Stupeur et tremblements

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L’expérience d’Amélie NOTHOMB en tant que stagiaire salariée au sein d’une grande entreprise japonaise a de quoi laisser pantois, jugez-en plutôt : Amélie, 21 ans, intègre la division comptable d’une immense firme japonaise, Yumimoto, en plein centre des affaires de Tokyo. Elle réalise très vite qu’elle n’est pas indispensable à ses supérieurs hiérarchiques lorsqu’elle se voit confier des taches de plus en plus ingrates. De maladresses en aveux d’inaptitude, de provocations en heurts directs avec ses supérieurs, Amélie va dégringoler dans la hiérarchie jusqu’au déni professionnel que symbolise la charge de Dame pipi. Vaillante néanmoins, elle résistera à la pression et refusera de partir avant la fin de sa mission, ce qui, au Japon, serait revenu à perdre la face.
Dans le récit comme dans le film, la personne responsable du déclassement progressif d’Amélie a pour nom Mori Fubuki, laquelle est sa supérieure directe. Le prénom Fubuki signifie ” tempête de neige ” en japonais. Dire que le personnage s’avère glacial et réfrigérant ne serait pas qu’un jeu de mot facile. C’est autour du rapport sec et fantasmé entre Amélie et Fubuki que se noue alors le fil de l’histoire, la première obéissant avec une insolence désinvolte aux ordres de plus en plus avilissants de la seconde. Stupeur et Tremblements ne se limite bien sûr pas à l’affrontement entre deux figures opposées, encore moins à la caricature d’une pseudo incompréhension chronique entre Orient et Occident. Il offre à décrypter des codes sociaux, à découvrir des systèmes hiérarchiques, à survoler, au sens propre comme au figuré, la cité tokyoïte au travers du regard à la fois fasciné et ironique d’Amélie.

Le livre et le film se complètent dans leurs différences formelles. Le livre est entièrement raconté à la première personne et s’avère donc esclave de la subjectivité du narrateur. Les personnages n’existent que vis-à-vis d’Amélie. Ils gravitent autour d’elle et sont décrits en fonction des sentiments qu’ils lui inspirent. Le lecteur ne peut alors que se fier aux descriptions souvent cruelles de l’auteur. Sur ce point, le film ne parvient pas toujours à élargir le regard tellement la voix intérieure d’Amélie, interprétée par la comédienne Sylvie TESTUD, est présente et bien (trop) souvent redondante avec l’image. Le film apparaît davantage comme une transposition littérale à l’écran que comme une adaptation libre ou une variation inspirée de l’oeuvre d’Amélie NOTHOMB.
Plusieurs choix esthétiques du réalisateur Alain CORNAUD permettent néanmoins au film de se démarquer un peu du canon littéraire. D’abord, la langue des dialogues est le japonais. S’il perd de fait en spontanéité par rapport au roman, le film gagne en authenticité et permet de donner une vraie dimension aux personnages. Côté casting, Sylvie TESTUD, à la fois déterminée et naïve, donne à son Amélie un coté enfant un peu buté fort à propos. L’actrice débutante TSUJI Kaori, qui prête sa beauté sublime à Fubuki Mori, est parfaite de raideur et de froideur. Les autres acteurs japonais, choisis en fonction de leur ressemblance physique avec les personnages décrits dans le roman, sont tous excellents et permettent, par leur expérience de la vie au Japon, de glisser ces petits gestes du quotidien qui n’apparaissent pas dans le roman.

La force de Stupeur et Tremblements, c’est la richesse et la véracité des observations que fait Amélie NOTHOMB sur la firme Yumimoto, érigée en modèle managérial japonais. Qu’on les trouve absurdes ou juste radicaux, les ordres que reçoit Amélie ne souffrent aucune discussion. La règle est simple en théorie mais très difficile à concevoir en France : le supérieur hiérarchique, quel que soit son discours, a toujours raison. Qu’il vous écrase ou vous encense, ses mots et ses décisions doivent être écoutés et suivis avec la même révérence. Peu importe que le travail consiste à photocopier une par une les pages du règlement du golf du supérieur monsieur Saito ou à mettre à jour les calendriers portatifs des salariés. Il est absolument interdit de prendre une initiative. Ce droit (et ce mérite) revient au supérieur qui doit au préalable en référer à son propre supérieur et lui demander son autorisation. Le système ne tolère aucune entorse.
On apprend par ailleurs que les femmes, à l’instar de nos sociétés occidentales, souffrent d’un manque flagrant de possibilité d’ascension sociale. La mésentente entre Amélie et Fubuki est alimentée par la rage de cette dernière à ne pas se laisser dépasser par celle qu’elle considère (à raison) comme sa subalterne. Il n’y a aucune solidarité de sexe à attendre. Encore moins d’une japonaise envers une ” gaikoku-jin “, c’est-à-dire une étrangère. Fubuki est parvenue à sa place échelon après échelon. Paradoxe de la femme japonaise : atteindre un poste haut placé demande une totale disponibilité professionnelle, avec pour conséquence, l’absence de toute vie privée. Or, une jeune femme nippone non mariée après 25 ans est déconsidérée. Quel choix existe-t-il alors entre réussir sa vie professionnelle et s’accorder du temps pour rencontrer quelqu’un ? La nature ajoute un second handicap à Fubuki, elle l’a faite trop grande. Et les hommes japonais n’apprécient guère d’avoir en vis-à-vis une femme plus ” haute ” qu’eux.

Point d’orgue de la relation ravageuse entre Amélie et Fubuki, la scène finale où la démission proclamée d’Amélie provoque une jouissance quasi sexuelle chez sa supérieure. Si le livre aborde de manière directe la sexualité de Fubuki, considérée par Amélie (sans preuve d’ailleurs) comme défaillante et inexistante, si l’on apprend que la grande japonaise s’empourpre sans succès pour un prétendant potentiel, on ne retrouve rien de tout cela dans le film d’Alain CORNAUD. Pourquoi cet oubli ? D’abord sans doute pour des questions de montage, puisque le film dure déjà une heure quarante sept ; ensuite pour des raisons de tension, afin de laisser une certaine ambiguïté au spectateur qui n’aurait pas fait une lecture préalable du livre.
Sur l’écran, Amélie et Fubuki sont dans un rapport évident d’attirance-répulsion, souligné même par un parallèle audacieux avec le film Furyo, extrait à l’appui, où l’on voit la mise à mort d’un soldat anglais (David BOWIE) qu’un officier japonais (SAKAMOTO Ryuichi) ne peut pas sauver malgré l’amour qu’il lui porte. Fantasme d’Amélie ou expression d’une homosexualité refoulée entre elle et Fubuki, chacun se fera son avis. Le film préfère en conclusion opter pour la voie plus sage de la sororité entre les deux femmes puisqu’on les voit, côte à côte, contemplatrices d’un jardin japonais. A ce moment là, Amélie est l’égale de sa supérieure en tant que femme née au Japon et accède à son rêve d’enfant : être considérée comme une authentique japonaise. Elle peut alors rentrer chez elle en Belgique.

A tout cela il est important d’apporter une réserve. Le livre d’Amélie NOTHOMB se passe en 1990, c’est-à-dire il y a treize ans. Depuis, la société japonaise a été ébranlée par une crise économique sans équivalent depuis la seconde guerre mondiale. On n’ignore pas non plus qu’il existe un conflit générationnel de plus en plus prégnant au Japon, illustré en 2000 par le film choc Battle Royal, réalisé par FUKASAKU Kinji. Dès lors il peut être opportun de s’interroger sur l’actualité du témoignage d’Amélie, sur sa portée contemporaine sous la lumière de l’évolution des codes et des traditions. Comment vit aujourd’hui une femme comme Fubuki ? Le modèle rigide de la multinationale japonaise a-t-il changé ou est-il toujours d’actualité ? Ces questions, Alain CORNAUD n’y a pas répondu car sans doute ce n’était pas dans le livre. Donner une amorce de réponse, c’est ce que pourrait faire en grands connaisseurs du Japon des réalisateurs tels qu’Olivier ASSAYAS ou encore Jean-Jacques BEINEIX. Il ne reste qu’à leur proposer !

Stupeur et Tremblements :
– Roman de Amélie NOTHOMB, édité au Livre de Poche, 4.40 Euros
-Film de Alain CORNAUD, avec Sylvie TESTUD et TSUJI Kaori, 1h47, sur les écrans depuis le 12 Mars 2003

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