Peu de titres de films d’animation venus de l’Empire du Milieu attirent notre
attention. Entre la suprématie de la japanimation et les envies de célébrité de
la Corée, la Chine rencontre des difficultés à faire connaître ses dessins animés.
Si des oeuvres sont diffusées en France lors de festivals, elles ont du mal à sortir
de ces cadres intimistes. De plus, le cinéma chinois s’est développé autour d’un
modèle très particulier, radicalement différent du modèle occidental, mais aussi
de ses proches voisins.
Son lien étroit avec la politique le rend souvent délicat à appréhender. Nous
avons rencontré Guo-ping JIN, le président du renommé Studio des Films d’Animation
de Shanghai (1). Lorsqu’il parle de l’industrie cinématographique de son pays,
il raconte avec fierté son histoire longue de près d’un siècle. Cependant, il
passe sous silence les méfaits de la révolution culturelle et l’influence étatique
pesante. Nous avons complété les blancs de son récit, afin de retracer la route
chaotique empruntée par l’animation en Chine.
Des débuts prometteurs
Le septième art prend son envol au début du siècle dernier. Jusque dans les années
30, la production est surtout calquée sur le modèle hollywoodien avec films d’épouvante,
comédies musicales et policières. Mais la guerre contre le Japon et son lot de
massacres sanglants touche profondément le cinéma, et lui donne son caractère
tragique et engagé. Le cinéma devient une arme pour des causes nationales. À la
même époque, les adaptations de romans classiques s’affirment aussi comme un moyen
de soutenir les valeurs traditionnelles de la culture chinoise. Les pionniers
du film d’animation sont les trois frères WAN : Laiming, qui se passionne pour
le dessin animé, Guchan, qui mettra au point la technique d’animation de papiers
découpés, et Chaochen, le spécialiste des marionnettes. Leur oeuvre initiale, La
révolte des silhouettes en papier, un court métrage, remonte à 1926 !
En 1941, en pleine guerre mondiale, le premier long métrage d’animation chinois,
La princesse à l’éventail
de fer (Tieshan Gongzuh, noir et blanc, 76 min) répond à cette logique
en s’inspirant de la légende du Roi des Singes. Réalisé par Laiming et
Guchan, ce film est déjà une gageure : répartis en deux équipes, 70 dessinateurs
travaillent sans relâche pendant un an et quatre mois. Cependant, malgré un scénario
très chinois, l’influence de l’oeuvre de Walt Disney sur les dessins des frères
WAN est palpable.
Le Studio de Shanghai
La République Populaire (proclamée en 1949) crée en 1957 le Studio des films d’animation
de Shanghai. Il réunit tous les professionnels de l’animation, du dessin traditionnel,
de la bande dessinée, mais aussi des peintres traditionnels. Té WEI, co-fondateur
de la structure, la dirigera jusqu’en 1986 ; il est lui-même réalisateur, et son
film Impression de montagne et d’eau est un véritable chef-d’oeuvre.
Le Studio de Shanghai concentre ainsi toutes les compétences autour de la ville
et de sa région. Pendant toutes les années 50, et jusqu’au milieu des années 60,
les films d’animation connaissent une période florissante. Ils se détournent des
modèles américains pour chercher une inspiration plus personnelle, et s’orientent
ainsi vers de nouvelles techniques tournées vers le papier découpé, la peinture
sur verre et surtout le dessin à l’encre de chine. L’apport du travail des frères
WAN à ces nouvelles méthodes de travail est colossal. Les premiers films de cette
mouvance sont les courts métrages Le têtard à la recherche de sa maman
et La Flûte du cowboy (1963, 21 min).
Elan brisé
Ces films, uniques au monde, fascinent toujours par leur magie et leur esthétique
si particulière. Aujourd’hui encore, le secret de leur réalisation n’a jamais
été percé. En effet, le papier employé comme support de l’aquarelle a la particularité
de boire la peinture. Le travail d’animation classique avec des celluloïds est
donc impossible. Seule la peinture traditionnelle à l’encre de chine permet ce
flou, cette douceur des formes mal définies. Ces prodiges ont été réalisés grâce
à une main d’oeuvre abondante, et au statut particulier des studios de Shanghai.
Dans les conditions actuelles, il serait impossible de refaire de tels films,
leur coût serait exorbitant. Mais le contexte politique qui a permis l’éclosion
de cet art met un frein à ces recherches créatives. En 1965, durant les prémices
de la révolution culturelle, Laiming WAN réalise un chef d’oeuvre : Le Roi
des singes (Sun Wu Kong, couleur, 114 min) avec l’orchestre de l’Opéra
de Pékin. Bientôt, le gouvernement interdit le film. Le rouleau compresseur de
la révolution lisse toute la production cinématographique, qui va alors se résumer
aux seules oeuvres de propagande. Si la production du Studio de Shanghai se poursuit,
l’état la contrôle d’une main de fer ; il faudra attendre la fin des années 70
pour retrouver un souffle créatif.
Nouveau décollage
La découverte de vieux films que l’on croyait détruits participe à ce renouveau
de l’inspiration. Le cinéma chinois est toujours vivant, malgré un coma de plus
d’une dizaine d’années. Il ré-exploite les techniques traditionnelles mises en
place avant la révolution culturelle. Ainsi, Le renard chasse le chasseur
(1981, 19 min) utilise le papier découpé, alors qu’Impression de montagne
et d’eau (1986) opte pour l’aquarelle.
Premier film d’animation chinois en cinémascope, Le Prince Nezha triomphe
du Roi Dragon (Nezha nao hai, 1979, 65 min) réalisé par un disciple
des Frères WAN, Shuchen WANG séduit le jeune public. Il s’agit encore d’une
adaptation d’un roman classique, L’investiture des Dieux. Les Chinois
retrouvent leur goût pour les oeuvres littéraires portées à l’écran. Cependant,
ce film renvoie également aux derniers événements politiques, par son scénario
: les « quatre dragons » à vaincre rappellent étrangement les quatre membres du
Groupe Central de la Révolution Culturelle, tombés en 1976 après le décès de Mao
Zedong. Le succès du Prince Nezha dépasse d’ailleurs les frontières de
la Chine, puisque le film est présenté hors compétition au Festival de Cannes
de 1980. Quant au court métrage Les trois moines (A DA), il remporte
un prix en 1982 au Festival de Berlin. Le cinéma d’animation chinois commence
ainsi à percer sur la scène internationale.
Les oeuvres contemporaines
L’intérêt croissant du grand public pour les dessins animés nippons pose de nouveaux
soucis au gouvernement. Pour lutter contre ces influences envahissantes, il réagit
avec une politique protectionniste et lance, en 1996, un projet avec comme objectif
de créer des dessins animés à la chinoise, d’un style nouveau. Lotus Lantern
en 1999 (Bao Liang Deng, Guangxi CHANG, 85 min) était un projet ambitieux
: 150 000 celluloïds, plus de 2 000 décors peints, quatre ans de travail. Ce film
marque aussi l’entrée de l’industrie cinématographique dans une sphère plus large
de l’économie : celle du merchandising. Mais, malgré ses efforts pour moderniser
non seulement ses techniques d’animation mais aussi d’exploitation des films,
le pays reste très en retard par rapport aux Américains.
Le gros de la production du pays se limite aujourd’hui à du travail de sous-traitance,
certes de qualité mais à la créativité réduite, pour l’Europe, les USA, mais aussi
l’Asie. La main d’oeuvre nombreuse, qualifiée et bon marché, répartie dans plus
de 200 petits studios, donne de fortes prédispositions pour cette activité. Même
le Studio de Shanghai, qui compte à peu près 300 personnes, sous-traite aux petites
entreprises du secteur.
Des ombres au tableau
La situation fragile des films d’animation s’explique par des failles plus graves
dans l’industrie cinématographique. Si, durant les années 70 et 80, les entrées
se comptaient en milliards, le statut du cinéma comme un passe-temps peu onéreux
souffre de la diversification des loisirs. La télévision s’est imposée comme le
média le plus populaire, car le moins coûteux. Si la Chine bénéfice aussi de films
en sortie mondiale, tels que Matrix 2, le budget moyen par habitant consacré
au cinéma reste négligeable : environ 0,10 ? par an. Or, une place dans un cinéma
moderne de Shanghai coûte en moyenne 5 ?, un tarif hors de portée de beaucoup
de bourses. Aux films d’animation chinois traditionnels, le jeune public préfère
les comédies et les films d’action américains. S’il trouve les places trop chères,
il reste très exigeant sur la qualité des équipements, proches de celle des salles
européennes !
Un autre facteur, plus grave, met en péril le développement du cinéma dans sa
globalité : il s’agit des quantités astronomiques de DVD pirates vendus à des
prix dérisoires. Si le gouvernement se dit déterminé à mettre un terme à ces pratiques,
nous restons sceptiques sur la réalité des moyens de lutte. Car, même en France,
la présence de ces DVD nuit au marché de l’animation. À ces facteurs économiques,
limitant la place du film d’animation, s’ajoutent des facteurs plus culturels.
Pour les amateurs de proverbe…
En effet, on peut s’interroger sur l’avenir de l’animation chinoise, tant qu’elle
restera accrochée à des valeurs traditionnelles. Ké-quin ZHOU, réalisateur de
film d’animation au Studio de Shanghai, signe un bijou : Les singes essaient
d’attraper la lune (Chine, 1981, 10 min). Des singes facétieux tentent de
pêcher le reflet de la lune dans une mare. Ludique et divertissant aux yeux d’un
Occidental, ce court métrage n’en reste pas moins très moralisateur. ZHOU s’est
inspiré d’un proverbe populaire qui prône une attitude réaliste : « le singe
pêche la lune toujours en vain ». Cependant, en voyant les singes tout mignons
se courser de branche en branche et jouer pour capturer le reflet de l’astre lunaire,
on se plaît à rêver que nous aussi, nous irions volontiers à une telle partie
de pêche…
La signification des Trois petits moines « très philosophique
» selon ZHOU – , provient aussi d’une expression : « s’il
y a un moine pour chercher de l’eau, il part seul ; s’il y a deux moines, ils
y vont ensemble ; s’il y a trois moines, ils se disputent pour savoir qui doit
aller chercher l’eau ». Cette fable met en exergue le manque d’esprit de
collaboration : « ce court métrage a donc comme objectif d’apprendre le respect
et la solidarité, l’esprit d’équipe aux jeunes spectateurs. Dans ce genre de films,
le dialogue est souvent superflu. L’absence de parole les rend compréhensibles
de façon internationale », commente ZHOU. Cette utilisation de l’animation
comme moyen de diffusion d’une morale, évidente lors du visionnage, entraîne
un fort décalage entre la perception du film par les responsables du Studio
de Shanghai et par les spectateurs français. Si les premiers revendiquent
avec fierté ce message, les seconds se souviennent que le cinéma
peut être un outil de propagande redoutable.
Cinéma patrimoine…
D’ailleurs, si la jeunesse chinoise se sent de plus en plus attirée par les films
occidentaux et nippons, peut être sont-ce là les indices de la nécessaire mutation
que l’animation chinoise devra connaître pour s’affirmer au plan international.
ZHOU déclare solennellement : « Les confrères étrangers nous appellent l’école
chinoise. Nous sommes les seuls à maîtriser cette méthode (NDLR : peinture
et papier découpé). Après 50 ans de travail et de dur labeur, nous avons gagné
une place sur la scène de l’animation mondiale. » Cette déclaration
nous laisse songeur, partagé entre la méfiance et l’envie de nous
laisser convaincre. Cependant, si l’évolution de l’animation paraît lente, il
serait dommage de ne pas profiter des joyaux déjà réalisés. D’ailleurs, à l’occasion
de l’année de la Chine, le Palais de Chaillot (2) propose en décembre la projection
de La Princesse à l’éventail de fer, Le Roi des singes contre le
Palais céleste, Prince Nezha triomphe du roi Dragon et Lotus
Lantern, encore inédit.
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