via la galerie de monstres qui remplissent ses pages. L’époque du hanyo est un temps mystérieux où hommes, démons, fantômes et autres esprits cohabitent. C’est manifestement avec délectation que TAKAHASHI imagine, en revisitant le bestiaire traditionnel fantastique japonais, un panthéon de monstres souvent héritiers des créatures de ses Rumic World. Inu Yasha est à ce titre un vrai catalogue: femme au long corps de mille-pattes (cousine graphique des sirènes de la série des Mermaid’s), zombies animés par l’esprit des démons dont la forme varie d’un corbeau à trois yeux à un crapaud géant, femme utilisant les cheveux comme des couperets, femme sans visage, masque de chair cannibale, génie issu de l’âme d’un enfant, renard, monstre au corps d’araignée et à tête d’humain, sorcière, loup des ténèbres… TAKAHASHI laisse aussi son goût pour les os s’exprimer, parsemant ses cases de crânes, côtes, fémurs et autres squelettes.
L’autre versant horrifique exploité par la mangaka est lié au choix d’une ère historique troublée, qui lui permet de se faire plaisir dans l’épique sanguinolant. Le passé que découvre Kagome, l’époque Sengoku (située entre 1467 et 1568), est en effet une période terrible : c’est le Japon médiéval des guerres incessantes et des famines, un cadre historique violent et cruel. Ce décor confère à l’histoire une tonalité sanglante et brutale, déjà exploitée dans les Rumic World, comme par exemple dans le récit Fire Tripper, l’héroïne y réalisant là aussi des sauts dans le temps entre aujourd’hui et le XVI e siècle. Même si atténuée par rapport aux Rumic World, l’horreur dans Inu Yasha est omniprésente : les combats entraînent blessures, brûlures, morsures, mutilations, décapitations, énucléation, cannibalisme… Le sang gicle sous les coups de sabre ou de griffe de Inu Yasha, qui découpe ou déchire à tour de bras.
Ce côté synthétique du manga, qui reprend les obsessions un peu glauques de son auteur n’a rien de désagréable, au contraire. Mais il renforce le sentiment général de déjà-vu et de lassitude, lié davantage à une intrigue de départ qui ne remplit pas ses (maigres) promesses.
Les aventures épiques et les combats contre des créatures maléfiques vont-ils laisser à Inu Yasha et Kagome le temps de percer à jour leurs sentiments ? A en juger d’après les premiers tomes, au fil des pages la baston devient le coeur du manga, avec une fréquence et une régularité susceptibles de lasser. TAKAHASHI, après avoir posé les jalons d’une histoire qui sent le réchauffé, délaisse vite ses personnages et leurs émotions au profit de combats peu intéressants et répétitifs. Il y a de quoi être déçu, de la part de la reine du désordre amoureux. Les relations entre Inu Yasha et Kagome sont pourtant a priori alléchantes. Incompréhension, hésitation, susceptibilités, malentendus, disputes, séparations et retrouvailles s’enchaînent, dans la droite ligne des autres séries de TAKAHASHI. Ce couple-là joue à fond la carte de la différence : on est de ce point de vue plus proche de Lamu (ou les amours d’une extraterrestre et d’un terrien) que de Maison Ikkoku (où les différences étaient avant tout sociales et les disputes liées aux malentendus ou à la confusion intime des personnages) ou de l’altérité minimisée de Ranma ½, axée sur l’ambiguïté sexuelle comme facteur à la fois d’intimité et de rejet.
Ici, tout sépare d’emblée la belle et la bête. Leurs époques, leurs intérêts, caractères et personnalités, mais aussi leurs natures mêmes. Kagome est une citadine du XXI e siècle qui se rebiffe contre les coups de griffes de ce demi-homme d’un autre âge. Inu Yasha, jeune homme très « masculinisé » (les affrontements qui l’opposent aux monstres sont de véritables démonstrations de virilité, notre héros se battant qui plus est à l’aide d’un sabre dont la taille varie fortement, arme « réveillée » par Kagome…), tient aussi du chien et du démon. Sa bestialité renforce la basique opposition sexuelle homme/femme. Son animalité ne s’exprime pas seulement physiquement (ses oreilles de chien que Kagome aime tant peloter, ses sens plus aiguisés que ceux d’un humain), mais aussi par son côté rustre et sauvage, et par sa force physique et sa violence ! La distinction sexuelle, et les enjeux de séduction qui en découlent, s’en trouvent exacerbés, augmentant ainsi le côté difficile et… dangereux de leur relation. La masculinité animale de Inu Yasha, déjà menaçante, l’est d’autant plus que l’homme-chien est un demi-démon, donc un être maléfique. On apprend d’ailleurs que les motivations qui le poussent à vouloir récupérer la perle de Shikon sont d’ordre démoniaque ! Sa dangerosité est une chose avérée, le hanyo étant responsable de la mort de celle qu’il aimait il n’y a pas si longtemps, la prêtresse Kikyô. La relation entre Inu Yasha et Kagome, conflictuelle du fait de leurs différences accusées, est encore complexifiée par l’amour du demi-démon pour la femme dont Kagome est la réincarnation.
On nage en plein vrai/faux triangle amoureux inavoué, le vaudeville n’est pas loin, pourrait-on croire… Mais vu comme c’est parti, il est à redouter que l’histoire d’amour impossible continue d’être un prétexte entre des séances de castagne pas folichonnes.
Après 28 tomes sans que soit apparu le mot « fin », un film animé et une série TV d’animation toujours en cours qui compte près de 100 épisodes, peut-être le moment de la conclusion du manga approche-t-il. TAKAHASHI pourra-t-elle échapper, après avoir tant tiré sur la corde, à une fin en queue de poisson ?
Inu Yasha, de TAKAHASHI Rumiko, éditions Kana,tome 1 à 7 parus. Inu Yasha, la série TV, une production YTV et Sunrise Inc.
DVD édité par Dynamic Visions, japonais sous-titré français,volume 1 (4 épisodes) paru.
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