En 1979, quand Jean-François LAGUIONIE décide de créer son propre studio de dessin animé, il est loin d’en être à son coup d’essai : il a déjà reçu de nombreux prix, en particulier pour son dernier court métrage, La Traversée de l’Atlantique à la rame (1978), couronné par une Palme d’Or et un César. Rien de moins. À Saint-Laurent-le-Minier, village de caractère perdu au creux d’une étroite et sinueuse gorge cévenole, il investit une ancienne usine textile (d’où le nom de La Fabrique donné au studio) et entreprend d’y réaliser son premier long métrage : Gwen ou le livre de sable. À ses cotés, défilera la plupart de ceux qui comptent aujourd’hui dans le film d’animation français : Michel OCELOT (Kirikou), Philippe LECLERC (Les enfants de la pluie)…
La Fabrique, mine aux courts métrages
Car la structure a pour vocation première de favoriser la réalisation de films d’auteurs, quel qu’en soit le format. À l’origine, essentiellement des courts métrages destinés au grand écran, mais depuis quelques années également, quelques moyens métrages pour la télévision (1).
La Fabrique est une société sans grand moyen, sans soutien public et dont le nombre de permanents est extrêmement limité : Pierre AZUELOS, le directeur du studio, une secrétaire… Bien qu’il soit le gérant de la société, Jean-François LAGUIONIE lui-même n’est pas inscrit aux effectifs : il est uniquement rétribué pour son travail d’auteur et de réalisateur. La plupart des collaborateurs intervenant sur les films sont, eux, des intermittents du spectacle.
L’Île de Black-Mor, retour à la mer
Bien qu’étant né à Besançon et n’étant nullement un marin d’exception, Jean-François LAGUIONIE a toujours été fasciné par la mer, qu’elle soit d’eau (La Traversée de l’Atlantique à la rame) ou de sable (Gwen ou le livre de sable). Après le pourtant bien agréable Château des singes, le réalisateur rêvait d’un film qui lui ressemble d’avantage. Un film qui soit un intermédiaire entre ses deux précédents longs métrages : retrouver la sensibilité, la poésie de Gwen et l’allier au rythme, à la malice et à l’aspect tout public du Château des Singes.
L’Île de Black Mor est une épopée maritime qui s’inspire des classiques du genre. Mais une épopée sensible : Jean-François LAGUIONIE en a écrit le scénario « en mettant tous les rêves d’aventure de mer qui [le]hantaient lorsqu'[il avait]treize ans et qui ne [l]’ont pas quitté. » Le personnage principal, le Kid, est en effet un adolescent de quinze ans qui, échappé d’un orphelinat, rêve d’égaler son héros, Black Mor, le pirate de légende. Il embarque donc sur un navire volé (La Fortune), à la recherche d’un hypothétique trésor mentionné sur une carte. Un périple qui l’entraîne bien d’avantage dans une quête d’identité que dans une simple chasse au trésor.
Choisir le cap avant de prendre la mer…
Entre les premiers coups de crayon de Jean-François LAGUIONIE et la projection du film, il se sera écoulé de nombreuses années. « En général, explique ce dernier, pendant que je réalise un film, j’écris le scénario du suivant. L’idée des Enfants de la fortune (titre initial du projet) m’est donc venue pendant que je travaillais sur Le Château des Singes. » Soit il y a plus de 5 ans…
La préparation du film commence par une phase de pré-production avec une équipe réduite, de deux ou trois personnes. Le temps de jeter les bases artistiques du projet… et de trouver un producteur, ce qui fut loin d’être évident !
C’est lors dès cette première étape qu’a été intégré Bruno LE FLOC’H, dont l’influence sur le film se révélera capitale. Ce Breton, passé par les Arts Déco de Paris, n’avait jusqu’alors participé qu’à un seul moyen métrage de La Fabrique (Un cadeau pour Sélim). Mais J.F. LAGUIONIE aime à se renouveler, désirant que chacun de ses films bénéficie d’une esthétique originale, née de sa collaboration avec des dessinateurs différents : Bernard PALACIOS pour les décors de Gwen, Christian ARNAU pour ceux du Château et Bruno LE FLOC’H, donc, pour Black Mor.
Pour le réalisateur, « Travailler avec Bruno LE FLOC’H a représenté une chance formidable. Il possède une sensibilité très proche de la bande dessinée. » Et ce, même si le dessinateur n’a en fait publié sa première BD qu’après son passage à La Fabrique…. « Notre défi était de parvenir à préserver la fraîcheur de son story-board. Du coup, on a décidé d’adapter les personnages du film à ses dessins ».
Durant cette période de préparation Bruno LE FLOC’H réalisa l’intégralité du story-board, soit 1 300 images. À partir de ces images statiques, l’équipe tourne alors une animatique, version non animée mais d’une durée identique à celle du futur film, doublée par des comédiens de la région. Au vu de celle-ci, Gaspard DE CHAVAGNAC (Dargaud Marina) décide de produire le film. Puis c’est au tour du CNC d’accorder son aide. En l’absence de télévision partenaire, le coup sera difficile, mais jouable. D’autant que l’animation proprement dite sera sous-traitée en Corée du Nord, pays expert en dessin animé et 2 à 3 fois moins cher… que la Chine ! Un autre défi commence pour le réalisateur : « Ce qui m’importe dans ce type de projet, c’est la continuité : garder la fièvre qui vous habite quand vous écrivez le scénario, quand vous faites les premiers dessins ».
Sur les différents ponts de la Fabrique.
La réalisation proprement dite peut commencer, et l’équipe au complet être réunie à La Fabrique. Une équipe toutefois resserrée, afin de tenir le budget, mais aussi afin d’être le plus efficace possible : « Le pari difficile devient une sorte d’atout pour le film. Chacun prend conscience de la particularité du voyage et s’engage encore plus que d’habitude ».Ne résidant plus en permanence en Languedoc, Jean-François LAGUIONIE se faisait plus rare ces dernières années à La Fabrique. Ce film est pour lui l’occasion de faire à nouveau de longs séjours à Saint-Laurent-du-Minier. Quand il doit s’absenter, par exemple pour se rendre en Corée, il délègue en toute confiance le suivi des opérations à Henri HEIDSIECK, collaborateur historique, ami de longue date et premier assistant sur le film.
Au plus fort de la préparation du film, La Fabrique devient une sorte de ruche où l’on ne parle presque que d’animation, que ce soit sur les différents plateaux, dans les bureaux, dans la cuisine et même au soleil sur la terrasse… Au premier étage, sur un plateau non cloisonné cerné par une immense frise présentant le story-board, s’activent les équipes en charge du layout des personnages : pour chacune des 1 300 scènes, leur mission consiste à dessiner les positions clés des personnages et à indiquer le minutage de leurs déplacements. Autant d’éléments qui serviront de référence pour l’animation et qui sont précautionneusement rangés plan par plan dans des pochettes de couleur.
À l’étage en dessous, travaillent les équipes responsables des décors. Richard MITHOUARD, responsable de leur graphisme, ébauche au calque chacun des éléments nécessaires, et les glisse eux aussi dans les précieuses pochettes. Pour le guider dans ses travaux, il consulte – voire décalque – les photos réalisées au cours de voyages de repérage en Bretagne et en Cornouaille… « C’est la première fois que l’on accumule une documentation aussi importante, explique Henri Heidsieck, car le film est clairement situé dans l’espace et dans le temps ».
Les plus simples des décors ainsi dessinés seront scannés et mis en couleurs par les équipes coréennes. Mais la plupart, en tous cas les plus importants, sont confiés à l’équipe de Jean PALENSTJIN, qui procède sur place à leur mise en couleurs. Ceci afin d’être certain d’obtenir les teintes recherchées : aquarellées, fragiles, à l’opposé de la plupart des dessins animés. Un rendu si particulier qu’il est difficile de croire qu’elles ont été directement composées sous Photoshop… Et qui marque le spectateur.
En fin de parcours, le contenu de chacune des pochettes est intégralement revu par Henri HEIDSIECK ou Jean-François LAGUIONIE avant que celles-ci soient expédiées en Asie.
Une animation traditionnelle, une post-production informatique
Pour l’animation du film, la décision a été prise de tout réaliser à la main, selon les méthodes les plus traditionnelles. Un parti pris aujourd’hui de plus en plus rare (à l’exception de quelques longs métrages européens tels que la récente Prophétie des grenouilles de Jacques-Rémy GIRERD), car en principe plus coûteux que le recours ponctuel ou exclusif aux outils informatiques. Mais économiquement tenable sur ce projet, grâce à la sous-traitance réalisée en Corée du Nord : au final, la préparation et la post-production en France auront pesé d’avantage dans le budget que l’animation en Corée.
Pour autant, le choix du partenaire ne s’est pas fait au détriment de la qualité de l’animation : le studio partenaire est bien connu de La Fabrique pour lequel il a déjà travaillé sur des films télé tels que L’île mystérieuse ou Un cadeau pour Selim. Et des animateurs français se relaient à Pyong Yang afin de suivre et de contrôler l’avancement du travail (2).
Sur L’île de Black Mor, l’utilisation de l’informatique est donc réservée à la composition des plans, à la mise en couleurs (essentiellement en Corée) et aux étapes de postproduction. C’est déjà une petite révolution si l’on pense que le précédent film du studio, Le château des singes avait été entièrement gouaché à la main ! Ce qui fait dire à J.-F. LAGUIONIE que « La Fabrique n’est plus le symbole de l’artisanat à tout prix ! »
Une évolution à laquelle Xavier JULLIOT, directeur de production pour le projet et directeur technique du studio n’est pas étranger : « Quand je suis arrivé, tout était réalisé de manière traditionnelle. C’est moi qui ai procédé à l’équipement informatique de La Fabrique ». Pour autant, difficile de révolutionner une culture aussi bien ancrée que celle d’un studio où « les choses se décident souvent à la cuisine ! ».
La Fortune, objet de toutes les attentions
Alors que, même dans un film aussi artisanal que Les Triplettes de Belleville de Sylvain CHOMET, les véhicules et bateaux avaient été animés en 3D, Jean-François LAGUIONIE s’est interdit, lui, d’avoir recours à une telle technique. La Fortune, le bateau du Kid, a bien été modélisé en 3D. Mais uniquement pour effectuer des sorties imprimantes montrant le bateau sous différents angles. Schémas qui sont ensuite repris manuellement.
La Fortune a fait l’objet d’une autre modélisation en trois dimensions dont l’équipe est bien plus fière : réalisée à base de bois, tissus et fils, et haute de plus d’un mètre, elle a dominé symboliquement l’ensemble du plateau de layout pendant toute la production.
Car la Fortune joue un rôle capital dans l’histoire. Au point d’en être, aux cotés du Kid, le héros principal ; et d’être animé par les équipes en charge des personnages, et non par les spécialistes des décors. « Le bateau est encore plus difficile à animer que la mer. Le plus dur est de faire que les deux éléments s’accouplent, que le bateau n’ait pas juste l’air posé comme un bouchon, explique J.-F. LAGUIONIE. Il a fallu user d’astuces de vieux briscard. » Comme par exemple modéliser le comportement des voiles dans le vent en appliquant un sèche-cheveux sur un rideau…
Pour être certain de ne commettre aucune erreur grossière, l’équipe a même eu recours aux conseils d’un spécialiste, le marin et aquarelliste Yvon LE CORRE : « Jean-François voulait être sûr que le bateau ait une attitude logique, que ses manoeuvres, son accastillage soient réalistes , explique celui qui fut le professeur et compagnon de route de Titouan LAMAZOU. Le résultat est réellement magnifique, l’animation vraiment très réussie : le bateau est vivant, de nombreux détails font qu’on s’y croirait. Et ce même si cela reste très schématique et qu’il manque par exemple 90 % des ficelles. L’essentiel n’est pas là… Même l’immense vague que rencontre le navire est tout à fait crédible : elles peuvent survenir quand deux tempêtes se rencontrent. En fait mon apport a été très limité : quelques remarques de ci de là sur des manoeuvres peu cohérentes par rapport au vent. Mais dans un film où prévalent le rêve et le fantastique, rien de décisif ! ».
Concilier onirisme et crédibilité de l’histoire, allier la clarté du propos à une profondeur des émotions, intéresser les plus jeunes et toucher les plus grands, s’appuyer sur les grands mythes de l’aventure maritime mais s’en singulariser par le traitement choisi… autant de défis que l’équipe de La Fabrique et son capitaine ont su relever avec brio. L’Île de Black Mor devrait donc logiquement s’inscrire, à la suite de Kirikou et la sorcière, des Triplettes de Belleville ou de La prophétie des grenouilles, dans la liste des succès critiques et publics que le cinéma d’animation français a connu ces dernières années.
Voir notre galerie sur les coulisses du film.
A visiter : www.la-fabrique.com, le site officiel de La Fabrique.
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