Figures infernales

Ikegami dupe d’Akutagawa ?

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Les éditions Tonkam ont fait un beau cadeau au public en éditant en 1999 les Nouvelles de Littérature japonaise(1) d’IKEGAMI Ryôichi, qui transposent notamment en bande dessinée le récit Jigoku-hen (« Figures infernales ») du grand nouvelliste AKUTAGAWA Ryunosuke(2) (écrite en 1918). Mais n’est pas AKUTAGAWA qui veut, et la dimension ironique présente chez ce dernier a visiblement échappé à l’auteur de Crying Freeman. Voici quelques éléments qui aideront le lecteur à interpréter ce récit superbe et marquant.

Un peintre de bien mauvaise réputation

Au premier abord, le contenu explicite de la nouvelle est le suivant : le seigneur de Horikawa est un homme bon. Il garde à sa cour la fille du peintre Yoshihide, pour son bien, car le Yoshihide en question est connu pour sa perversion, même si on lui reconnaît un certain talent. Le seigneur commande à Yoshihide un paravent représentant l’enfer ; le peintre accepte, mais à la condition qu’on lui fournisse un modèle réel de femme brûlée dans un char. Le seigneur accepte mais il fait brûler la propre fille de Yoshihide. Fasciné, ce dernier réalise une peinture incroyable pour le paravent commandé, puis se suicide.

IKEGAMI n’a visiblement pas du tout saisi la dimension implicite du récit : son manga donne la même impression d’obséquiosité vis-à-vis du pouvoir seigneurial que la nouvelle, mais cette dernière possède un double niveau dont la compréhension est primordiale. Le récit d’AKUTAGAWA se présente comme une chronique, qui est donc tenue de respecter l’étiquette et le respect dû au maître. Le narrateur est dans la nouvelle un courtisan, qui disparaît quasiment chez IKEGAMI. C’est là un premier indice, car chez AKUTAGAWA, ce narrateur permet, par un procédé de modalisation(3), de rendre positives ou neutres des événements pourtant choquants, qui devraient faire douter des prétendues qualités humaines du seigneur de Horikawa. On peut ainsi lire dès le début de la nouvelle : « Il avait placé ses pages qu’il choyait, sous le pont de Nagara, en poteaux de soutien ». Etrange manière de choyer ses protégés, plus proche d’un supplice qu’autre chose.

Sous les apparences…

Le véritable récit se laisse alors appréhender(4) : le seigneur de Hoshikawa est un monstre. Il retient à sa cour la fille du peintre Yoshihide, malgré elle et malgré Yoshihide. Ce dernier a beau être petit et laid, c’est un génie pictural en avance sur son temps et un père aimant, qui souffre d’être séparé de sa fille. Le seigneur de Horikawa, éconduit par la jeune fille en question, se venge en la faisant brûler, ce qui entraîne le suicide de son père, mais également – chose plus troublante – la réalisation d’une peinture à la beauté morbide et fascinante.

On trouve des exemples nets du double niveau du récit dans les deux oeuvres. Le manga montre ainsi Yoshihide, de loin, dans la neige (symbole de son « coeur froid ») appuyé sur un arbre, accompagné de ce récitatif dont il faut saisir le deuxième degré et la fausse naïveté : « N’est-il pas étrange de voir cet homme orgueilleux pleurer comme un enfant juste parce qu’il n’arrive pas à peindre un paravent comme il veut ? ». Mais peut-être qu’un homme à qui l’on a volé sa fille unique a quelques raisons de verser des larmes… Ce récitatif reprend la formidable habileté narrative d’AKUTAGAWA : on entend ici la voix envieuse et contemptrice des détracteurs du peintre, tout en imaginant la douleur du père, non seulement séparé de sa fille, mais également vitupéré pour sa modernité picturale.

Graphiquement, le dessin d’IKEGAMI fait honneur au fameux paravent, dont l’aspect prodigieux était suggéré par la description d’AKUTAGAWA. Il faut souligner non seulement sa dimension visuelle, mais aussi l’adresse narrative avec laquelle IKEGAMI présente cette peinture au lecteur : sur une demi-page, les cases nous montrent d’abord des bouts du paravent (des visages tordus de douleur et d’effrayantes gueules d’animaux), avant de mettre en scène le paravent dans sa totalité sur une double page mémorable. C’est là un procédé efficace pour annoncer au lecteur qu’il va être impressionné et dramatiser ce climax du récit. On reconnaît au passage dans ce paravent le motif de la dame dans le chariot, qui roule vers l’au-delà, également utilisé par TAKAHASHI Rumiko dans le deuxième tome d’Inuyasha.

La Beauté du Laid

Finalement, le lecteur assiste dans le manga d’IKEGAMI à une histoire mémorable, dont on ne sait que penser. Le mangaka ne nous pousse pas à juger les personnages, et à tirer les conséquences du récit, comme notamment chez AKUTAGAWA avec une condamnation des abus et caprices des puissants, qu’incarne ce seigneur injuste et coureur. Le lecteur assiste simplement à une sorte de fait divers incroyable et fascinant. Par ailleurs, la conception de l’art qui est défendue dans le récit n’a pas la même portée dans les deux oeuvres. En 1918, lorsque Jigoku-hen a été publié, le monde des lettres japonaises finissait d’assimiler les avancées et les audaces des grands auteurs occidentaux, dont la fermeture de l’ère Edo l’avait privé jusqu’à la fin du XIXème siècle. Il était donc alors actuel de défendre l’idée de « la beauté du laid », expression profondément baudelairienne qui transforme Yoshihide en symbole de modernité incomprise, et en figure de peintre maudit. Cependant IKEGAMI reprend le récit de la nouvelle pour l’adapter en 1995. Il y a moins d’enjeux dans le monde moderne à soutenir l’idée d’une esthétique qui dépasse l’aspect de la forme, comme celle que prône Yoshihide.

Cette différence pousse le lecteur à s’interroger sur le statut à accorder à l’oeuvre littéraire transposée dans un autre médium. Le contenu de l’histoire est certes le même, mais l’oeuvre originale y perd une partie de son âme. Le choix de la nouvelle Jigoku-hen a-t-elle été pour IKEGAMI une sorte d’alibi culturel, rehaussant l’image du manga, trop souvent considéré comme une industrie populaire sans noblesse ? A-t-il été attiré par le bon scénario que représentait la nouvelle ? Ou bien encore le mangaka a-t-il simplement eu de l’admiration pour le récit d’AKUTAGAWA, ce qui l’a poussé à en donner sa propre version ? Quelles que soient ces raisons, le résultat garde une dimension frappante, mais on reste malheureusement mitigé devant sa signification.

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Den-Sigal