Joann SFAR / MIZUNO Junko

Le face à face

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Tandis que le jeune surdoué de la BD franco belge – qui cartonne actuellement notamment avec Petit Vampire ou sa collaboration à la série Donjon – jouait d’un air guilleret quelques notes d’harmonica, la foule se pressait, nombreuse, sur l’espace manga manhwa.

Kawaï morbide

Junko et Joann n’étaient certes pas des inconnus l’un pour l’autre. A la demande de Joann, fasciné par « la perversité, la drôlerie et le graphisme faussement enfantin » de Junko, ils s’étaient en effet déjà rencontrés au Japon.
Des points communs chez les deux artistes ? Leur façon de tenir le stylo tout d’abord, en le faisant reposer sur l’annulaire et non l’index, une singularité mal vue dans les deux pays (on se souvient que l’écrivain Georges PEREC était également raillé par ses amis de l’OuLiPo pour sa façon identique de tenir ses cigarettes). « c’est pas bien, j’ai vu beaucoup de psys quand j’étais petit, parce que je dessinais des monstres… », commente malicieusement Joann. Certes… Mais encore ?

Si Junko est assez réservée, Joann jubile littéralement en racontant à sa place certains de ses manga, comme « cette histoire en noir et blanc, mettant en scène un petit nuage très mignon à première vue : or, ce n’est pas un nuage, c’est un intestin qui vient de l’espace et qui veut baiser des femmes ! », parsemant à l’occasion ses commentaires enflammés bon mots : « Cinderella, c’est Cendrillon qui part à minuit en oubliant son oeil de verre… »

Poésie surréaliste

Intarissable sur le fantastique joyeux de MIZUNO, SFAR enchaîne : « ça lui permet de placer des choses encore plus horribles, comme quand Mr Cochon se découpe une tranche de lui-même pour nourrir des gens, dans Hansel et Gretel. C’est une poésie que n’aurait pas reniée André BRETON ! Ou encore la boîte de conserve sur la bouche du petit garçon pour l’empêcher de parler trop fort, ce sont des idées qui foutent vraiment la trouille. Aligner des dessins, c’est facile, mais mettre vraiment mal l’aise, c’est pas évident. Et s’attaquer aux enfants, c’est encore mieux ! ».

Le dessinateur réussit même à arracher quelques confidences à la timide Japonaise à propos de son rapport étrange à al nourriture et aux matières organiques : « j’étais anorexique quand j’étais plus jeune, j’avais une obsession vis à vis de la nourriture ; déjà quand j’étais enfant, j’adorais regarder des photos de nourriture, c’était un plaisir », lâche Junko. Une attraction répulsion qui se retrouve jusque dans ses choix graphiques : « j’utilise la couleur pour que mes dessins de nourriture soient bien appétissants ; je m’inspire de pubs pour la nourriture des années 60 et 70, et peut-être aussi couleur des jaquettes de disques américains. »

Points communs, mais divergences culturelles aussi, notamment au niveau de la vision de la représentation de l’érotisme : « Vous avez peut-être l’impression qu’il y a beaucoup de choses érotiques au Japon, mais quand on y vit, on s’aperçoit qu’il existe néanmoins une sorte de barrière moral explique MIZUNO Junko. Les filles ne doivent pas être trop ouvertes à ce genre de choses. La société est peut-être en train de changer, mais on m’a éduqué de cette façon. Mon dessin est peut-être une sorte de rébellion. »
SFAR embraye : « Quand je suis arrivé au Japon, j’ai vu dans le métro une affiche de pub avec deux garçons qui s’embrassaient en se tripotant… Et c’était en fait tiré d’une revue érotique pour filles ! Il est donc important de décoder les référents culturels ; de son côté par exemple, quand Junko voit une figurine de Manara avec des gros seins, elle peut penser que c’est un symbole de liberté sexuelle, alors que nous l’interprétons comme un résidu de frustrations. »

Indés farouches ou désir d’omnipotence ?

Points communs dans les thématiques traitées, mais aussi dans la façon de travailler. On se rappelle que Joann SFAR s’est particulièrement investi sur l’adaptation de Petit Vampire en série animée aux côtés de l’équipe de France Anim : « je fais partie d’une génération qui ne veut plus de produits dérivés : quand notre personnage va ailleurs, on veut l’accompagner. Je crois que Junko a le même rapport à propos de ses jouets : sa démarche s’apparente à de l’art contemporain ».

En effet, si la jeune mangaka s’investit jusqu’aux produits dérivés de ses séries, elle prête aussi une attention particulière aux traduction de ses oeuvres : « si les sociétés éditrices ne me permettent pas de participer à l’adaptation, je refuse le projet. J’ai d’ailleurs envie d’apprendre un peu à lire le français pour poursuivre ma collaboration avec IMHO. Au début, c’était difficile de faire passer mes points de vue, mais ça fait 10 ans que je travaille de cette manière, les éditeurs japonais l’ont bien compris, je suis contente de ce système. »
Les deux auteurs mettent également un point d’honneur à s’occuper de leurs contrats : « c’est un gage de liberté extraordinaire », selon Joann SFAR.

Oui mais alors, un projet à quatre mains, c’est pour quand ? SFAR répond avec un sourire gêné : « c’est comme si on venait à peine de dîner ensemble. Moi, les gens avec qui je travaille, c’est des potes que je connais depuis 10 ans ». On se dit rendez-vous dans 10 ans ?

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