Interview Pascal MORELLI

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AL : Pouvez-vous nous retracer brièvement votre parcours professionnel jusqu’à la réalisation de Corto Maltese, La Cour secrète des Arcanes ?
Pascal MORELLI :
Études aux Arts Appliqués. Travail en publicité et en bande dessinée. Ensuite, travail en dessin animé à Los Angeles et avec Philip KAUFMAN sur des longs métrages, plein de séries TV, dans tous les sens, pour en arriver à Corto…

AL : Vous avez travaillé dans le domaine du dessin animé, aux États-Unis et au Japon. Quelles leçons tirez-vous de ces différentes expériences ? PM : Aïe ! [Rires.} Aux États-Unis, il y a les moyens… Au Japon aussi. Et surtout une énorme rigueur et un style très très… Au Japon, il y a un vivier… Comme ils dessinent tous de la même façon, entre guillemets et pour schématiser, il y a un vivier énorme de dessinateurs. Il n’y a pas à se poser de problème de style quand on attaque une production. Donc, on peut puiser dans ce vivier. Des gens de différentes qualités et de différentes sensibilités, mais ils ont tous appris la même chose. Comme ce que l’on voit maintenant. Beaucoup de produits qui se ressemblent, peut-être sans intérêt, et des produits de très haute qualité. Curieusement, c’est d’une grande diversité…

AL : Avez-vous des modèles japonais ou américains en matière d’animation ?
PM :
D’animation pure, non… Enfin, d’animation… C’est Bob CLAMPETT, par exemple, dans les vieux. Tous ces gens qui ont fait des choses extraordinaires… Mais, dans la façon de raconter des films, ça va de MIYAZAKI, d’une part, en passant par des potes comme Joe HORN ou Peter TCHANG.

AL : L’incontournable MIYAZAKI…
PM :
Bien sûr ! On ne peut pas l’éviter…[Rires.]

AL : Vous faites partie de cette génération qui a découvert Corto Maltese lors de sa première parution en France, dans les années 1970-1973, dans Pif Gadget. Paradoxalement, un hebdomadaire réservé aux enfants alors que les histoires de Corto s’adressaient plutôt à un public plus adulte ?
PM :
C’est ça qui est bien ! C’est ce qui aurait dû être continué ensuite. Maintenant, les choses sont enfermées dans des cases. Curieusement, c’était un magazine pour enfants, et il y avait des choses comme ça qui passaient. Je crois que cela n’arrive plus maintenant. Malheureusement ! Tout est bien rangé dans des cases. C’est dommage, parce que ça permettait à des gamins de douze ans comme moi, ou de dix ans même, de se confronter avec quelque chose qui, en effet, avait plus de maturité, plus de force. Et c’est une bonne chose.

AL : Malgré quelques années de différence, nous avons abordé Corto en commençant avec la même histoire intitulée : “Concert en O mineur pour harpe et nitroglycérine”, reprise ultérieurement dans l’album Les Celtiques. Apparemment, cela a marqué beaucoup de monde : l’Irlande, les murs de briques, les ambiances inspirées du film Le Mouchard de John FORD…
PM :
Oui. C’est entre Le Mouchard de John FORD et des plans piqués à Sergio LEONE d’une certaine façon. Donc, c’est une espèce de mélange des deux. Comme LEONE était mythique pour un gamin de douze ans… Parce qu’on n’avait pas le droit d’aller le voir au cinéma. Je n’ai vu mon premier LEONE que vers quatorze ans, ou vers treize ans, je crois…

AL : Hugo PRATT avait en tête une adaptation de Corto Maltese à l’écran depuis longtemps. Il a donc dû formuler des exigences de fidélité à son oeuvre avant de donner son accord pour un tel projet ?
PM :
Peut-être… Je ne suis pas au courant ! Aucun souci avec ça. Aucun souci du tout ou aucune contrainte. Patrizia ZANOTTI [en charge de la gestion des droits de l’oeuvre d’Hugo PRATT, depuis le décès de ce dernier, en 1995]regardait ce qu’on faisait… Elle nous a laissé tranquille, en nous prodiguant des encouragements, plutôt de nous mettre des barrières. Il n’y a pas eu de barrières.

AL : Je pensais qu’Hugo PRATT avait exprimé, au départ, certaines exigences à Robert RÉA, le producteur du projet ?
PM :
Peut-être… Robert l’aurait dit… [Rires.]

AL : Hugo PRATT avait cependant une idée très claire du film à tirer de Corto Maltese. Il tenait, notamment, à la présence d’un pré-générique. Dans ce pré-générique, à la manière de ceux qui débutent les films de James BOND, on devait voir Corto Maltese en train de se faire la ligne de chance qui lui manque sur la main, à l’aide du rasoir de son père ! Avez-vous entendu parler de ça ?
PM :
Oui. Le premier scénariste l’avais mis et je l’ai jeté !… Je suis désolé ! [Rires.] Mais je ne savais pas qu’il le voulait… Ça ne marchait pas du tout. Corto faisait ça, puis on passait à autre chose, vingt ans plus tard, à raconter une autre histoire. Ça faisait peser quelque chose qui relève plus de l’anecdote, qui est marrant à raconter. Mais, je n’y crois pas plus que ça.

AL : En matière d’adaptation d’une bande dessinée en animation, un esprit de fidélité à l’oeuvre originale semble constituer le meilleur gage de réussite. Etes-vous d’accord avec cette analyse ?
PM :
Oui. Comme dit Thierry THOMAS [directeur d’écriture du scénario de Corto Maltese, La Cour secrète des Arcanes], une bonne adaptation, c’est comme au théâtre, quand on travaille sur un texte. Si le texte est fort, on doit sans cesse s’y référer. Si on a eu envie de l’adapter, à priori, hormis les questions de gros sous, qui ne me regardent pas, quand on a vraiment envie d’adapter quelque chose, c’est qu’il y a quelque chose à l’intérieur qui nous a plu. Il faut sans cesse essayer de le retrouver… Fidélité, je ne sais pas. Fidélité à la lettre, je n’en sais rien. Mais, fidélité à l’émotion que cela a procuré, oui !

AL : On connaît le peu d’entrain des investisseurs et des diffuseurs français envers l’animation s’adressant à un public plus adulte. Avez-vous eu du mal à vaincre une telle réticence ?
PM :
C’est plutôt Robert RÉA qui a dû se charger de ça, je pense… Pour moi, c’était évident que cela ne pouvait tomber dans le domaine des enfants. Encore une fois, l’exemple de Pif Gadget montre que les enfants peuvent s’y intéresser. Maintenant, les temps ont changé. Je crois qu’on ne peut plus montrer certaines choses aux enfants. À tort ou à raison…

AL : Pourquoi avoir choisi d’adapter, d’abord, l’album Corto Maltese en Sibérie ?
PM :
Pour le film, c’était l’album le plus intéressant. Celui où Corto, Raspoutine et les autres personnages d’Hugo PRATT étaient le plus aboutis. Celui où il les manipulait parfaitement. Il y avait en plus de beaux personnages féminins comme Shanghaï Li, la Duchesse et Bouche Dorée. Il y avait vraiment tout ce qu’il fallait pour que quelqu’un qui n’ait pas lu Hugo PRATT puisse s’y retrouver. Puisse retrouver l’ambiance et l’univers de Corto, même si c’est une histoire où il n’est vraiment pas en bateau. Où le marin est à terre…

AL : Le long métrage annonce également la diffusion d’une série d’animation TV également tirée des albums de Corto Maltese ?
PM :
Oui. On est en train de la finir.

AL : Il s’agirait apparemment de 26×26 minutes ?
PM :
C’est un peu plus compliqué que cela. Il y a en fait quatre téléfilms d’une heure et demie, sécables en quatre, et six épisodes de 26 minutes. Donc, quatre fois quatre qui font seize, plus six autres épisodes, pour un total de vingt-deux.

AL : Où vont-ils être diffusés ?
PM :
Canal +, France 2 et Arte. Dans l’ordre.

AL : Une diffusion doit être également prévue en Italie, le pays d’origine d’Hugo PRATT ?
PM :
Oui. C’est prévu pour la RAI.

AL : La création du long métrage d’animation a, semble-t-il, connu des péripéties dignes d’une aventure de Corto ? Plusieurs années de préparation et, notamment, des problèmes avec le sous-traitant coréen ?
PM :
Oui ! Plusieurs années perdues surtout, en fait ! Tout le travail en Corée a été inutile. On aurait dû s’arrêter avant. Maintenant, comme toujours dans ces cas-là, on essaie de faire que cela fonctionne. Parce que, quand il y a un an de perdu, on ne veut pas mettre une croix dessus. Mais il a fallu le faire… Pas possible… La même chose pour leurs décors couleurs… Pour leur animation…
Ensuite, Neuroplanet, qui finalisait l’image, a fait un dépôt de bilan. C’était une “boîte” belge en coproduction avec nous. Et même une holding belge, puisqu’ils avaient des studios au Canada, à Angoulême et un peu partout. Ça s’est écroulé en cours de production. On a donc perdu encore des éléments qu’il a fallu refaire. Il a fallu récupérer les éléments, ce qui n’était pas simple, et refaire. Sur 1 800 plans, on en a refait 700.

AL : Du point de vue de la narration, des personnages et des dialogues, le film se place dans la continuité des albums d’Hugo PRATT ? Par contre, son graphisme s’éloigne du PRATT originel, d’abord dessinateur en noir et blanc ?
PM :
Oui, on a mis des couleurs ! [Rires.] Désolé !.. Mais je pense que le noir et blanc, tel qu’on l’entend, c’est pour les vieux films. Il y a toute la gamme de gris. Mais, le vrai noir et blanc… Je pense qu’on fait une belle génération d’aveugles après une heure et demie de vrai noir et blanc ! Et je ne veux pas prendre ce risque-là ! Mais si nous avions pu avoir AFFLELOU avec nous…

AL : Le graphisme paraît lorgner du côté de l’anime japonais, même si le style des dessins a, en même temps, quelque chose d’européen. Pourquoi un tel choix. Et a-t-il été fait dans un but commercial ?
PM :
Non. C’est dû au fait que, quand on regarde le Corto MALTESE d’Hugo PRATT, entre La ballade de la mer salée et , il y a une évolution monumentale. À partir de La maison dorée de Samarkand, et ça se renforçait déjà avec Fable de Venise, toutes les hachures disparaissent et on se retrouve avec un style plus proche, entre guillemets, d’HERGÉ. C’est à dire une ligne claire avec des aplats noirs et un trait. Tout le côté hachures disparaît, voire tout le côté réaliste. On a même l’impression que Corto rajeunit. Les pattes se raccourcissent, le visage devient plus enfantin, plus stylisé. Donc, il fallait faire une synthèse entre les deux. Non, on n’a pas regardé vers l’animation japonaise ou autre. On a essayé de faire la synthèse dans trente ans de dessins du personnage. Dans La ballade de la mer salée, Hugo PRATT est encore assez proche de son modèle, Milton CANIFF. Puis, il s’en est éloigné naturellement. Sur trente ans, cela me paraît une évolution assez logique. Entre le premier Lucky Luke et le dernier, ce n’est plus le même…

AL : Olivier VATINE a contribué de façon significative au film. C’est le choix d’un dessinateur quand même un peu éloigné de PRATT du point de vue du graphisme. Quelle est la raison de ce choix ?
PM :
C’est un copain ! [Rires.] Non. Le principal décorateur, c’est Fred BLANCHARD, qui travaille avec Olivier depuis des années. Je travaille aussi avec Olivier sur l’animation depuis pas mal de temps et j’aime bien sa façon de poser les décors. Et, dans le jeu entre les masses de noirs et les blancs, il a son mot à dire.

AL : C’est également quelqu’un dont le style graphique se situe à la croisée des auteurs américains et japonais ?
PM :
Maintenant, oui. Le japonais, ça fait environ une dizaine d’années qu’il l’a découvert. Il a développé son propre style à base, en effet, d’abord de comics américains. Mais il a sa propre sensibilité et ça n’est pas inintéressant.

AL : Ne pensez-vous pas qu’il aurait été également possible de conserver une plus grande fidélité au dessin d’Hugo PRATT en employant par exemple des dessinateurs se situant davantage dans sa lignée ? Comme, par exemple, son élève vénitien Lele VIANELLO ?
PM :
Dans le dessin animé, on ne peut pas utiliser des gens qui savent dessiner comme PRATT. Point. Malheureusement, il s’agit d’employer des gens qui savent animer d’abord. Donc, je suis désolé, je ne connaissais pas ce monsieur. Mais, une personne ne suffit pas à imprimer un style sur un dessin animé où il en faut vingt à trente. Non. Le style PRATT, ça n’est pas fini, c’est croqué, c’est lâché. D’une case à l’autre, le personnage n’est pas le même. Ça apporte toutes les libertés du monde. Vous prenez un dessin de Corto de profil et de face, il y a un vrai pas entre les deux !

AL : Est-il vrai qu’Hugo PRATT aurait formulé des exigences particulières en ce qui concerne le traitement de la couleur sur le film ?
PM :
Pas que je sache. On ne m’a rien rapporté de particulier à ce sujet.

AL : Il aurait donné des indications à Robert RÉA, le producteur du film ?
PM :
Il faudrait demander à Robert…

AL : L’anecdote est intéressante car, si elle est avérée, elle permet de prendre conscience de l’évolution graphique d’Hugo PRATT. Depuis l’école américaine du noir et blanc et de Milton CANIFF jusqu’à la prise en compte de la couleur à la manière de l’école franco-belge de la ligne claire ?
PM :
Il faut se rendre compte que beaucoup de gens, depuis vingt ans, ne connaissent pas PRATT par les albums, mais par les aquarelles et autres produits dérivés. La couleur a pris une place énorme. Je dirais que beaucoup de gens connaissent plus les aquarelles de PRATT que les albums en noir et blanc.

AL : Ce qui se révèle assez paradoxal si l’on sait qu’il restait fondamentalement un dessinateur en noir et blanc, faisant toujours coloriser ses bandes dessinées par d’autres, excepté à la toute fin de sa vie. Et, à côté de cela, il se consacrait, en parallèle, à l’aquarelle et à la couleur. Mais les deux choses étaient dissociées…
M :
Oui. [Rires.] Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? [Rires.] Je ne suis pas un grand connaisseur de sa vie… Thierry THOMAS, qui a travaillé à l’adaptation littéraire, l’a connu. Mais, je n’avais pas l’impression que connaître des anecdotes sur lui allait nous aider. Je voulais conserver de lui ce que j’avais lu des albums…

AL : Appréhendez-vous sereinement la réaction du public des fans exigeants d’Hugo PRATT qui vont découvrir votre film ?
PM :
Ah, ben oui ! C’est moi qui l’ai fait. C’est pas eux. Ils avaient qu’à se bouger s’ils avaient envie ! [Rires.] Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… Non. On ne peut pas être gardien du temple. Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas refait un autre album de BD. Je comprendrais très bien que les types soient embêtants sur le même médium, s’il y avait un nouvel album. Enfin, un nouveau dessinateur avec un nouveau scénariste. Oui. Je comprendrais qu’ils soient très regardants. Mais c’est un film. Ils ne sont pas obligés d’aller le voir… [Rires.] Non. Je blague. Mais je ne peux pas être gardien du temple. C’est ma vision de ce que j’ai lu de PRATT. Ce n’est pas PRATT. Point. Voilà !

AL : Envisagez-vous de mettre en scène des aventures inédites de Corto MALTESE ?
PM :
Il y en a ?

AL : Elles restent peut-être à inventer ?
PM :
Ah non ! Non. Pour moi, ça part d’un album. Du plaisir d’avoir lu quelque chose et d’avoir envie de travailler avec ce matériau. Pas de devenir licencié es-Corto. Non, non. Pas du tout. Je vais passer à autre chose.

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