Spécialiste de la tranche-de-vie tourmentée avec plus ou moins d’ingrédients fantastiques, Kei Toume a signé en 2003 le one-shot Luno. Il a fallut attendre 2008 pour le voir arriver en France, et ce fut le cas via Kana qui a profité de l’occasion pour l’habiller d’une très luxueuse couverture dure, comme l’édition d’origine.
“Je pense avoir créé une histoire plutôt singulière, qui oscille entre réalisme et fantaisie”.
Kei Toume
Si vous n’avez jamais pu vous plonger dans les œuvres de Kei Toume, Luno offre un bon condensé ce que l’auteure est capable de produire. Ici on retrouve tout d’abord l’ambiance si singulière de la mangaka, austère, fébrile, presque déchue, pâle (ou lunaire, pour le coup). Un cadre morne à peine réchauffé par une pincée de personnages dont le nombre de sourire se compte sur une main. Il faut dire que l’histoire n’a pas de quoi faire marrer puisqu’il est question -autre thématique chère à Toume- de la mort et du rapport que l’on a avec elle. Pour éviter au lecteur toute confusion, l’oeuvre s’ouvre d’ailleurs (en couleurs) sur le cadavre d’une femme dans un cercueil, prêt à être mis 6 pieds sous terre. Le récit narre la rencontre entre Tito, un jeune garçon passionné de lecture, et Zeta, une jeune orpheline qui doit voler pour survivre. Cette dernière est recherchée par un groupe obscure car elle détient un objet de grande valeur, une montre de gousset. La montre peut en effet gonfler les pouvoirs de nécromanciens et ressusciter une personne décédée. Les deux enfants vont alors de lier pour protéger cet objet légué par les parents morts de Zeta.
“Endors moi”
Avec Tito qui perd son père et sa grande sœur, et Zeta ses deux parents, les personnages accusent chacun un lourd passif émotionnel mais demeurent dignes. Bien qu’il ne soit pas interdit de pleurer (cela n’a jamais été un signe d’immaturité), Tito et Zeta restent forts et ont lié leur destin avec ce bien à protéger, quand bien même il ne savent pas à quoi il sert. Cette “mission” morale servira quelque part de ciment à leur relation : en ayant une expérience commune ou semblable, ils se comprennent, et partager ce fardeau fut tel un exutoire pour livrer ce qu’ils avaient sur le cœur, qu’il s’agisse de leur questionnement vis à vis de la mort ou de la fatalité qu’ils acceptent plus ou moins.
“Si la peur de la mort disparaissait chez les Hommes, je me demande si Dieu disparaîtrait de leur cœur…”
Zeta, s’interrogeant sur le lien entre la foi et la peur
Un peu plus loin, la jolie Zeta se fera tuer, d’une balle dans le dos tirée par Molto, l’homme qui désire récupérer la montre. Cet événement tragique rappelant inévitablement une scène d’Once Upon a Time in America de Sergio Leone, sera balayé par la magie du bienveillant Arto qui ressuscitera la fillette. En revenant à la vie, Zeta ne sera plus vraiment la même d’un point de vue scientifique : adieu la chaleur corporelle, la faim, le besoin matériel… Autant de nécessitées qui se sont évanouies mais qui lui permettent de rester au contacte de Tito. Bien qu’il soit désormais possible de revenir d’entre les cieux, Zeta accepte-t-elle pareille condition ? La lecture vous le dira mais la conclusion sera aussi fortement estampillée Kei Toume, qui semble s’amuser à laisser le lecteur un pied dans la réalité, l’autre dans son monde dont les contours ne sont pas définis.
Sans être ouverte, la fin nous interroge sur les choix pris par les personnages. L’intérêt n’est pas de dire s’ils sont bons, mauvais ou logiques, mais de se demander si nous aurions fait la même chose ou pas. Et c’est intelligemment amené, l’auteure n’apostrophant pas le lecteur, l’invitant d’avantage à regarder cela d’un œil tout à coup extérieur. L’intention est claire puisque nous quittons cette scène finale en voyant les personnages de dos, marchant au loin, avec des bordure noir très épaisses. Un moment fort.
Raconter sans tout dire
Plus généralement, Kei Toume est particulièrement habile pour faire dialoguer/interagir ses personnages (en nous y invitant) et créer un relationnel avec naturel. Le choix des mots ou des gestes, du ton adopté, le rythme, transforme souvent ces prismes (enfants ou pas) en êtres très matures. Dessinatrice aboutie à la technique solide (ses mains un peu bestiales sont magnifiques), Kei Toume sait habiller ses instants là et varier leurs expressions. On a parfois tendance à confondre un découpage simple avec une mise en page facile. Parce qu’il n’existe pas de découpage classique (on utilisera davantage le terme de convenu, de minimaliste ou peu ambitieux), l’auteure gère bien son affaire ici avec quelques séquences plus envolées, comme celle de la résurrection de Zeta : on notera la contre-plongée de la page 1 pour amplifier la vision qu’a Tito (le petit garçon) d’Arco, le “magicien”, mais aussi le réveil en six gestes de Zeta pour souligner ce lent retour à la vie.
Imaginé en 2001 et avec un résultat assez différent de ce qu’avait en tête Toume, Luno est un one-shot noir rondement mené. Du début à la fin, la trame se tient et aucune idée balancée dans le récit n’est abordée de façon superficielle ou maladroite. Facilement trouvable à petit prix en occasion, il permet de cerner l’approche d’une auteure à l’identité artistique certaine et méritant très largement qu’on s’y intéresse.
L'espace d'un tome, Luno décrit tout ce qu'est (souvent) Kei Toume : un dessin mélancolique, une ambiance froide et une formidable narratrice. Capable de toquer à la porte de notre esprit avec facilité et finesse, Luno serait la meilleure porte d'entrée pour découvrir la mangaka si vous craignez d'investir dans une série.
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Graphisme
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Scénario
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Originalité
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Audace
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Découpage
- AuteursKei Toume
- Editeur VFKana
- Editeur VOSquare Enix
- GenreSF
- TypeSeinen
- Date de sortie2003 (Japon) 2008 (France)
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