Chobits : L’esprit dans la machine

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Les Clamp sont un groupe de mangaka qui officient professionnellement depuis les années 80. Entre les éditions Tonkam et Pika, nous avons pu découvrir en France de nombreux chefs-d’oeuvres du groupe comme Tokyo Babylon, ou encore Card Captor Sakura. Si les CLAMP racontent quasi-exclusivement des histoires fantastiques, elles se servent de ce genre comme d’un prétexte pour mettre en scène leurs propres obsessions. À chaque fois, elles attirent l’attention du lecteur sur les éléments les plus extraordinaires de leurs histoires pour mieux l’immerger progressivement dans leur univers. Car, plus que de raconter une aventure épique ou apocalyptique (ce que sont RG Veda et X par exemple), elles aiment mettre en scène des personnages brisés par la solitude, incapables d’exister seuls, et dépendants d’un autre. En d’autres termes, elles investissent un genre dont elles vont altérer les règles pour l’intégrer dans un univers qui leur est définitivement personnel. Chobits, de ce point de vue, n’échappe pas à la règle.

L’histoire de Chobits prend place dans notre monde, à Tokyo, à cette différence près que la technologie robotique à fait un bond en avant. Au lieu d’utiliser de simples ordinateurs, les gens se servent de robots, qui, en plus de remplir un usage domestique, servent aussi de substitut familial ou amoureux. Le fil rouge de notre histoire se nomme Hideki Motosuwan, étudiant fauché qui trouve une jeune fille robot dans les poubelles. La ramenant chez lui, il découvre que la machine ne possède aucun programme, et ne sait dire que “Tchii”. Il va commencer à se lier d’amitié avec cet androïde et découvrir qu’elle pourrait bien être un Chobits, un robot qui pense et agit par lui-même. Il la rebaptise Tchii et décide de l’héberger tout en espérant en apprendre plus sur elle.

Ainsi, l’histoire commence sur une suite de stéréotypes tout à fait intentionnelle. Notre héros est donc un étudiant sans fac (comme dans Love Hina), sans copine, puceau (comme tous les héros de comédies romantiques pour garçons), et qui découvre un robot abandonné (comme dans Gunnm). Lorsqu’il la ramène chez lui, les Clamp font dire à Hidéki : “Ca arrive donc, ces filles qu’on trouve (…) et qui tombent amoureuses d’un héros ordinaire. Ca existe ! Je l’ai lu ! (Dans les manga). (…) J’ai chopé la version fille de Doraémon”. Hidéki fait ici référence au célèbre robot à l’apparence de gros chat qui peut réaliser les voeux d’un enfant. Mais plus encore qu’à ce célèbre anime, c’est au genre des séries de Maid qu’elles assimilent notre héros. Les séries de Maid (“Maid” signifie “servante” ou “bonne de maison”) mettent en scène un garçon un peu loser qui va devoir vivre avec une gouvernante de son âge, très mignonne, avec qui va naître une idylle. Des séries comme Hand Maid May ou Steel Angel Kurumi(1) s’inscrivent dans cette mouvance. Or, les Clamp ont parfaitement compris que ces séries de Maid sont la réactualisation de manga comme Vidéo Girl Aï] ou Ah ! My Goddess. La différence, c’est que les séries de Maid ont pollué le genre romantique tel qu’il avait été conçu, en s’appuyant sur un humour graveleux et des références sexuelles explicites. C’est ce qu’on appelle le Fan Service : scènes de douches, plongées sur la petite culotte de l’héroïne, plaisanteries salaces sur la taille des seins… Les Clamp vont alors plonger dans le registre Maid en allant le plus loin possible dans le Fan Service, pour mieux le tourner en dérision. On a donc droit à un robot qui s’allume avec un toucher vaginal, qui mime les filles de magazines pornos et qui “imite” une éjaculation faciale. En parallèle, les stéréotypes de personnages secondaires de ce genre d’histoires sont tous repris : le copain insouciant, la lycéenne romantique, le petit génie, la prof coquine et surtout le héros sans argent, sans école, qui n’a rien pour plaire mais qui est plein de bonne volonté.

Le lecteur qui a acheté le premier tome croit alors être en territoire connu, mais va avoir une surprise de taille : une fois accroché à l’histoire, les Clamp vont subtilement se détourner du genre Maid pour l’entraîner sur une toute autre voie. Après tout, Chobits s’inscrit clairement dans le genre de la Science-fiction. En présentant ce Tokyo parallèle peuplé de robots, Clamp va, à l’instar de Mamoru Oshii dans Ghost in the Shell, livrer une véritable réflexion sur ce qui nous permet de dire «Je suis humain». Dans une scène emblématique du premier tome, Hideki se promène dans la rue et réalise avec un certain effroi, que tous les couples qui s’y trouvent sont formés d’humains et de robots. L’angoisse vient du fait que le voile tombe brutalement : il réalise soudain, avec horreur, que les robots remplacent progressivement l’Homme. Tchii découvre aussi, dans le manga, un livre illustré qui explique que “dans cette ville, chacun vit avec sa “chose”. Ils (les Hommes) sont dans un rêve dont ils ne veulent pas sortir… Même si ces moments de bonheur ne sont qu’illusion, pour eux ce sont des instants heureux”. Le syndrome que dépeignent les Clamp, c’est celui des grandes villes. Chacun vit coupé des autres, dans sa propre bulle de réalité, et plutôt que de chercher à communiquer, chacun s’enferme chez soi avec un moyen d’oublier sa solitude. Le robot est programmé pour obéir et réagir au moindre désir de son maître, il ne possède pas la faculté de se tromper ou de décevoir, il est une version parfaite de l’humain. Seules quelques personnes ont conscience que cet état de fait est mauvais. Ces gens sont les amis d’Hideki. Minoru vit ainsi entouré de robots, et est servi par un modèle à qui il a implanté les souvenirs de sa soeur : il est parfaitement conscient du fait qu’il ne peut plus se passer de son robot. Prof Shimizu, une humaine, vit quelque chose de plus terrible, puisque son mari est devenu à ce point fasciné par son robot qu’il en oublie jusqu’à l’existence de celle-ci. Shimizu se retrouve ainsi abandonnée sur le trottoir, délaissée pour une machine.

Le paradoxe de Chobits est là : tout en défendant une vision paranoïaque (la machine va supplanter l’humain), il insiste à travers Tchii sur le fait que la frontière humain/machine est plus fragile qu’on ne le croit. Nul ne sait pour l’instant qui est réellement Tchii. Les Clamp se sont d’ailleurs fait une spécialité de bouleverser les attentes de leur lecteur en créant des retournements de situations. On ne sait donc pas qui a créé Tchii, ni pourquoi elle a un double, et pourquoi elle fonctionne sans logiciel. Toutefois, ce qui fascine, c’est la façon dont Clamp fait progressivement évoluer le personnage. Elles prennent bien soin, au tout début, de limiter au maximum les expressions de visage de Tchii. Comme une machine, elle reste parfaitement inexpressive. Mais, comme elle possède la faculté d’apprendre, elle s’humanise progressivement au contact de Hideki. Ainsi, son visage commence à s’éclairer, ses yeux s’illuminent, des sourires naissent, tant et si bien qu’au troisième tome, elle commence à avoir des réactions humaines. Le philosophe René Descartes, dans sa Seconde Méditation Métaphysique, exprimait son angoisse lorsqu’un jour, regardant par sa fenêtre, il se demanda ce qui lui permettait d’avoir la certitude que les gens qu’il voyait passer étaient bien des humains et non des automates… Lui-même, étant semblable à toutes ces personnes, pouvait bien être une machine. Au cours de sa réflexion, il eut enfin la certitude qu’il était bien homme, et non une machine qui se prendrait pour un homme. “Si je pense”[/i] estima-t-il,c’est donc que j’existe. Si j’étais machine, je n’aurais pas la capacité de douter de moi et de m’interroger”. Or, si les robots que l’on voit ne sont “que de l’électroménager” comme le soutien Hideki, ce n’est pas le cas de Tchii qui, elle, est consciente ! En effet, cette dernière apprend, tout comme le ferait un enfant, mais est aussi capable de douter, de s’inquiéter et d’éprouver du de la joie. Qu’est-ce qui la distingue, dès lors, d’un humain ?

Ainsi, Clamp propose trois niveaux de lecture parallèles tout en étant complémentaires. Chobits peut ainsi être lu comme une comédie romantique (Hideki va-t-il tomber amoureux de Tchii, ou de sa collègue de travail Yumi ?), une réflexion sur la solitude dans les grandes villes (la Prof Shimizu abandonnée), ou une mise en abîme de l’identité humaine (Un cerveau et un disque dur sont finalement très proches dans leur fonctionnement). C’est là la grande force du manga. Là où Mamoru Oshii livrait un Ghost in the Shell sublime mais parfois trop complexe, Clamp préfère un univers plus simple et accessible. Si elles sacrifient à la mode actuelle qui est de toujours en donner plus, elles le font pour mieux endormir la méfiance du lecteur. Lire Chobits, c’est participer à une véritable réflexion : le Fan Service putassier renvoie à l’Otaku sa propre image. Ces gens qui vivent sur leur machine est un message qui s’adresse à chacun de nous. Le visage de Tchii qui souffre lorsqu’elle espère trouver quelqu’un qui l’aime pour elle et non pas pour ce qu’elle peut réaliser, est aussi une façon de nous avertir. Chez Clamp, comme chez Hidéaki Anno dans Evangelion, il faut sortir de sa coquille, dépasser les simples apparences pour aller vers les autres. Ne pas se laisser berner par l’imaginaire (robot/manga) car seul l’autre (Tchii/Hommes) mérite qu’on lui consacre son temps.

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