Chapitre 11 de Maison Ikkoku : l’entrée en scène de Kozue.
A ce niveau du récit, Takahashi a fini de poser les bases de sa série et le triangle amoureux principal a pris forme : le pauvre Yusaku se retrouve face à un rival qui le surclasse sur tous les plans, le brillantissime et sympathique Shun Mitaka introduit quelques chapitres plus tôt. La relation de ce dernier avec Kyoko commence ainsi à prendre forme.
Dans ce chapitre, Yusaku comptait inviter Kyoko au cinéma, un véritable sacrifice financier ! Las, Shun l’a devancé et Kyoko est partie en Rendez Vous avec le beau prof de tennis. Yusaku ne sait plus quoi faire et décide d’appeler un ami pour qu’il l’accompagne voir le film…
Comme on peut le voir, la scène commence par un plan général classique sur le moment et l’endroit où se passe l’action : un carrefour commercial quelconque de la ville. On peut aussi observer que le ciel est couvert, ces nuages reflètent-ils l’état d’esprit de Yusaku après sa déconvenue ? Ou ces nuages sont-ils lourds de menaces ?
On remarque par ailleurs que Takahashi a divisé en deux cette case : un côté sombre du carrefour, qui reste dans l’ombre, un rien menaçant, et un côté éclairé, là où se trouve Yusaku posté au téléphone, dont on devine qu’il tourne le dos à la rue sombre dans la case suivante.
Rapidement à la lecture notre œil est attiré par la silhouette en bas à droite : celle-ci fait système avec la ruelle sombre menaçante tout en haut à gauche. (note : dans l'édition de Tonkam, qui conserve le sens de lecture japonais, cette première case introductive se trouve dans l'autre sens ! de sorte que la silhouette de Kozué ne se trouve pas dans une diagonale opposée, mais tout en dessous de cette ruelle sombre. Finalement, ça ne retire pas grand chose à l'analyse. Tout simplement cela change l'orientation du déplacement de Kozué sur la planche. Au lieu de provenir de cette ruelle, elle semble simplement s'en retourner quand elle aperçoit Yusaku. Et de fait, par la suite elle semble pressée de se réfugier dans "l'ombre", entrainant Yusaku au pas de course vers le cinéma.)
Cette silhouette « menace » d’autant plus Yusaku qu’elle surgit hors cadre et envahit la case ! Yusaka est minuscule et de dos : il ne peut pas voir le danger qui le guette ! Il est trop tard pour lui à ce moment-là : même vu de derrière, le profil de cette silhouette indique qu’elle a repéré Yusaku du regard (les trois petits traits face aux cils que l’on devine).
Mais ce n’est pas tout. Regardons de plus près les deux dernières cases :
Le carrefour est un lieu très chargé symboliquement. Outre qu’il représente souvent les choix cornéliens de la destinée, il est parfois aussi le lieu où se niche le démon, un génie malfaisant qu’il vaut mieux éviter.
Or cette silhouette n’a-t-elle pas de grands airs de famille avec Yusaku ? Serait-ce un double maléfique ? Cela n’aurait rien d’étonnant pour un démon surgit de l’ombre !
Le visage de Yusaku fait donc système avec cette tête vue de derrière, au point de les confondre.
Et Takahashi en joue dès la page suivante :
Dans les deux premières cases elle dessine comme une sorte de « renversement », la grande silhouette de Kozue de la première case répondant à la grande silhouette de Yusaku dans la seconde. Takahashi brouille nos repères, les deux cases sont comme des miroirs où se confondent les deux personnages. Même la révélation du visage de Kozue ne suffit pas à lever le doute : en effet, à cette case lui répond celle du visage de Yusaku qui, troublé, voit lui aussi son regard « doublé » comme celui de Kozue ! Décidément, on n’y voit pas clair entre ces deux là !
Il faudra finalement que Kozue chausse ses lunettes pour qu’on s’y retrouve !
Voilà donc comment Takahashi a introduit Kozue : ce personnage est tout ce que n’est pas Yusaku, tout en étant son double féminin. Peut-on faire plus éloigné que ces deux-là ? Il est aussi indécis et hésitant qu’elle est irréfléchie et rentre dedans.
Surgie de nulle par tel un diable, elle va semer une pagaille extraordinaire dans la vie de Yusaku. On comprend dès lors l’importance d’une telle mise en scène. Kozue n’est pas un simple personnage secondaire, elle est l’importune par excellence ! Nous voilà avertis !
Et il ne faudra pas attendre longtemps pour en mesurer les effets : seulement deux pages plus loin !
Yusaku, mou des fesses en puissance, a proposé à Kozue de l’accompagner au cinéma, qui ne s’est donc pas faite prier ! Sur le chemin…
Nouveau carrefour, nouvelle menace pour Yusaku. Sauf que celle-ci lui tombe cette fois de face !
La scène cette fois-ci se veut cocasse : Yusaku est pris au piège ! D’un côté cette énorme voiture qui occupe toute la case et qu’il ne peut pas éviter et derrière lui, Kozue qui avance inexorablement vers l’inévitable confrontation avec Kyoko. Le mur de la clinique semble dessiner en fond le filet d’une nasse prête à piéger l’imprudent poisson… Et Shun, tout au bout du chemin, penché sur le moteur défaillant, prend l’allure d’un redoutable crochet prêt à ferrer Yusaku !
Mais à y regarder de plus près, c’est peut-être Kyoko qui cette fois-ci ne voit pas le diable surgir au tournant.
Loin d’apporter immédiatement des explications pour prévenir tout malentendu, Yusaku demeure complètement hébété de la situation et ne dit pas un mot. Bien évidemment, Kozue va prendre les devants.
Kyoko ne va dès lors cesser de ressasser pendant tout le reste de son Rendez Vous avec Shun tout le mal qu’elle pense du comportement de Yusaku à son égard.
Le reste du chapitre développera cette nouvelle ambiguïté du couple Yusaku/Kozue. Il n’y a pas vraiment de conclusion à ce chapitre d’ailleurs et notre étudiant maladroit ne rétablira le contact avec la concierge qu’à la fin du chapitre suivant, dans cette configuration étonnante au regard de ce que nous venons d’analyser :
Cette séquence du téléphone conclue magistralement le chapitre 12 qui tournait autour des quiproquos engendrés par les bribes d’échanges qu’entendait Kyoko lorsque Yusaku prenait un appel dans sa loge.
C’est la réconciliation entre eux après tout un chapitre où la guerre froide était de rigueur et que Kozue soit venue une nouvelle fois semer la zizanie dans leur quotidien. Ce qui est étonnant, c’est que cette case semble AUSSI conclure le chapitre 11 : dans le précédent chapitre, nos héros déambulaient dans toute la ville, empruntant différentes voies qui ont éloignées Yusaku et Kyoko tant physiquement que sentimentalement. Ces nombreux carrefours les ont séparés et c’est ce coup de fil absurde (ils sont seulement séparés d’une cloison et d’une porte) qui leur permet de renouer le lien.
A priori, le lien entre cette conclusion et les carrefours du chapitre précédent n’est pas évident.
Pourtant, Takahashi semble bien vouloir nous le rappeler :
Dans cette séquence, Yusaku porte un pull aux motifs plutôt évocateurs ! Et ce juste quand Kozue passe un appel à la Maison Ikkoku. Ce fichu pull, il ne le porte qu’à ce moment-là dans le chapitre : lors du passage avec les coups de fil ! A croire que notre étudiant porte littéralement sa croix quand Kozue pointe son nez !
Il portera encore ce pull lors de son rendez vous avec Kozue un peu plus loin… pour finalement s’en débarrasser au moment de l’explication avec Kyoko et de la réconciliation.
Pourtant, les doutes sont-ils bien levés ? N’y-t-il pas comme une menace fantôme dans l’air ? Cette ultime case ne dessine t’elle pas un croisement invisible si l’on y regarde bien ? La ligne invisible qui rejoint Yusaku à Kyoko n’est-elle pas coupée par cette cloison qui partage en deux la case ?
Et surtout… n'est-ce pas un hasardeux coup de fil de Yusaku donné à un carrefour qui a entrainé la rencontre avec Kozue (qui portait curieusement un pull avec motifs… en croix ? ^^) ?
Le mauvais génie de Kozue risque donc de frapper à nouveau tôt ou tard !
Ainsi s’achève l’entrée en scène de Kozue !
J’espère que cette « relecture » vous a autant amusé que j’ai pris de plaisir à l’écrire !
Je pense y revenir régulièrement, explorer en profondeur ce chef d’œuvre qu’est Maison Ikkoku !
Encore une fois, il s’agit de mon interprétation personnelle du travail de Takahashi.
Peut-être y vois-je du sens là où il n’y avait aucune intention particulière de la part de l’auteure.
Mais vous verrez qu’il y a tant de sens caché derrière ces planches que vous finirez vous aussi peut-être par vous dire que cela ne peut pas être une simple coïncidence ! ^^