Comme nous avons nos HERGE et FRANQUIN, certains auteurs incontournables ont posé les jalons de la bande dessinée coréenne. KIM Yong-hwan a ainsi contribué à jeter les bases de la discipline dès 1945. Crayonné en noir et blanc, son Professeur Kojubu, doté d’un complet noir, d’un chapeau melon et de fines moustaches, est le premier personnage populaire de la bande dessinée coréenne.
Autre icône, Taengi remporte un vif succès dans les salles de prêt durant les années 60. Créé par IM Chang, ce personnage au visage et aux yeux tout ronds (« Taengi » signifie d’ailleurs « rond ») fut pris comme modèle par de nombreux auteurs. Décliné à l’infini (Récits de chasse de Taengi, Taengi et le metteur en scène, Le chien préféré de Taengi…), ses bandes dessinées à la ligne claire s’adressent en priorité aux enfants.
La décennie suivante, c’est Grospoing qui s’attire la faveur du public. Ce garçon aux longues tresses, doté d’un poing droit énorme, permet à son créateur KIM Won-bin d’aborder un nouveau genre : le drame historique d’action destiné à la jeunesse. S’il est toujours malaisé et réducteur d’établir des comparaisons entre des auteurs qu’a priori rien ne rapproche, il apparaît tout de même significatif de signaler une certaine ressemblance dans le graphisme des personnages de KIM avec ceux de TEZUKA Osamu, qui démarre au début des années 60 la série Astro Boy. Grospoing sera édité sous forme de feuilleton durant presque 10 ans et, fait rare dans l’industrie coréenne, connaîtra une réédition en 1992.
La thématique historique a ensuite eu ses successeurs. La bande dessinée est un medium intéressant permettant aux Coréens de revenir sur l’histoire de leurs pays, de manière grave ou comique. C’est ainsi une BD historique (issue d’un roman célèbre en Chine) qui constitue le premier succès pour adultes dans les années 70 : Samguk ji (Les trois royaumes) de GO U-yeong (né en 1939), revient sur l’histoire coréenne avec beaucoup d’humour. Les années 80 ne démentent pas l’attrait des lecteurs pour l’histoire. Si les fresques historiques continuent d’intéresser le public (citons HA Seung-Nam et sa Légende en terre perdue, qui se déroule durant la guerre qui opposa la Corée à la Chine en l’an 668), on assiste également à l’émergence d’un courant se penchant sur une période historique plus contemporaine. KIM Hyeong-bae, qui s’était fait connaître dans le domaine de la SF durant les années 70, va peu à peu se tourner vers des récits de guerre. Son oeuvre Scramble (1986) ose une évocation réaliste de la guerre du Vietnam. Se plaçant du point de vue d’une jeune Coréenne qui a pris part aux combats, l’auteur étudie l’impact psychologique et tragique de la guerre sur les soldats. Son graphisme réaliste mis au service d’une réalité crue constitue une oeuvre poignante sur un sujet encore délicat dans les consciences.
Durant les années 80, la BD historique laisse place à un courant réaliste. LEE Dou’-ho est un auteur représentatif de cette évolution : s’il invente son propre style de drame historique avec Le bruit du vent et Eo pung dae, envoyé royal, il se penche au milieu des années 80 sur des thématiques plus contemporaines, basées sur une compréhension approfondie de la société coréenne. Autour d’un contexte historique documenté, il décrit la vie du petit peuple, évoquant la pauvreté des paysans contraints à l’exode. Son histoire courte Le jour du picnic évoque ainsi la déchéance d’une famille de paysans dont le père boit et perd au jeu. Tracé réaliste, couleurs pastels donnent vie à ce récit. Comme autant de témoignages d’une époque, beaucoup d’auteurs parlent de la vie rurale des années 70, du traumatisme de l’exode et de la promiscuité urbaine qui en découle. Des auteurs comme OH Sae-young, CHO Yang-Ho, SHIN Young-Sik, décrivent la vie dans les villages durant les années 70, remontant ainsi aux racines de la société coréenne actuelle. Reflet d’une époque, ces oeuvres douces-amères vont peu à peu laisser place à des thématiques moins sombres. Un auteur comme LEE Hee-jae a commencé sa carrière en s’intéressant à la situation des laissés-pour-compte de la croissance économique dans les années 80/90. Adaptée au Japon en 1992, son oeuvre Même au ciel il y a de la tristesse connaîtra un large succès. Collant à l’évolution de la société coréenne, son propos devient plus léger depuis les années 2000. La maison de Haenim présente ainsi la vie quotidienne d’une famille coréenne moyenne : dessin assez simple sous forme de saynètes légères, un peu dans la veine de Mes voisins les Yamada.
Parallèlement à ce courant réaliste, se développent en Corée les longs récit. Ayant acquis une structure et une technique narratives solides grâce à ses études de littérature, PARK Ki-jeong pose les bases du récit dramatique dans les années 60. Son influence ressurgira dans les années 80, avec le développement des bandes dessinées en plusieurs volumes, sur le modèle du manga japonais. Quelques auteurs se détachent du lot. LEE Hyeon-se, qui ne nous est pas tout à fait inconnu (c’est lui que Kana nous a fait découvrir en France il y a 7 ans avec Angel Dick et HarmageddonGongpoeui Oeingudan (Une redoutable équipe de base ball) et son héros Hye-seong, aux yeux perçants et aux cheveux en bataille. Prônant les valeurs du dépassement de soi et de l’ascension sociale accessible à tous, cette histoire met en scène des garçons issus de familles pauvres, qui se surpassent grâce à un entraînement infernal, et constituera le plus gros succès de son époque. Dans la même lignée, HEO Yeong-man propose avec Mudang geomi (L’araignée chamane, relatant l’histoire d’un boxeur qui passe de la catégorie poids lourd à celle des poids mouches après le décès de son père) l’une des BD les plus populaires dans les salles de prêt durant les années 80.
Après les témoignages réalistes, portons notre regard sur un autre aspect adulte de la bande dessinée coréenne : le dessin de presse. La bande dessinée faisant partie intégrante du paysage culturel coréen, le dessin de presse revêt depuis les années 50 une importance capitale. Sa présence dans les quotidiens ne s’est pas démentie à ce jour. Principal dessinateur de presse contemporain, KIM Seong-hwan exerce depuis les années 50. Il a créé en 1955 le personnage de Gobaou, qui bénéficie à ce jour de la vie la plus longue pour un personnage de BD : 14 139 épisodes sur près de 50 ans ! Témoin de l’histoire coréenne, ce héros aux petits yeux ronds, au grand nez et à l’unique touffe de cheveux, semble produire un véritable effet cathartique sur le public. Les propos politiques de KIM lui ont valu des ennuis avec le pouvoir à plusieurs reprises à la fin des années 50. La tradition du dessin satirique a été depuis perpétuée par quelques grands noms. Depuis 1972, PARK Soo-dong publie ses satires dans de grands quotidiens. Il fait aujourd’hui partie de l’imaginaire des Coréens.
Démarrant sa carrière en 1988 dans le journal Hangyeore Sinmun, le 1e journal coréen créé grâce à des fonds collectés par le peuple, PARK Jae-dong s’affirme comme un représentant incontournable de la discipline. Parfois présenté comme le dessinateur le plus représentatif des années 80, PARK Jae-dong propose de véritables analyses de la société coréenne : ses dessins se penchent sur les différences sociales, les aberrations politiques, la condition féminine… avec beaucoup de lucidité et un humour noir proche de la cruauté. Son militantisme lui a aussi valu des problèmes avec le système ; il se tourne depuis la fin des années 90 vers l’animation (voir interviews de l’auteur dans le dossier Corée et à l’occasion du festival d’Annecy 2002). Actuellement, un dessinateur comme KO Gyoung-il perpétue la tradition du dessin satirique. Japonais vivant en Corée, il amène un point de vue sur la politique des deux pays (voir l’interview de l’auteur dans le dossier Corée).
Mais la bande dessinée coréenne sait aussi aborder des thèmes plus légers, et l’un des courants importants est bien sûr la BD comique. Géant de la BD comique à destination des enfants dans les années 70/80, KIL Chang-deok va former deux auteurs : SHIN Mun-su, qui proposera de la bande dessinée pour adultes à la fin des années 80, et YUNG Seung-un, qui dessine des personnages apparentés aux SD (grosse tête, petit corps) dans les années 70. Autre figure incontournable de la veine comique, KIM Su-jeong a donné vie au personnage de Doul-ly le petit dinosaure, aujourd’hui devenu le symbole de l’animation coréenne suite à ses nombreuses adaptations pour la télé, la vidéo et le cinéma. Certaines de ses planches font penser à du Charles SCHULTZ (Snoopy, Mafalda) : des cases claires au graphisme naïf, mais enrichis de dialogues touffus qui révèlent la psychologie de ses personnages.
S’éloignant du label « tout public », les auteurs contemporains explorent un comique plus audacieux. Ainsi, PARK Kwang-soo, considéré comme le plus remuant des dessinateurs de la jeune scène coréenne, a suscité une véritable « génération Kwang-soo » à travers son trait incisif en rupture avec le manga japonais. Dans un autre style, KIM Jae-in ne nous est pas totalement inconnu : grosse bébête nonchalante aux yeux mi-clos, son Mashimaro nous arrive par des courts métrages en Flash via le web (www.mashimaro.co.kr), qui mettent en scène des aventures trash à souhait.
Univers riche et permettant tous les délires, la science-fiction est elle aussi un courant important de la BD coréenne. PARK Ki-dang a participé à l’enrichissement et à la diversification du graphisme dans la première période de la BD coréenne, à travers ses histoires de SF publiées dans les années 50. Une oeuvre comme Gaus, l’homme d’une autre planète, au trait très réaliste, fait penser aux comics américains des années 50. Vingt ans plus tard, LEE Jeong-mun donne naissance à Cheel-in Kangau, (L’homme de métal). Nous sommes ici dans une SF colorée et à destination des enfants : robot géant à la main en forme de massue et aux alvéoles sur la poitrine, Cheol-in Kang ta ou devient l’oeuvre de SF la plus populaire dans les années 70.
La science fiction a été un terreau de parcours marquants dans le paysage de la bande dessinée coréenne. C’est en effet dans cette production que l’on retrouve KIM Shan-ho, qui a connu une carrière pour le moins originale. Après avoir suivi des cours de peinture occidentale à l’école des beaux arts, le dessinateur se lance dans la création de divers genres qui vont enrichir le paysage de la bande dessinée coréenne durant les années 60 : aventures, western, policiers, récits de guerre… Mais aussi science fiction (Ra-i Fa-i). Son talent lui permet à la fin des années 60 d’émigrer aux USA pour y diriger une maison d’édition durant plus de 30 ans. A son retour en Corée en 1996, il publie des oeuvres nées de l’union de la peinture occidentale et de la BD.
Aujourd’hui, la science fiction se retrouve à travers un auteur comme JANG Woo-Hyock, qui propose une réflexion plus cérébrale : à travers l’évocation de la pollution, du spectre de la fin du monde, son univers se penche sur les problèmes de notre temps. Survivants traite ainsi du réchauffement de la planète et des systèmes mis en place par les humains pour survivre : de la science fiction à message qui étudie la destinée de l’homme dans l’univers.
La BD féminine (« Soun-ziang manhwa ») constitue elle aussi une discipline à part entière de la BD coréenne. 1988 voit la naissance de la revue de BD féminine Renaissance, qui permet aux auteurs de se faire connaître. Les oeuvres à succès de l’époque relatent des romances tirées de la vie quotidienne ou de l’époque des grands bouleversements historiques. Auteur phare de ce courant, HWANG Mi-na crée en 1985 l’association Nine (regroupant neuf dessinatrices), en faveur d’un changement dans le monde de la BD, et lance la revue Neuvième Mythe. Ses longues romances relatent des amours contrariés dans les tourbillons de l’histoire. Autre nom représentatif, SHIN Il-suk jette les bases de la BD féministe (Né en 1999 ; Mon Eve). Son oeuvre principale, Les 4 filles d’Armian, publié pendant 10 ans, met en scène une cavalière toute puissante, ce qui plait beaucoup aux lectrices.
Durant les années 90, la réalité des sentiments humains, mêlé à une certaine forme de mysticisme, va peu à peu prendre le pas sur le mélo historique des années 80. Un auteur comme KIM Jin va s’attacher à l’introspection de ses personnages, mettant en scène les souffrances qu’un être humain peut ressentir dans ses rapports avec les autres. Ainsi, son long feuilleton Barameui nara (Le pays du vent) prend place dans l’un des anciens royaumes de Corée, pour décrire les rapports conflictuels existant entre un père et son fils. A travers un graphisme très manga, KANG Gyeong-ok va s’attacher à exprimer les sentiments humains de manière subtile, dans des cadres aussi divers que la vie quotidienne (la vie scolaire) ou la science fiction. Ainsi, l’une de ses oeuvres, Byeol-bit so-ge (Lumière des étoiles) met en scène une lycéenne qui découvre un jour qu’elle est une princesse d’une autre planète…
KIM Hye-rin quant à elle étudie les liens entre l’Homme et l’Histoire. Buleu geom (L’épée de feu), publié dans les années 90, décrit les rapports entretenus par les hommes avec leurs dieux, et pose un nouveau regard sur la féminité.
Depuis la fin des années 90, la vie quotidienne fait son apparition dans la bande dessinée coréenne. Publiées quotidiennement dans des journaux, les cases proposant aux Coréens un miroir de leur propre vie, avec humour souvent, remportent beaucoup de succès.
Considérée comme le chef de file des auteurs amateurs des années 90 LEE Kang-joo a donné le ton avec une BD étrange et inédite. Présentant souvent un aspect allégorique, ses dessins proposent une relecture de la grammaire classique de la bande dessinée. Son oeuvre Kaeng-geo-rou-leul ui-ha-yeo (Pour le kangourou) prend ainsi la liberté de mettre en scène un kangourou habillé en costume dans la vie quotidienne, comme un citoyen lambda.
Plus terre à terre, HONG Seun-woo raconte le quotidien de la vie d’un jeune couple qui vient d’avoir un bébé (Bibimtoon). Très typés Simpsons, ses personnages sont ainsi aux prises avec des situations quotidiennes parfois contraignantes, toujours drôles. Le dessinateur a créé avec ses amis le collectif Nemorami, pour apporter un peu de fraîcheur à la BD coréenne. Issu de ce même collectif, LEE Woo-il possède un style très personnel. Ses dessins au style faussement naïf parlent de sa vision de la réalité et de ce qu’elle possède d’absurde, de révoltant et d’incroyable. Un charme certain se dégage de ses cases claires et colorées et de son graphisme très simple qui va à l’essentiel : un TRONDHEIM coréen ? Dans un tout autre style, CHOI Ho-cheol et ses dessins qui s’apparentent à de la peinture mettent en scène des foules dans un paysage urbain figé. Fourmillant de détails, certaines de ses planches font penser à du BOUCQ. Enfin, HONG Yun-pyo a créé le personnage emblématique de M. HONG, « l’employé qui n’a jamais peur de rien ». Les aventures de M. HONG parlent du quotidien au bureau, des relations entre employés / supérieurs, des petites lâchetés et des petites humiliations de manière très drôle et pertinente : le nouveau héros des temps modernes ?
Omniprésente dans la vie quotidienne des Coréens, la bande dessinée revêt des aspects très divers. Par la lecture de strips quotidiens dans la presse ou par l’emprunt de volumes en salles de prêt, les Coréens ont assimilé la bande dessinée comme un medium capable de leur parler aussi bien de leur histoire que de la vie quotidienne avec plus de légèreté. Si les auteurs contemporains perpétuent les traditions de ces divers courants en prenant modèle sur leurs aînés, on assiste également depuis la fin des années 90 à l’émergence d’une nouvelle génération. Certains jeunes auteurs s’émancipent des codes classiques pour proposer une nouvelle bande dessinée plus underground, tant dans sa forme que dans son propos.
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