La Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) organise régulièrement des manifestations autour du cinéma japonais (citons le Panorama du cinéma japonais des années 80-90 [LIEN] et le cycle Les maîtres oubliés du cinéma japonais). Elle a cette année mis les bouchées doubles, avec en mars, une rétrospective ICHIKAWA Kon, et en septembre, un hommage à TOYODA Shirô. Les deux cinéastes sont célèbres pour leurs adaptations d’oeuvres littéraires : ICHIKAWA ne s’attaqua, après 1957, qu’à d’ambitieux romans, et TOYODA est le metteur en scène ayant transposé le plus d’oeuvres modernes et contemporaines.
ICHIKAWA et TOYODA, « adaptateurs »
Né en 1915, ICHIKAWA Kon débuta sa carrière de réalisateur en 1945. Amateur de manga et dessinateur il participa à la création de dessins animés , il fut vite apprécié pour ses adaptations d’oeuvres littéraires, sur les scénarii de son épouse WADA Natto. Pour transposer le complexe Pavillon d’or de MISHIMA Yukio, il s’aida des notes transmises par l’auteur, et non du roman. Sa méthode est ainsi décrite par le cinéaste MASUMURA Yasuzô (1) : « il élimine toutes les théories et idées abstraites (…) puis pénètre dans l’essence du roman original et crée des images simples et limpides, comparables à celle des manga, tout en étant très évocatrices »(2).
Moins audacieux dans sa mise en scène, mais passionné de littérature depuis l’enfance, TOYODA Shirô (1905-1977) fut l’un des premiers cinéastes à s’attaquer à des adaptations, dès les années 30. C’est cependant après 1950, alors que l’adaptation était devenue courante, qu’il signa des chefs d’oeuvres comme Un chat, Shozo et ses deux maîtresses (d’après TANIZAKI Jun’ichirô). Il est alors l’un des piliers de la Toho, avec KUROSAWA Akira et NARUSE Mikio.
Profitant de ces deux rétrospectives, la MCJP a organisé, le 25 septembre, une table ronde autour de « l’adaptation d’oeuvres littéraires au cinéma ». Cécile SAKAÏ, professeur de littérature japonaise, traductrice et spécialiste de KAWABATA Yasunari, et Max TESSIER, critique et spécialiste du cinéma japonais, en étaient les intervenants. Outre les problèmes posés par la transposition d’une oeuvre, y furent évoqués les liens très puissants entre cinéma et littérature japonais.
Pays de neige, roman et film
La table ronde fit suite à la projection de Pays de neige (1957), adaptation par TOYODA du roman du même nom de KAWABATA (1899-1972). Les oeuvres du prix Nobel de littérature ont fréquemment été adaptées au cinéma sa Danseuse d’Izu (1926) connut au moins 5 versions, un record d’après TESSIER. Publié par chapitres à partir de 1935, Pays de neige fut édité dans son intégralité en 1948. KAWABATA continua d’y travailler jusqu’en 1971. Nombre de critiques considèrent ce roman comme son chef d’oeuvre. TOYODA, adaptateur renommé de romans de junbungaku – littérature pure ou sérieuse, par opposition à la littérature populaire ou de genre , ne craignit pas de s’y attaquer.
Verdict ? Selon Cécile SAKAÏ, le film déconcerta certains critiques par son côté « décousu » : or, le roman, expliqua-t-elle, est « un chef d’oeuvre de la discontinuité, énigmatique, aux portraits de personnages incomplets et à la fin ouverte ». Le film rend donc « hommage à cette caractéristique structurelle du roman ». Excepté la fin, modifiée, Max TESSIER jugea aussi qu’il s’agissait d’une adaptation fidèle.
Pas de cinéma japonais sans littérature
À partir de l’illustration offerte par le film de TOYODA, les deux intervenants ont expliqué la place exceptionnelle qu’occupe la littérature au sein du cinéma nippon. « Sans la littérature japonaise, le cinéma japonais n’existerait pas », affirma Max TESSIER, « les trois-quarts des films nippons étant des adaptations d’oeuvres littéraires ». Depuis toujours, le cinéma japonais est lié à la littérature la première production cinématographique nippone est une pièce de kabuki, Momijigari (1899). Cette association entre littérature et cinéma s’explique aussi par l’abondance de la littérature nippone, « un puits sans fond » selon TESSIER. Avec un grand nombre de films issus de la fameuse littérature pure : citons le célèbre Rashômon de KUROSAWA Akira (tiré de Dans les fourrés de AKUTAGAWA Ryûnosuke), Les quatre soeurs de ICHIKAWA Kon (d’après TANIZAKI), lequel adapta aussi MISHIMA (Le Pavillon d’or) ou NATSUME Sôseki (Je suis un chat). Mais dès les années 60, la distinction entre littérature pure et littérature populaire tendit à s’estomper, car le critère du succès public, autrefois négatif, était devenu positif. Les dernières décennies ont vu des réalisateurs classiques adapter des écrivains à succès tels que EDOGAWA Rampo, YOKOMIZO Seishi, et également des manga. Monsieur Poo (1953) de ICHIKAWA, est tiré d’une bande dessinée satirique publiée dans le journal Mainichi Shinbun.
Les enjeux de l’adaptation : l’exemple de la couleur
Ce rôle de la littérature au coeur du cinéma japonais rend véritablement cruciale la question de la transposition. Comment juger une adaptation ? Poursuivant avec Pays de neige, Cécile SAKAÏ jugea le film « fidèle à l’esprit du roman », puisque laissant également place à l’imagination, par les non-dits, l’esquisse, l’implicite. La spécialiste de KAWABATA approfondit la question du rendu de l’univers textuel, en s’interrogeant sur le choix de la couleur au cinéma : « les films en noir et blanc se rapprochent de la littérature, en s’éloignant d’une représentation dite réelle ; mais beaucoup de réalisateurs sont tombés dans le piège de la couleur ». Elle estima cependant que le noir et blanc de Pays de neige a fait perdre quelque chose d’essentiel à « ce roman coloré qui associe le rouge des joues, du coucher de soleil le blanc de la neige et le noir de l’hiver et du deuil ». Max TESSIER précisa qu’avant la généralisation du procédé dans les années 60, il y avait « un vrai traitement de la couleur, avant qu’elle ne se banalise et devienne purement décorative ». Existe pourtant des exemples d’utilisation réussie de la couleur, SAKAÏ citant Dodeskaden de KUROSAWA ou les films de KITANO.
Si l’influence de la littérature sur le cinéma japonais est établie, existe-il une réciproque ? Il est avéré que certains écrivains se sont passionnés pour le cinéma c’est le cas de TANIZAKI ou de ABE Kôbô, auteurs de scenarii de films mais saisir ce que le 7e Art a pu apporter à leur oeuvre est un autre débat.
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