Battle Royale

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Pour se replacer dans l’ambiance du film, un petit rappel sur le scénario. Tiré d’un roman de KOUSHUN Takami, un pavé de 600 pages qui avait lui aussi provoqué de nombreuses réactions à sa sortie, Battle Royale nous place dans un Japon proche, tellement proche qu’il pourrait être celui de demain, et dans lequel la fracture sociale adolescents/adultes a atteint un point vu comme étant de non-retour : plus de respect pour les aînés, des élèves qui ne vont plus en cours, un taux de chômage qui atteint un niveau inconcevable (près de 10%, ce qui, pour un pays européen, ne semble pas si dramatique que cela, mais pour le Japon, où le chômage n’a jamais été un problème, c’est un véritable traumatisme). Pour pallier à ces problèmes, une loi est édictée : la loi Battle Royale ; elle envoie une classe de troisième sur une île déserte, et, sous le contrôle de l’armée et d’un professeur, ils doivent s’entretuer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Un mélange barbare de Koh Lantha et de Highlander, prétexte à un regard sur la société japonaise et la nature humaine, mais aussi, dans le cas du film, à une succession de scènes d’action menées avec un soin tout particulier. Car FUKASAKU, en vieux renard du cinéma et en homme cynique s’il en est, se plaît tout particulièrement à qualifier son film de “film d’action avec des adolescents pour un public d’adolescents”.

Le film se place donc dans un certain Japon proche temporellement parlant, mais dont nous sommes heureusement encore assez loin d’un point de vue effectif, même si la situation présentée dans le film est une des possibilités, une des évolutions vers laquelle la société japonaise actuelle peut s’orienter. Déjà, et à moins que les uniformes des forces de police aient réellement évolué, on peut constater que le Japon est redevenu dans le film un pays possédant une armée, moyen somme toute futile de s’offrir une illusion d’ordre et de sécurité.
Ce Japon est devenu un pays dans lequel les liens et les moyens de communication entre adolescents et adultes ont été brisés. Aujourd’hui, force est de reconnaître que le Japon, malgré son état de pays très civilisé, est en plein malaise, en complet marasme social. Les générations ne se comprennent plus, les distinctions deviennent de plus en plus marquées ; le Japon est sur un chemin dont l’issue est une explosion inévitable et qui est constatée dans Battle Royale ; constatée seulement, présentée comme un triste bilan, mais pas comme un jugement d’une situation. L’idée est que l’humanité ne tient qu’à un fil, qu’un jeu comme Battle Royale brise avec une facilité exquise.
Le constat sur le problème de l’éducation est évidemment un des points centraux du récit ; si les jeunes se rebellent, c’est qu’ils ne supportent plus ce système qui a été créé par des adultes qui veulent y faire rentrer chacun, pour des raisons de facilité. Ce manque d’évolution crée, tout d’abord dans le format scolaire, mais aussi dans la vie sociale quotidienne, un véritable carcan social qui emprisonne les jeunes ; évidemment, plus un carcan est étroit, plus les personnes qui ne s’y plaisent pas vont tout faire pour le briser, avec pour résultat une destruction du ?voile’ social, qui génère le conflit adultes/adolescents présenté au début du film. Et pour parer à tout cela, le système établi n’apporte pas de solution, à part celle de facilité, qui est de démissionner, de résoudre le problème de manière radicale et efficace aux yeux de tous, grâce à une grande médiatisation de l’événement, même si cela apporte tout sauf une véritable solution.

Le rôle des médias est ainsi capital dans l’orientation et dans la justification du film ; après tout, ce dont il s’agit est tout de même une mise à mort médiatisée de 39 collégiens, de 39 adolescents, quelque chose qu’une société policée ne peut normalement tolérer, au risque de perdre toute crédibilité sociale et humaine. Cependant, l’hyper-médiatisation de l’événement lui apporte cette crédibilité ; il suffit de revoir une des premières scènes du film, qui nous montre cette fillette, vainqueur de la dernière édition de Battle Royale, un sourire sur les lèvres, mais un regard dans le vide, devenir la proie des medias, pour se rendre compte que le but n’est pas tant de faire sortir vainqueur celui ou celle qui sera le mieux adapté à la société (c’est-à-dire le plus cynique, celui qui peut oublier son humanité pour réussir, et donc redresser ce Japon en crise), mais de faire un exemple : “vous les jeunes, vous avez amené cette situation, regardez ce qui vous arrive en retour”. Justification sociale pour les adultes, maintien de l’ordre par la terreur…
Et là où FUKASAKU frappe un grand coup, c’est en plaçant le spectateur dans la position de la personne qui reçoit ce flot d’informations ; nul besoin de rappeler combien le spectateur au cinéma n’est, après tout, qu’un voyeur, mais il l’est ici de manière particulièrement violente et directe ; chaque protagoniste, livré à lui-même, se livre ainsi complètement à nous, nous révélant ses envies, ses craintes, ses pulsions. FUKASAKU n’apportant pas véritablement de jugement sur la situation qu’il filme, se contentant de nous la présenter, froidement et brutalement, le spectateur se retrouve ainsi libre de recevoir le film comme il le souhaite, de juger les actes de ces adolescents, et de s’interroger sans être guidé outre mesure par la parole du cinéaste. Une preuve de plus, si elle est nécessaire, du cynisme de FUKASAKU, qui nous abandonne en fin de compte à nous-même, nous laisse nous interroger sur la situation du film, sur les problèmes de communication inter-générationnels, mais aussi, au fond de tout cela, sur la nature humaine, tout simplement.

Si le film choque autant, c’est que le spectateur qui le voit a presque toujours la même réaction : celle de se demander “Mais pourquoi ils ne s’allient pas pour essayer de renverser les militaires ?”. Au fur et à mesure que le film avance, et que l’on se pose réellement la question de ce que l’on aurait fait, on se rend compte que cela n’est somme toute pas si simple. Il suffit en effet d’un élément de doute, d’un élément bancal, d’une personne qui accepte les règles du jeu, et cela peut tout faire basculer du mauvais côté ; la scène dans le phare, durant lequel les lycéennes ayant recueilli Shuya s’entretuent suite à une ?trahison’ qui est elle-même issue d’un malentendu, est un exemple parfait pour illustrer cette difficulté. FUKASAKU a ainsi apporté un soin tout particulier à sa réalisation, demandant à ses actrices de faire ressortir un maximum de hargne et de haine de leur jeu, une sorte de folie meurtrière, issue de la simple peur d’être trahie. Cette crainte est par ailleurs démultipliée par le statut des protagonistes du film ; tous sont des adolescents, qui sont à un moment de leur vie où ils se cherchent encore, dans une société qui n’est pas leur alliée. Ainsi, chaque petite rancoeur un peu futile peut mener au pire des actes, puisqu’il est ici complètement déresponsabilisé, qu’il trouve même une justification et une reconnaissance dans le format du “jeu”. Sans règle morale édictée et avec de nouvelles “lois” complètement amorales, la véritable nature de chacun se révèle beaucoup plus facilement, et mène sans doute à cette conclusion assez négative : la nature profonde de l’homme est la destruction ?
La réponse des acteurs du film à la question “comment réagiriez-vous à la place des protaganistes que vous incarnez dans le film ?” est à ce titre assez édifiante : quelques-uns, sur le ton de la plaisanterie, disent des autres (et pas d’eux-mêmes) qu’ils tueraient tout le monde, une grande majorité pense au suicide ou à se cacher (ce qui n’est après tout qu’une forme de suicide plus passive), seuls un ou deux déclarent qu’ils seraient prêts à se battre pour la survie. Ce qui nous mène finalement à ce qui se passe dans le film : lâcheté et explosion de pulsions meurtrières.

Evidemment, la mise en scène du film est absolument essentielle pour appuyer et justifier un tel sujet. Quelques scènes sont ainsi particulièrement marquantes, et amènent un regard précis sur la situation présentée. Evidemment, la scène d’ouverture, avec la victoire de la fillette à la dernière édition de Battle Royale, évoquée plus haut. La première mise à mort est également un moment terrible ; d’abord car elle sort du cadre du “jeu” : il s’agit du professeur qui exécute une collégienne d’un couteau en pleine tête, car elle désobéissait aux règles établies, d’un geste précis et sans aucun remords. Ici est résumée toute l’incompréhension adultes/adolescents, entre cet homme brisé qui n’arrive plus à comprendre les jeunes, et ces jeunes qui ne parviennent pas à se faire comprendre. Tout le problème de l’éducation se concentre en ces quelques moments ; il est impossible d’éduquer des jeunes que l’on ne comprend pas…
La scène du phare est également une séquence charnière du film ; avec un procédé de mise en scène très astucieux, qui consiste à présenter les pensées des protagonistes par un texte écrit sur un écran noir, FUKASAKU nous met face à cette réplique terrible : “Shuya, j’avais oublié que tu nous aimais tous”. Dans une telle situation , l’être humain se retrouve ainsi à oublier son humanité, à ne plus devenir qu’un prédateur, pour lequel la règle “tuer ou être tué” devient le credo ; l’apparence sociale et socialisée explose ainsi pour laisser place à un comportement animal, dans lequel l’instinct prend le dessus. Le problème, c’est que cet instinct est dévié d’un instinct animal naturel, qui, face à un prédateur, pousse l’animal à se regrouper en meute, de façon à lutter contre celui-ci. Dans le film, seul un petit groupe de collégiens se réunit, pour voir tous ses efforts réduits à néant par l’intrusion d’un élément perturbateur, Kiriyama ; un personnage dont FUKASAKU a à un moment souhaité faire le héros du film. Il représente une forme de mentalité à la fois entièrement individualiste, mais également complètement déviante. Toute forme d’humanité est absente de lui, son seul but et intérêt est de pouvoir tuer, tuer et encore tuer, pouvoir assouvir un goût passionné pour la violence sans avoir à justifier ses actes, en les voyant même glorifiés.
Autres scènes marquantes du film, celle du rêve de Noriko avec KITANO, et la scène de pluie durant laquelle les deux personnages centraux sont réunis et où KITANO lui donne son parapluie : Révélateur supplémentaire de la démission humaine désespérée de KITANO, qui a abandonné tout espoir en la jeunesse qu’il a cherché à éduquer et à former. Elle laisse malgré tout un espoir, un dernier lien possible entre deux générations qui se font la guerre au lieu de chercher à trouver une solution ensemble.
Pour finir ce tour d’horizon des séquences marquantes, la découverte du tableau peint par KITANO (le personnage et l’acteur, qui a lui-même réalisé la peinture), qui, malgré son côté relativement malsain, renforce l’idée qu’un lien peut être renoué.

Le rêve de FUKASAKU pour finir Battle Royale avait été un affrontement armé entre collégiens et forces de l’ordre au carrefour de Shibuya, sorte de face-à-face final, dont personne ne ressortira indemne, mais sur les ruines duquel il serait possible de reconstruire ; ainsi, un des souhaits de FUKASAKU durant le tournage de BR au sujet de la fin était de revenir sur les lieux du conflit de la seconde guerre mondiale, pour y voir les décombres (et donc, un terrain, certes détruit, mais comme propre, sur lequel on peut reconstruire quelque chose de meilleur). Faute de moyens, cette fin n’a pu être réalisée. Pour assister à ceci, il faudra attendre Battle Royale 2, actuellement en post-production au Japon. FUKASAKU Shinji est mort sur le tournage, mort comme il a vécu, une caméra à la main, mais son fils lui succèdera. Mettant en scène un groupe de terroristes anti-Battle Royale menés par Shuya, que doit éliminer la nouvelle classe sélectionnée pour participer à la BR, ce second film, qui ne sortira probablement pas au Etats-Unis (d’après les premiers teasers, un attentat provoque l’effondrement de deux tours jumelles à Tokyo) proposera-t-il une réponse à la situation d’incompréhension et de déliquescence sociale ou se posera-t-il à nouveau simplement comme témoin ?
Réponse cet été au Japon.

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