« Enfin, le grand public va pouvoir découvrir Kim DEITCH, l’un des secrets les mieux gardés du monde des comics depuis plus de 35 ans ». Ainsi Art SPIEGELMAN, auteur de Maus et figure tutélaire du monde de la bande dessinée alternative aux Etats-Unis, a-t-il salué la sortie d’une Tragédie américaine. Publié en 2002 aux USA (Boulevard of broken dreams en V.O) chez Pantheon Books, le livre de Kim DEITCH nous parvient aujourd’hui grâce à Denoël, dans une maquette sensiblement différente de l’édition américaine, réservant une petite surprise. Le personnage qui orne la couverture fait défiler les phases d’une séquence d’animation, à la manière d’un « flip book », alors qu’au centre du dessin a été insérée une plaque holographique, qui fait apparaître, si l’on pivote le livre, une petite animation : un chat rigolard assène un violent coup de maillet à un innocent cochon. Une Tragédie américaine est en effet à une relecture en creux de l’histoire de l’animation américaine, des années 20 jusqu’à nos jours, à travers le parcours, fictif mais inspiré de faits réels, d’une poignée de pionniers du cartoon. À quoi s’ajoute une dimension personnelle, puisque Kim DEITCH est le fils du légendaire animateur Gene DEITCH.
Le boulevard des rêves brisés
Au centre du récit, deux frères orphelins, Al et Ted Mishkin. À la fin des années 20, le fringuant Al est producteur de dessins animés pour le compte des studios Fontaine, à New-York. Il fait engager son frère, le timide Ted, comme animateur, lequel crée le personnage phare de la société : Waldo, un chat vicelard. Al n’ignore pas que Waldo est en réalité le compagnon imaginaire de Ted depuis l’enfance, palliant ses carences affectives. Troisième pièce majeure de cette tragédie : Lilian Freer, jeune animatrice du studio, maîtresse d’Al et fantasme romantique de Ted. Côte à côte, ils écrivent alors l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire du cartoon, élaborant des dessins animés d’une liberté de ton permise par le bouillonnement créatif de l’époque.
Mais l’histoire est en marche : au début des années 30, le succès des dessins animés de Walt DISNEY oblige la concurrence à s’aligner sur le registre du « mignon », et Ted se voit ainsi dépossédé de sa création, Waldo devenant, sous la patte d’un transfuge des studios Disney, une créature rondelette et pleurnicharde. Ses vieux démons, contenus jusque là par son activité créative, se réveillent alors et Ted sombre dans la folie. Lilian, en désaccord avec les nouvelles orientations du studio, et ayant provoqué la mort par épectase (1) du pionnier de l’animation et mentor de Ted, Winsor Newton, s’expatrie en Californie. Quant à Al, il continue tant bien que mal à diriger la production des studios Fontaine et à s’occuper de son frère.
Ces destins brisés, Kim DEITCH les retrace avec toute la force d’une mise en images qui joue sur des compositions complexes, entremêlant sans cesse la réalité et les personnages issus des délires de Ted, ainsi que différentes trames temporelles. Au soir de sa vie, Ted regarde des vieux cartoons en compagnie de Lilian, l’amour de sa vie : la tragédie américaine du titre, c’est celle d’un génie bridé dans sa créativité ; c’est aussi celle d’une industrie qui a tourné le dos aux formidables potentialités du cinéma d’animation pour choisir la voie du divertissement tout public. « Vous avez volé l’art que j’ai créé pour en faire de la merde ! », prophétisait Winsor Newton dès 1927 devant le gratin de l’animation réuni pour lui rendre hommage.
Une histoire de famille
Ce discours est d’ailleurs, comme bien d’autres éléments du récit, emprunté à la réalité. C’est Winsor MC CAY (1871-1934), créateur de Little Nemo et pionnier de l’animation, qui le tint dans des circonstances similaires. Par ailleurs, au cours de l’histoire, aperçoit-on Newton sur la scène d’un théâtre, donnant la réplique à un Mammouth, en réalité animé par ses soins et projeté sur écran géant ; c’est là une référence au show similaire mis au point par MC CAY, et dont ne subsiste aujourd’hui que le dessin animé qui lui servait de support : Gertie le dinosaure (1914). Une autre grande figure de l’animation apparaît brièvement : Oskar FISHINGER (ici rebaptisé Andreas Fleishacker), artiste allemand exilé aux USA, tenant d’une animation abstraite et figure de l’intelligentsia de gauche de la côte ouest, avec qui Lilian collabore durant son séjour californien.
Al et Ted Mishkin évoquent quant à eux plusieurs grands noms de l’animation américaine. Leur lien de parenté et l’univers visuel débridé des cartoons de Ted évoquent les frères FLEISHER et la période de leurs dessins animés mettant en scène Koko the clown, tandis que le personnage de Waldo et son comique irrévérencieux rappellent évidemment Felix the cat, créé par Otto MESSMER, dont la contribution à l’histoire du cartoon demeura, tout comme celle de Ted, longtemps méconnue. Quant au studio Fontaine, il évoque directement celui de Paul TERRY, qui lança en 1921 une série de dessins animés déjantés mettant en scène des animaux et baptisée Aesop’s Fables (Les Fables d’Esope), à laquelle Kim DEITCH fait référence dans la préface comme l’une de ses inspirations majeures.
Mais l’un des aspects les plus étonnants d’Une tragédie américaine est l’apparition, dans la seconde partie du livre, d’un personnage baptisé Bert Simon, chargé de moderniser la production du studio Fontaine dans les années 50. Il s’agit là d’une référence à peine voilée au propre père de l’auteur, le grand animateur Gene DEITCH. Formé au studio UPA dans les années 40, il reprit effectivement en 1955 la direction artistique du studio de Paul TERRY, lui insufflant un véritable renouveau et créant notamment le personnage de Tom Terrific. Remercié, il fonda son propre studio en 1958, où il produisit Munro (1960), qui lui valut l’année suivante l’Oscar du meilleur film d’animation. Toujours vivant et en activité à 78 ans, son rôle dans une Tragédie américaine offre au récit un effet de réel émouvant.
Liens :
Sur le site de l’éditeur américain d’une Tragédie américaine, on peut visionner un court dessin animé réalisé à partir d’une histoire annexe mettant en scène les personnages du livre, mais non retenue par Kim DEITCH lors de la publication de l’ouvrage. Un excellent complément.
http://www.randomhouse.com/pantheon/graphicnovels/waldo.html
Le site personnel de Gene DEITCH. A télécharger : un entretien radiophonique croisé avec son « génie de fils ».
Gene DEITCH est l’auteur d’un passionnant manuel d’animation, How to succeed in animation, à consulter gratuitement sur ce site. On y apprend en postface que Kim doit son drôle de prénom à l’appareil de projection fétiche de Gene…
Installé en Tchécoslovaquie depuis les années 60, Gene DEITCH est également l’auteur d’un recueil de mémoires, intitulé For the love of Prague. Voir le site dédié.
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