Errant comme une âme en peine devant l'étal de mon dealer libraire favori, je remarquai qu'une drôle de tendance se dégageait des illustrations de couverture des album de Jiro Taniguchi.
Au moins la moitié de ses mangas présentent en couverture des personnages qui semblent prendre la pose pour un photographe imaginaire.
C'est plus qu'une coïncidence, c'est carrément une marque de fabrique.
Taniguchi est présenté comme l'exemple type de l'auteur intimiste, nous livrant des portraits réalistes de personnages fouillés.
Ce type de représentation systématique, qui semble un choix délibéré des éditeurs français, tranche à côté des couvertures des autres mangas.
Chez Taniguchi, cela donne l'impression de personnages posés, expérimentés, droits dans leurs bottes et dans leurs principes : le lecteur doit s'attendre à lire une "tranche de vie", pas de récits où l'on verra forcément des personnages évoluer dans leur profil psychologique. Ces illustrations donnent au contraire le sentiment que ces personnages sont figés et dans le temps, et mentalement.
Mais en y regardant de plus près, ces illustrations qui paraissent toutes plus ou moins calquées les unes sur les autres en disent bien plus qu'elles en ont l'air.
Par exemple, sur cette couverture :
On voit deux personnages de plein pied.
Le premier est un homme âgé, le regard légèrement incliné vers le bas.
Le second, une jeune fille, le regard sur légèrement au-dessus de la ligne d'horizon.
Imaginez une ligne symbolisant l'écoulement du temps, selon notre sens de lecture occidental : ———->
Un second regard nous donne alors l'impression que vieil homme est tourné vers le passé, la jeune femme vers l'avenir. Tout semble les opposer mais pourtant, ils ne se tournent pas complètement le dos, ils sont épaule contre épaule, dans une sorte de complicité discrète mais entendue.
Cela résume parfaitement le propos du manga : chronique d'une retrouvaille entre une ancienne étudiante et son ancien professeur, d'où naîtra une relation ambigüe et peut-être assez mal vue dans l'entourage des deux personnages.
Ce qui est amusant, c'est que cette couverture, très proche dans sa composition, semble nous montrer l'exact contraire :
Ici, on voit à nouveau deux personnages mais la complicité entre les deux semble totalement absente. Les épaules ne se touchent plus, les sourires sont absents, ils ont les mains dans les poches. Il y a comme un air de famille, peut-être un père et son fils ? Néanmoins, malgré les tensions que dégage le dessin, les regards sont ici tournés dans la même direction, et nul doute que là où se portent leurs regards ils se retrouveront un jour "sous un ciel radieux" ?
Encore une fois, une couverture qui tape juste, tout à l'honneur de son auteur.
Et maintenant, comparons deux couvertures du même manga :
Le même livre, chez le même éditeur, mais l'une est la réédition de l'autre.
Dans la première couverture, le décor surchargé fait pratiquement disparaitre le promeneur solitaire. Il n'est plus qu'un simple point au milieu de ce paysage dans lequel il se fond, et dans lequel le lecteur est invité à se plonger. Nous sommes alors au milieu des années 90, le manga est surtout affaire d'images qui percutent la rétine. Taniguchi semble être alors réduit à être un auteur underground au trait fouillé mais sans plus.
Sur la seconde couverture, on a gardé l'essence même de l'homme qui marche : l'image d'un salaryman stoppé dans son élan, qui prend le temps de se retourner pour regarder d'où il vient. C'est la promesse d'un livre qui a mieux à proposer qu'une promenade bucolique, c'est une invitation à la méditation.
Plus de dix ans séparent ces deux couvertures, et on voit bien comment le manga, en tout cas Taniguchi, a su creusé un profond sillon dans le milieu éditorial. On le prend enfin au sérieux, à sa juste valeur, un peu plus qu'un simple phénomène esthétique.
C'est clairement un très bon signe de la maturité du marché.