Cette bande dessinée-là, difficile de la rater dans les rayonnages de présentation des librairies. Ni BD au classique format « franco-belge », ni épais volume destiné aux fastueuses oeuvres graphiques de certains auteurs, son format à l’italienne la distingue d’emblée de ses voisines de papier. Sur sa sobre couverture ocre jaune se détache dans la moitié droite un portrait de l’héroïne de l’un des deux récits qui composent le volume, sortie comme par enchantement d’une estampe japonaise. En tournant les pages, on découvre que ce style graphique ne figure pas seulement en couverture, mais bien dans l’ensemble du volume. Les deux contes adaptés par Patrick ATANGAN bénéficient d’un traitement original basé sur une relecture des codes esthétiques de l’estampe nippone. Une invitation au voyage dans l’univers du « monde flottant » est ainsi proposée au lecteur.
Près d’un siècle et demi après son déclin, l’estampe japonaise ou ukiyo-e (« images du monde flottant ») continue, après la vague « japoniste » de la fin du XIXe siècle, d’inspirer les artistes occidentaux. Américain d’origine philippine, Patrick ATANGAN se place dans la lignée de ces admirateurs de l’estampe, tout comme le dessinateur reconnu qui l’a pris sous son aile, Craig P. RUSSELL (1). Auteur de l’introduction qui ouvre le recueil, RUSSELL mentionne les similitudes entre son approche et celle d’ATANGAN vis-à-vis de l’estampe et de l’Art Nouveau européen (le second étant inspiré de la première). La légende de la jarre, premier travail publié du jeune dessinateur, se distingue d’oeuvres simplement japonisantes par son appropriation en profondeur de l’esthétique de l’ukiyo-e. Ni détournement, ni copiage, cette bande dessinée décline respectueusement les codes et motifs de l’estampe, jusque dans sa narration.
Un art de l’éphémère
Aujourd’hui, l’ukiyo-e désigne tout autant une technique qu’un art. L’estampe se définit en effet par ses procédés combinés de peinture, de gravure sur bois, puis d’impression, souvent réalisés par une personne spécialisée dans chaque tâche. Les couleurs étaient passées à l’aide d’un tampon ou d’un pinceau, et l’impression se faisait sur du papier japonais souple et absorbant, après frottage au tampon ou à la brosse.
Outre ses spécificités techniques, l’ukiyo-e est aussi remarquable par son contexte de création et les thèmes abordés. Elle apparaît au XVIIe siècle à Edo (actuelle Tôkyô). Au coeur de la cette cité prospère une culture bourgeoise, qui, en cette période de paix, peut goûter aux plaisirs éphémères de l’existence. Les habitants d’Edo deviennent friands des « images du mode flottant », reproductibles en série, donc bon marché, dont les thèmes s’ancrent dans la vie quotidienne, culturelle ou festive, de l’époque : sont ainsi représentés scènes de rue, de beuverie ou de rendez-vous galants, courtisanes et acteurs, et paysages et impressions de voyages. Si un pan de l’estampe est lié aux scènes de vie du « quartier des plaisirs » de Yoshiwara, elle est dans son ensemble un hommage à la beauté féminine, à travers son visage, son maintien, la délicatesse de ses gestes et l’esthétique particulière de ses coiffes et kimonos. Ce n’est sans doute pas un hasard si Patrick ATANGAN a choisi d’adapter deux contes dont les protagonistes sont des personnages féminins, déesse (La légende de la jarre) ou fleurs les plus belles d’un jardin (Les deux chrysanthèmes). Quant aux autres personnages, ils empruntent également leurs visages, atours et attitudes aux hommes et femmes de l’ukiyo-e.
Beautés graciles et démon grimaçant
Les deux contes traditionnels choisis par ATANGAN sont suffisamment riches pour lui permettre d’exploiter graphiquement au mieux personnages, décors et paysages. La légende de la jarre retrace la quête du pêcheur Nikotuchi pour retrouver sa femme, la déesse O Haru san, fille du roi des mers. Suite à la découverte d’un mensonge de son époux, la jeune mariée s’enfuit, et Nikotuchi n’a dès lors de cesse de la retrouver. Il la découvre prisonnière du démon guerrier Hoso no Kami, qu’il décide d’affronter.
Le second conte, beaucoup plus court, se déroule dans le jardin du moine Issa, où poussent deux chrysanthèmes sublimes. Les compliments s’adressant davantage à la plus vive des deux fleurs, le moine décide de les séparer. Le chrysanthème délaissé dépérit, mais le fils d’une noble famille décide d’en faire son emblème.
Les deux récits, dans leurs sujets, peuvent être rattachés au mitate-e (« images de référence »). Ce type d’estampes prend pour thème le folklore, les légendes ou certains poèmes. Le graphisme d’ATANGAN empreinte quant à lui à plusieurs registres, comme le bijin-ga (portraits de femmes, prostituées, courtisanes ou bourgeoises) et le yakusha-e (portraits d’acteurs du kabuki (2)). Les personnages du dessinateur ressuscitent en effet, dans leurs visages comme dans leurs poses et gestuelles, les images des beautés de l’Ere Edo et des grands noms du théâtre. Le démon Hiso no Kami arbore une figure maquillée et grimaçante, proche des acteurs Ebizô Ichikawa, représenté par Kunimasa Utagawa en 1796, ou Omezô Ichikawa dans une estampe de Enkyô Kabukidô datant de la même année.
Une BD inspirée
Animé par un souci manifeste du détail, ATANGAN recrée les décors élégants de l’estampe, avec la perspective propre à l’art asiatique. Les couleurs, dans les tons ocre, brun, bleu, rouge et gris, traitées en aplats, sont parfois dégradées dans les ciels apparaissant en fond. Certains motifs surgissent de façon récurrente des paysages : la vague (célébrée par HOKUSAI Katsushika), le Mont Fuji (un incontournable de l’estampe), les flancs de montagne, la lune (souvent présente chez HIROSHIGE Utagawa), ou le pont enjambant une rivière (ce dernier élément a fait notamment l’objet d’une série par HOKUSAI). De rares intrusions graphiques « modernes » viennent déranger ce sage hommage à l’estampe des maîtres ; ainsi, se découpe parfois une silhouette en ombre… chinoise, qui nous rappelle, comme la narration, que c’est bien une bande dessinée que l’on a sous les yeux.
En effet, ATANGAN utilise de diverses manières le découpage propre à cet « art séquentiel » qu’est la BD. Il déconstruit un même décor sur plusieurs cases, en zoomant sur tel ou tel détail, sans qu’on en aperçoive jamais la totalité, ou en variant les points de vue. Une même scène peut tout aussi bien s’étaler sur plusieurs cases dans son intégralité, un personnage bougeant éventuellement d’une case à l’autre au sein de ce décor. Un motif peut aussi se déployer sur plusieurs cases, exprimant ainsi la continuité du récit. Au fur et à mesure de la lecture, le format à l’italienne crée la sensation d’être face à un e-makimono ou rouleau à dérouler du Japon ancien, considéré comme l’ancêtre du manga. L’utilisation des fonds possède elle aussi une dimension narrative, en exprimant parfois à travers leur couleur, les sentiments ou actions à venir. D’une façon générale, le dessinateur semble créer certaines planches en s’inspirant d’un trait inhérent à la peinture asiatique, celui de la promenade au sein du tableau (l’oeil y suit un parcours déterminé par le peinture grâce à des éléments quasi narratifs).
Loin d’être une BD surfant sur la mode japonisante, La légende de la jarre constitue un croisement réussi entre le 9e Art et l’esthétique de l’estampe. Toujours intéressé par les légendes orientales, Patrick ATANGAN souhaite leur consacrer une série, baptisée Chants de nos ancêtres. Il prépare actuellement une oeuvre sur la Chine, intitulée La tapisserie de soie, et prévoit d’explorer ensuite l’imaginaire de l’Inde, de la Corée et des Philippines.
Remerciements à Thierry Mornet.
La légende de la jarre, Deux contes du Japon traditionnel, de Patrick ATANGAN chez Semic Album, 12 ?.
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