Figure emblématique du cinéma français, Patrice Leconte a commencé au journal Pilote (de 1970 à 1974), avant de se tourner vers le cinéma et le théâtre. Il a réalisé une trentaine de films depuis les années 1970, dont la cultissime saga des Bronzés, mais aussi Ridicule, Tandem, La Fille sur le pont, etc. Le Magasin des suicides est son tout premier film d’animation.
Est-ce que votre expérience dans le cinéma vous a influencé sur l’animation ?
Non, pas dans ce sens-là ! Mais en revanche, ce que j’ai découvert et apprécié (ce à quoi je m’attendais un peu), c’est l’extraordinaire liberté d’imagination et de mise en scène qu’offre l’animation.
On peut faire des plans impossibles. À un moment dans le film, ils font des crêpes au rez de chaussée. Moi, j’avais écrit dans le scénario que l’odeur de crêpes monte l’escalier… Elle arrive au premier étage, rase la moquette et on suit l’odeur qui se glisse sous la porte, qui arrive dans la chambre où dort Mishima, puis monte sur le lit, remonte tout le corps avant d’entrer dans ses narines. En prise de vue réelle, ce n’est pas commode à faire ! L’animation permet de faire ça.
On aurait pu faire un effet spécial, en 3D, comme les américains le font dans leurs grosses productions.
Oui, mais je dois être de la génération d’avant car je n’ai pas cette culture des effets spéciaux 3D, où tout est possible. Je reconnais que ça me fait assez rêver, quand je vois Hugo Cabret par exemple, mais ma tournure d’esprit est trop “naturaliste” pour que j’ai envie d’aller vers ça. J’ai vu Sherlock Holmes 2 : jeux d’ombres. C’est gavé d’effets spéciaux de ce genre avec des ralentis, des trucs, etc. Pardon, mais personnellement, ça me fatigue ! Pour moi, s’il n’y a pas d’émotions, le cinéma ne m’intéresse pas. Et ces effets spéciaux très sophistiqués ne sont jamais générateurs d’émotions, il me semble.
Avez-vous consacré tout votre temps à la réalisation du Magasin des suicides ?
Ah non, durant ces quatre dernières années, j’ai aussi fait un autre film en même temps, Voir la mer (en prises de vues réelles, NDR). J’ai également écrit un roman, mis en scène une pièce de théâtre et j’ai voyagé ! Je suis hyperactif.
Comment avez-vous jonglé dans votre emploi du temps ?
On m’avait annoncé qu’on aurait besoin de moi de façon intensive au cours de ces quatre années. Je suis resté disponible et libre et je me suis régalé. Il y avait des séances de validation tous les vendredis matins, pendant deux heures, pour dire « oui », « non », « on change ».
Avez-vous changé beaucoup de choses ?
Un peu, oui, parce que je n’aime pas trop déléguer. J’aime bien que cela ressemble à ce que j’ai en tête. Mais en animation, il faut que tout soit très précis et bétonné avant qu’on passe à la fabrication finale. Voilà pourquoi on est obligé de pinailler. On peut pas dire : « Je sais pas, je n’aime pas beaucoup ça, on verra plus tard… ».
Vous avez aussi les séquences validé plan par plan, mais pas forcément dans l’ordre. Est-ce que ça été quelque chose de déroutant pour vous ?
Non, parce que ce plan par plan faisait partie d’un ensemble que je connaissais comme ma poche. Et puis ces séquences s’assemblent peu à peu comme une espèce de lego. Vous savez, quand on fait un film en prise de vue réelle, la monteuse vous dit « Viens voir, j’ai monté la séquence 17, j’en suis pas mécontente ». Vous voyez la séquence 17, mais la 16 n’est pas montée. Mais vous avez au fond de votre crâne, dans votre disque dur personnel, une vision d’ensemble que vous maîtrisez le mieux possible…
Avez-vous visionné des films en relief en vous disant « Ça, je veux pas, voilà ce que je voudrais » ?
Non, parce que les films en reliefs que je connaissais, c’était justement ce que je ne voulais pas faire. C’était les films en 3D relief, assistés par ordinateur, avec un côté lisse qui va très bien chez les autres, mais qui moi ne m’amuse pas. J’ai tellement de goût pour le dessin que je voulais que notre affaire soit graphique. Quand ils m’ont proposé la “2D relief”, j’ai trouvé ça extra. On respectait le côté dessin graphique et en même temps, il y avait cette espèce de côté pop-up (comme les livres pour en enfants, NDR).
Votre prochain film sera-t-il sera-t-il en relief ?
On ne sait pas encore. En tout cas, il ne sera pas en 3D relief. Il sera vraiment dessiné. Au fond de moi-même, j’adorerais utiliser encore cette technique de la 2D-relief.
Quel est votre meilleur souvenir sur la production du Magasin des suicides ?
Je crois que j’en ai plusieurs. Quand j’ai vu les premières séquences en 2D relief avec les lunettes, je trouvais le résultat tellement original que j’ai pensé qu’on tenait un truc formidable. Puis, quand le film a commencé à se faire avec les dialogues et les premières séquences animées, j’avais encore le sentiment de quelque chose d’un peu sec. Tout a changé quand il a été presque fini, avec les sons et les musiques. D’un seul coup, ça s’est mis à vivre. J’ai adoré ce moment-là ! C’est arrivé quand je commençais à douter un peu, à m’habituer trop, à être un peu fatigué du film.
Vous n’avez pas voulu à un moment donné changer l’histoire ?
Si, bien sûr ! En fait, elle a été changée… Mais en animation, on ne peut plus changer le scénario en cours de route, même si on a pris parfois de petites libertés. Ce n’est pas comme sur un long-métrage normal où l’on peut dire « Non, on va pas faire comme ça. Attends, j’ai une idée ! » et changer tout au dernier moment (ça peut être navrant ou génial).
Avez-vous tout de même coupé des scènes ?
Non, même pas parce qu’en animation, en général, on n’arrive pas à couper. SI certains réalisateurs se le permettent, c’est extrêmement rare et ils ne sont pas forcément appréciés des animateurs dont ils ont coupé le travail. Voilà pourquoi j’ai été très vigilant quand on a fait l’animatic. Quand il y avait un plan inutile ou qui me donnait l’impression de ralentir une scène, j’ai essayé d’anticiper. Au final, aucun plan n’a été coupé, on a juste enlevé 2 secondes par-ci, 2 secondes par-là, pour accélérer un peu un mouvement.
Vous avez commencé par enregistrer les voix en français…
Oui. C’est d’ailleurs assez marrant : il ne s’agit pas du doublage, c’est comme si on enregistrait une dramatique radiophonique. J’avais seulement montré aux différents acteurs les vignettes de leurs personnages. Je leur avais raconté l’histoire et je leur avais envoyé le scénario. Ils savaient donc quels personnages ils incarnaient.
Finalement, vous vous êtes “marré” à toutes les étapes de fabrication ?
Ça m’a intéressé tout le temps. Je préfère me marrer que de pleurer ! Il n’y a pas eu une seule étape de la fabrication de ce film qui m’ai été pénible. Jamais.
Le fait que la production soit éparpillée sur plusieurs continents, ça n’a pas posé des problèmes ?
Non, c’est proprement inouï. J’en revenais pas mais le travail est tellement préparé… Il y a des bibles épaisses comme ça : le personnage est comme-ci le dégradé de sa redingote est le vert numéro 133, modifié du 18 ,avec l’ombre 12, etc. Ce qui est fou, c’est que la séquence 22 revient de Montréal, la 23 d’Angoulême et ça marche. Mais tous les films d’animation sont comme ça, sauf aux États-Unis où Pixar et Dreamworks ont leurs usines à eux. Concrètement, l’animation définitive était surtout traitée entre Montréal et Angoulême. Liège s’occupait des décors et accessoires. Tout ceci fait bon ménage, c’est vraiment merveilleux !
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