À propos de Laputa, j’ai eu soudain l’idée de me demander s’il n’y avait pas un lien plus direct que tous les commentaires (ceux que j’ai pu lire, du moins) ne le disent entre le nippon MIYAZAKI et l’oeuvre du révérand irlandais SWIFT, et je me suis tourné vers ma bibliothèque. Non seulement c’est dans les parages du Japon que Gulliver se retrouve au début de la troisième partie (concernant Laputa), mais son bateau est bientôt pris à l’abordage par des pirates japonais. C’est le capitaine nippon qui ensuite protège contre un Hollandais – la seule vraie crapule de son équipage – et qui se montre courtois et généreux : “Il y a plus d’humanité en lui que dans un chrétien” en conclura Gulliver. Mon petit doigt me dit que cela n’a pas déplu à MIYAZAKI ; et si peu même, que son film commence par une prise à l’abordage par les pirates, dirigés par Dora, inénarrable vieille flibustière qui révélera par la suite son bon coeur. Les pirates eux-mêmes sont bien sympathiques, plutôt timides, platoniquement amoureux de la gamine Sheeta, et forment en réalité une structure familliale, sous un puissant matriarcat : toutes choses qui font bien typiquement “Japonais” ! Quant au méchant Hollandais, c’est peut-être le chef des agents gouvernementaux, Muska. Après tout, il est le seul vrai “méchant” des films de MIYAZAKI. C’est un blond aux yeux pâles, donc il pourrait mutatis mutandis venir de SWIFT. Notons que chez ce dernier, Gulliver termine le cycle de Laputa en visitant le Japon, pays que SWIFT admire visiblement (même s’il place une visite à l’Empereur à Edo au lieu de Kyoto).
Rappelons les autres (relatives) convergences SWIFT/MIYAZAKI : Gulliver aperçois le pourtour de l’île volante plusieurs grandes galeries et escaliers de communication d’intervalle en intervalle, le reste de l’île comporte des bassins pour recevoir pluie et rosée (MIYAZAKI ne les a pas omis), de la terre végétale, et au sommet le palais du roi ; mais tout cela n’est que mention rapide, ou même contradictoire. Les romans visant à recréer la réalité n’existent pas avant le Romantisme. Formée d’une couche monolithique de diamant de 120 mètres d’épaisseur chez SWIFT, la partie inférieure de l’île dans le dessin animé semble plutôt bâtie de blocs de basalte. Point commun important : la grande pierre de forme losangée, qui est plutôt en forme d’amande dans Gulliver (longueur : 2,80 m, largeur : 1,40 m), et qui se trouve au centre de l’île, est la source d’énergie dans les deux cas. Pour SWIFT c’est un aimant dont le pôle répulsif permet d’obtenir un système antigravitationnel et directionnel. Comme la logique le veut, l’île ne peut dépasser une certaine altitude (7.000 m). Mais le reste de ses mouvements est expliqué sans aucune conformité avec les lois de la gravitation, MIYAZAKI, lui, résout tranquillement le problème en conférant au minéral laputien, grand ou petit, des pouvoirs non pas surnaturels (puisqu’aucune divinité ne montre le bout de l’oreille) mais au-delà des connaissaces scientifiques. Les allusions aux moulins crées par les ingénieurs fous de Balnibardi dans Gulliver ont du inspirer à MIYAZAKI son fascinant générique, mais de toute façon il voue un culte au vent, à l’air, aux moulins et aux hélices, comme le Vendredi de Michel TOURNIER.
Pour le reste, je ne vois plus aucun rapport et les deux auteurs ne s’intéressent pas du tout aux mêmes arrière-plans. Laputa n’est qu’un décor symbolique de l’irréalisme complet et de l’isolement mental des élites de son temps, pour SWIFT. Dans le dessin animé, l’île est un musée flottant, un fragment de l’Âge d’Or, un bloc vide et détaché du Paradis Terrestre sans nul fruit défendu dans le Grand Arbre ; pendant un court moment, Pazu et Sheeta y seront comme le premier couple humain, Adam et Eve, sans péché, accueillis par un robot bon et pur. Ces robots aux immenses bras et au vaste thorax sont modulables et volants, et l’un d’entre eux se conduit en “ange gardien” de Sheeta ; ces êtres asexués sont des anges, oui. Le film de MIYAZAKI dénonce la sinistre machine militaroétatique, l’ambition criminelle, le totalitarisme en somme. Le livre de SWIFT dénonce, à l’opposé, le désordre, facteur de misère du peuple, et le “j’m’enfoutisme” de l’aristocratie et des rois. SWIFT est un pré-ROUSSEAU (lequel est un pré-STALINE, ne l’oublions pas), MIYAZAKI est un vitaliste anarchisant.
Autre opposition radicale, Gulliver en tant que héros, ce morceaux de cortex de SWIFT, ne peut nous émouvoir, alors que Pazu et Sheeta sont bouleversant d’existance et de tendresse mutuelle. Cette tendresse est plausible, noble et puissamment justifiée, car ils sont tous deux trop jeunes et seuls dans un monde de fer, ce qui les rapproches immancablement. Leur amour sera d’une qualité supérieure, au-delà de leur épreuve initiatique centrée sur la capture ou la fuite, mais aussi sur le vertige.
Ces deux enfants, perpétuels évadés, ne sont-ils pas sans cesse au bord du gouffre ? Ils manquent de tomber, ils tombent, se retiennent de justesse, montent, descendent, vascillent en équilibre fragile sur un rebord d’aéronef, sur le rempart d’une tour, sur des blocs qui se détachent un par un, dans un tube lisse, quasi vertical, etc. Comme dans nos rêves, la chute et la hantise de la chute reviennent, lancinantes, et le bond de notre coeur dans la poitrine ; car c’est un monde hallucinant de verticalité, d’un bout à l’autre suspendu dans le vide depuis le Château des Nuages jusqu’à la cité ouvrière agrippée aux flancs d’un précipice (idée de génie, Laputa est un pic planté dans le vide, la cité est son image négative le bord d’un trou dans le “plein” de la terre). Beaucoup de personnages entraînent une irrésistible sympathie chez le spectateur, le couple d’ouvriers qui protège les enfants par exemple, cela passe par leur aspect, leurs actes, les situations… c’est un des grands talents de MIYAZAKI. Cela aidant on ne peut que vibrer en phase avec ces deux gosses héroïques qui vont jusqu’aux actes désespérés pour se sauver l’un l’autre.
Une des scènes les plus émouvantes c’est celle où Pazu arrache son amie à la tour en flammes, accroché tête en bas à l'”avion-moustique” de Dora. Le gros plan sur leur enlacement inversé, lancé à toute allure, c’est le tableau de la passion qui vainc tous les obstacles.
Article repris de l’AnimeLand n°14 et de l’AnimeLand hors série n°3 spécial Studio Ghibli
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