Audition

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Tourné en 1999 par l’allumé MIIKE Takashi (Ichi the killer, Visitor Q), Audition est une adaptation d’un roman du tout aussi spécial MURAKAMI Ryû (Bleu presque transparent, Les bébés de la consigne automatique). Ayant bénéficié d’une sortie dans les salles françaises et de deux récompenses au festival de Rotterdam, Audition a gagné une réputation de film d’effroi remarquable. Loin de l’outrance que MIIKE aime parfois adopter (voir à ce propos notre article sur Ichi the killer), Audition est un modèle de sobriété glacée, réaliste et véritablement angoissante. Fondé sur la poursuite d’un fantasme, celui de la femme idéale, le film regorge d’angoisses masculines vis-à-vis du « sexe faible », le Petit Chaperon rouge jouant, cette fois, le rôle du prédateur.

La plus douce des jeunes femmes peut devenir le pire cauchemar des mâles quadragénaires. Veuf depuis 7 ans, Aoyama élève seul son fils Shigehiko, aujourd’hui adolescent. Suggérée par Shigehiko, l’idée de se remarier séduit Aoyama, qui s’en ouvre à son ami Yoshikawa, producteur de films. Ce dernier lui propose d’organiser une audition de jeunes femmes correspondant au profil recherché par son ami, dans le cadre de la production d’un film. Avant même l’audition, Aoyama repère une candidate, Yamasaki Asami. 24 ans, danseuse classique déçue, toute de blanc vêtue, douce et calme, la jeune femme le subjugue lors de leur première rencontre. Malgré les réticences de Yoshikawa, que la candidate a mis mal à l’aise, Aoyama la revoit. Gêné par l’enthousiasme grandissant de son ami, le producteur avoue qu’il n’a trouvé aucun renseignement concernant la jeune femme. Luttant contre lui-même, Aoyama finit par décrocher son téléphone pour de nouveau rencontrer Asami. Est-ce bien la même personne, cette silhouette prostrée dans une pièce sans lumière à côté d’un vieux téléphone ? Cette femme aux longs cheveux lisses dont la caméra détaille la nuque osseuse, puis la bouche esquissant un sourire lorsque retentit la sonnerie ? Oui, c’est Yamasaki Asami qui décroche, et répond de sa voix fluette, sans prêter la moindre attention au sac de toile qui bouge au fond de la pièce.

Lors de leur second rendez-vous, une intimité naît : Asami répond aux questions d’Aoyama sur sa famille, et lui fait la promesse de ne jamais lui mentir. Lorsqu’ils se quittent, il lui dit : « Je t’appellerai » ; elle répond : « Je t’attendrai ». Sans doute le début d’une grande histoire d’amour.
Le film atteint alors presque la moitié de sa durée totale. MIIKE prend son temps pour mettre en place son récit, de la même façon que l’étau se resserre, très lentement, sur Aoyama. Aucune action effrayante n’a encore eu lieu à ce moment du film. Juste le doute, exprimé par la voix du personnage de Yoshikawa ; le malaise aussi, devant Asami totalement figée dans son attente près du téléphone. Hormis la séquence de l’audition, montée de façon serrée, la mise en scène, succession de longs plans fixes, est calme, posée. Ce cadrage immobile va peu à peu emprisonner les personnages dans leur rôle.

Le malaise s’amplifie quand la romance se concrétise, lors d’un week-end en amoureux au bord de la mer. Devant Aoyama gêné, Asami se déshabille sans attendre, révélant à son amant des cicatrices aux jambes et un visage différent. Déstabilisé et fasciné, Aoyama ne lui pose aucune question. Toujours douce, mais radicale, Asami voudrait qu’il connaisse tout d’elle, et surtout, qu’il n’aime qu’elle. Elle insiste : « Moi seule ». Aoyama acquiesce. Ainsi commence un long cauchemar.
Il faudra qu’Aoyama se retrouve abandonné sans explication la nuit même, pour commencer à s’intéresser réellement à la vie d’Asami. Il se lance alors à sa recherche, remontant le fil du passé de la jeune femme. Avec stupeur, puis tremblements, il découvre tout un monde qu’il n’avait jamais associé à l’image douce et fragile qu’il s’était forgé d’elle. Le monde d’Asami est celui de la de souffrance. Aoyama n’aura pas le temps de reconstituer le puzzle éclaté que représente la jeune femme, avant de se trouver lui-même piégé.

La deuxième partie du film est celle du passage à l’acte (amoureux, puis punitif). Aoyama quitte son rêve pour une réalité qui en est très éloignée. Après les fantasmes de femme « parfaite » du protagoniste, voyons quels sont ceux d’Asami… La dernière demi-heure est vertigineuse. Se mêlent les instants passés, parmi lesquels les « fautes » oubliées ou tues d’Aoyama, ses fantasmes sexuels inavoués, le vécu et la souffrance d’Asami, et la réalité présente, qu’on finit par perdre de vue… Les dernières scènes sont suspendues à cette caméra statique, placée parfois au plus près des corps et des visages. L’idée, avouée, de MIIKE Takashi, était de faire un film d’horreur fondé sur un type de peur peu exploité, notamment au cinéma : la peur de la souffrance. Loin des terreurs fantastiques véhiculées par les films Ring, MIIKE utilise le registre du réalisme, de façon parfois quasi documentaire, impression renforcée par sa mise en scène minimaliste.

Dans cette deuxième partie, Audition abandonne les fantasmes pour révéler la réalité. Mais il ne va pas jusqu’à adopter le point de vue d’Asami, lui laissant une part de son mystère, notamment quant aux motivations profondes de ses actes. Aussi le film est-il effrayant jusqu’au bout : on ne sait rien, finalement, de cette femme. Asami cumule les fantasmes ordinaires d’homme mûr (pas nécessairement japonais…): jeune, belle, « intelligente et bien élevée, douce et rompue aux arts traditionnels », « le genre belle-fille idéale », comme le résume Yoshikawa. Une femme parfois enfantine qui met en avant sa sensibilité et sa vulnérabilité, son besoin d’être protégée, afin de flatter l’ego masculin. Elle promet de se vouer toute entière à une seule personne, celui qu’elle aime. En réponse au don total de son être, elle est exigeante, et surtout exclusive jusqu’à l’extrémisme. Elle ne partage pas, attendant de la personne aimée qu’en retour elle soit seule aimée, et c’est là, en plus de son maniement d’outils coupants, sa folie. Tout comme Aoyama, elle aussi est en quête d’un fantasme inaccessible. A « femme parfaite », il faudrait un « homme parfait ». Un homme qui se voue à elle seule.

Face à l’association explosive d’attraits et de dangers qu’est Asami, l’homme représenté par Aoyama préfère ne voir que les premiers sans songer aux seconds. Son personnage est tellement aveuglé par son idéal qu’il en devient peut-être même amnésique, oubliant les scènes pénibles, comme lorsqu’Asami raconte son enfance malheureuse lors du dîner au restaurant, ou que la jeune femme accepte sa demande en mariage… A moins que ces scènes n’aient jamais eu lieu, et que, pendant quelques instants, par la magie de la mise en scène, MIIKE nous fasse pénétrer dans l’esprit et les fantasmes d’Asami. Le réalisateur n’apporte aucune réponse, à chacun de résoudre l’énigme posée par le tourbillon des dernières séquences. Asami, insaisissable, se révèle finalement en incarnation de toutes les femmes bafouées par l’autre sexe. Seules sont dévoilées sa volonté de ne pas être vue comme une marchandise, et sa déception face à ces hommes dont elle a compris le « manège ». Elle reproche ainsi à Aoyama la mise en scène de l’audition : « Vous contactez des filles, puis vous les recalez, tout ce que vous voulez, c’est les baiser ». Cette femme est synonyme de terreur, d’une part parce qu’elle matérialise, de façon atroce, ses déceptions, faisant payer aux hommes, par la souffrance, leur irresponsabilité, lâcheté, trahison ou faute vis-à-vis d’elle ; d’autre part, parce qu’elle garde beaucoup de son mystère, n’apportant aucun explication rationnelle au caractère extrême de ses actes.

Ce sont sans doute ces deux quêtes (déçues) d’un idéal qui conduit MIIKE Takashi à définir son film comme « un film d’amour » davantage qu’un film d’horreur (même s’il va très loin dans l’exploration de la douleur physique). Le titre renvoie directement à l’audition fatale, et plus généralement à ce rôle que chacun joue pour séduire l’autre. Les propos du réaliste Yoshikawa concernant les actrices étaient un autre avertissement : « Plus une femme est malheureuse, mieux elle joue. » Ainsi s’explique sans doute le talent d’actrice de la terrible Asami, et se dévoile une part de son mystère.

Audition, de MIIKE Takashi, adapté d’un roman de MURAKAMI Ryû, scénario de TENGAN Daisuke, produit par SUYAMA Akemi et HUKUSHIMA Satoshi, avec ISHIBASHI Ryo (Aoyama), SHIINA Eihi (Asami), 1h50, Japon, 1999. Edité en DVD par Studio Canal.

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