Ahmed Agne

rencontre avec le co-fondateur de Ki-oon pour leur anniversaire

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Quelle est logique éditoriale de Ki-oon ?
Quand Cécile POURNIN et moi-même nous sommes lancés dans l’édition, en 2003, nous avions alors 27 ans. Nous nous étions rencontrés à la FAC de Japonais autour de nos passions pour le manga, l’animation et les jeux vidéo. À l’époque, nous lisions beaucoup de shônen. Mais nous avions finis par passer le cap et nous nous sommes d’ailleurs mis à lire du seinen en import. En fait, nous nous retrouvions de moins en moins dans l’offre alors proposée par les éditeurs. Et si les autres lecteurs suivaient le même chemin que nous ? Persuadés que nous n’étions pas les seuls à penser ainsi, nous avons réalisé qu’un pan entier de l’édition n’était pas exploité. Il manquait, en librairie, des titres pour adolescents et jeunes adultes (ce que l’on appelle le young seinen, NDR). Nous nous sommes décidés à tenter l’expérience de l’édition dans ce secteur en créant Ki-oon.

Quel fut votre premier titre ?
Element Line. Il est sorti en mars 2004 et le 1er tome a vendu à ce jour plus de 10 000 exemplaires. Les 7 tomes se sont écoulés à 50 000 ex environ.

À l’origine, il s’agit d’un dôjinshi (fanzine). Vous vous êtes, à vos débuts, positionné comme un éditeur de titre autoproduits. Pourquoi ?
Aux débuts de Ki-oon, les ayants-droits japonais ne voulaient pas travailler avec nous car nous n’avions pas encore fait nos preuves. C’était un peu ubuesque puisqu’on nous demandait d’éditer des manga pour prouver que nous savions en éditer ! Le seul choix qui restait à notre disposition était de piocher dans le catalogue d’un éditeur de seconde zone, prêt à travailler avec nous, et dont je tairai le nom. Mais les titres qu’il nous proposait étaient vraiment moyens et nous ne voulions pas commencer avec des manga dont nous aurions à rougir. Nous avons donc décidé de partir au comicket (le plus grand salon de fanzines japonais, NDR) pour repérer des auteurs amateurs. Nous sommes revenus avec quelque chose comme 200 à 300 dôjinshi dans nos valises ! Une fois tous lus, nous avons retenu Element Line et contacté l’auteur pour qu’elle signe les jaquettes de l’édition librairie – son fanzine n’en proposant pas – et il a fallu apposer le logo de Ki-oon. Par la suite, nous avons découvert Tetsuya TSUTSUI (édité en octobre 2004 avec Duds Hunt). Fort de ces premiers titres, nous sommes retournés au Japon pour démarcher les éditeurs « officiels » qui, cette fois-ci, nous ont fait confiance.

Quelle est la situation actuelle de Ki-oon ?
Aujourd’hui, Ki-oon compte 13 employés, dont Cécile et moi. Dans les prochaines semaines, deux nouvelles recrues nous rejoindront. Nous avons encore un peu de mal à déléguer puisque, à nos débuts, nous faisions tout, seuls. Le grand changement, c’est qu’à l’époque, si on se plantait, ça ne concernait que nous deux. Mais maintenant que nous faisons travailler des salariés, la pression est beaucoup plus forte !

Vous êtes aussi un éditeur qui crée ses propres licences. C’est faire preuve d’un certain goût pour l’aventure et le risque…
Nous nous sommes toujours dit que puisque nous parlions Japonais, ce serait bien d’aller à la source et de rencontrer les auteurs. Nous avons plaisir à publier des séries déjà existantes au Japon, mais c’est encore plus fun de lancer des projets en partant de zéro et en créant des titres inédits. Et ce même si l’investissement financier est effectivement plus important que pour l’achat d’une licence. Ainsi, un tome de création implique de payer son auteur entre 15 et 20 000 euros alors qu’une licence achetée nous reviendra à 1 000 euros du tome pour un titre mineur, 4 000 pour un titre important et 10 000 euros pour une très grosse licence. Cela représente donc un très gros risque de lancer une création, d’autant que nous ne profitons même pas de la notoriété de la série dans son pays. C’est à nous de la créer. De plus, nous payons les auteurs à la planche et il leur faut souvent plus de 2 ans de travail pour créer l’histoire, les personnages et aboutir un premier tome. Tout ceci implique un investissement financier lourd pendant plusieurs années sans aucun retour d’argent.

Mais alors, où trouvez-vous votre intérêt ?
Il y a heureusement des points positifs : avoir notre propre titre nous permet de vendre la licence aux éditeurs étrangers. Nous prévoyons ainsi de céder les droits d’Ash & Eli et Roji ! en 2014. Prophecy a par ailleurs été vendu à huit pays. Ceci nous rapporte des revenus non négligeables. De plus, pour Prophecy, nous avons aussi vendu une option pour un film cinéma et même si les chances qu’il se monte sont faibles, cela reste flatteur pour l’auteur et la vente rapporte un peu d’argent… Notre but ultime, serait d’arriver à fonctionner sur un modèle japonais avec une déclinaison du manga sur plusieurs supports, dont l’anime. Nous sommes encore loin d’en être là, car nous faisons seulement nos premiers pas d’éditeur indépendant. Mais nous avons toutefois la possibilité d’approcher des studios français. Les chaînes de télé sont ainsi intéressées par les dessins animés japonais, mais à cause des problèmes de quota, elles doivent diffuser une part de création française. Or, des séries comme Wakfu ou Last Man (sur France 4, NDR) constituent de bons exemples de dessins animés français au goût japonais qui contournent ces problématiques de quotas.

Quel est le premier titre qui vous a fait changer de statut ?
Il s’agit d’Übel Blatt. Avant de l’éditer, nous n’étions que deux chez Ki-oon et nous n’avions même pas de locaux. Quelques mois après avoir sorti le 1er tome d’Übel Blatt, notre comptable est venu nous rendre visite et nous a annoncé : « Vous allez payer des impôts, il est temps de vous salarier ! » Quand nous avons créé Ki-oon, en 2003, nous ne nous versions pas de salaire. Je gagnais ma vie en traduisant des jeux vidéo et en donnant des cours de soutien scolaire et Cécile traduisait des romans anglais (on lui doit notamment La Guerre des Clans, un titre culte jeunesse qui met en scène des chats). Toutes nos économies passaient dans la société et dans l’achat de licences. Mais là, nous venions de franchir un palier. Duds Hunt, Reset et Manhole (de Tetsuya TSUTSUI, NDR) avaient bien marché mais c’était sans commune mesure avec Übel Blatt. Nous avons alors déménagé à Paris et pris notre première employée, toujours en poste.

En termes de chiffre, à combien Übel Blatt s’est-il vendu ?
Nous avons écoulé 550 000 ex de la série dont 62 800 ex rien que pour le tome 0 !

Parlons maintenant marketing. En 2008, les visiteurs de Japan Expo furent accueillis, à la sortie du RER par des affiches publicitaires de Ki-oon qui ne sont pas passées inaperçues.
Quand on prospecte au Japon dans les salons, impossible de ne pas remarquer que les éditeurs proposent de beaux stands qui sont là pour accueillir les fans de la plus belle des manières. Cela nous a donné des idées et, en 2008, à Japan Expo, nous avons décidé de proposer des affiches dès la gare de Villepinte pour faire signe aux fans que, oui, ils ne s’étaient pas trompés d’endroit : c’est bien ici que ça se passe ! C’était à la fois une façon de les accueillir et de faire notre promotion.

Les autres éditeurs ont, parait-il, grincé des dents devant cet excès de promotion. Pourquoi, selon-toi, êtes-vous les seuls à proposer ce genre de choses ?
Les gestionnaires des maisons d’édition se montrent généralement frileux lorsqu’il s’agit de débloquer du budget pour la publicité et le marketing. Pour eux, il faut à tout prix éviter une catastrophe, d’où un excès de prudence : pas question de jouer sa vie sur un lancement. Mais lorsque nous sommes arrivés, le marché subissait déjà une rude concurrence. Il nous fallait exister et, pour cela, nous démarquer.

Vous vous montrez en effet audacieux en termes de communication. Par exemple, vous êtes les premiers à avoir proposé de la publication sur le Net et des affiches géantes dans le métro… D’où vous vient cette culture de la communication ?
Pour le Net, ça c’est fait naturellement, car nous sommes de gros consommateurs du Web. Et nous nous sommes dits que si nous fonctionnions ainsi, c’était sans doute le cas de notre lectorat. À l’époque où nous nous sommes lancés, le domaine était encore inexploité, ce qui nous paraissait anormal. Les maisons d’éditions historiques ne juraient encore que par le papier. Nos collègues du marketing ne pouvaient pas débloquer de budget pour le Net car leurs responsables n’y croyaient pas. Pour nous, c’était un peu une époque bénie car nous étions les seuls à faire de la prépublication sur les deux, trois plus gros sites de news. Nous jouissions alors d’une grosse visibilité, sans concurrence.
Quant à l’affichage dans le métro, il faut comprendre que Ki-oon a débuté dans un marché soumis à la concurrence. Il fallait que nous fassions des efforts pour ne pas voir nos livres noyés dans la masse. Nous sortions tout juste de l’âge d’or de l’édition du manga où un titre se vendait naturellement sans publicité. À l’époque, le nombre de titres en vente restant raisonnable, un passionné pouvait tout acheter ! Un Fruits Basket (chez Delcourt, NDR) ou un Samurai Deeper Kyô (chez Kana, NDR) se vendait presque tout seul. Aujourd’hui, c’est la folie. Il est impossible de faire paraître un livre et de ne pas l’accompagner. Quand on décide d’éditer un manga, c’est parce qu’on l’a aimé et on fait tout pour le défendre du mieux possible. Au Japon, le manga fait partie du quotidien. Pas en France. Donc il ne s’agit pas seulement de s’adresser au public cible, mais d’afficher nos œuvres, de les exposer au plus grand nombre pour que les acheter devienne un acte naturel. Voilà pourquoi nous avons aussi proposé des publicités sur des chaînes de télés : pour normaliser le manga.
En terme d’offre éditoriale, nous avons démarré avec un catalogue quasi exclusivement young seinen (pour les lycéens et jeunes étudiants, NDR). Mais nous ne pouvions pas continuer de travailler uniquement avec Square Enix qui, le premier, nous a ouvert ses portes. Il nous fallait aussi convaincre les éditeurs historiques qui refusaient jusque-là de travailler avec nous. Ils ont fini par accepter au vu de nos bons résultats. C’est ainsi que nous avons pu donner une couleur différente à notre catalogue par la suite avec des titres comme Goggles, Bride Stories, Cesare ou Ad Astra. Nous avons appris à parler à tous les publics sans délaisser notre cœur de cible.

Aujourd’hui, on parle de modèle économique à la Ki-oon. Qu’est-ce que cela vous fait d’être copié ?
Ki-oon n’a pas non plus inventé la poudre en matière de marketing ! Ce qui nous distingue avant tout des autres éditeurs, c’est que nous sommes les seuls maîtres à bord et que nous n’avons pas de contrôleur de gestion à qui rendre de compte. On peut se permettre de prendre un vrai pari sur le lancement d’un titre qui nous a marqué. D’autre part, si notre ascension s’est marquée ces dernières années, c’est aussi parce que certains de nos concurrents se désinvestissent du manga. Quand on édite de la franco-belge, du comics, des manga et que la BD japonaise perd du terrain, on va tout simplement avoir tendance à limiter la casse, et à investir ailleurs. C’est une logique économique comme une autre, mais Ki-oon vivant par et pour le manga, c’est un choix qu’on refuse à faire.

Mais finalement, pour vous, qu’est-ce que communiquer signifie ?

C’est rendre le manga accessible et visible au plus grand nombre. Tous les livres ont un potentiel et parfois, ils réservent des surprises. Lorsque nous avons sorti Scumbag Loser, nous ne pensions pas que le public nous suivrait – nous l’avons fait pour nous faire plaisir, parce que nous trouvions le bouquin jouissif. Et pourtant, il a très bien fonctionné ! Et, bien sûr, il existe de nombreux contres exemples : nous proposons des titres auxquels nous croyons beaucoup, mais le public ne suit pas toujours… Au final, le but de Ki-oon est de mener chaque titre à son maximum. Mais au-delà de la publicité, Übel Blatt a fonctionné parce qu’il était raccord avec les lecteurs. Idem pour les ouvrages de Tetsuya TSUTSUI : ils ont marché parce qu’ils sont raccords avec des interrogations actuelles. Donc oui, le marketing aide à faire exploser le potentiel d’une série, mais c’est avant tout la pertinence du choix éditorial qui fera qu’une série arrivera ou non à toucher son public.

Lequel de vos titres vous a le plus marqué ?
Celui qui a eu le plus d’impact sur la boite est Duds Hunt, un manga autoédité par Tetsuya TSUTSUI sur son site web en 2002. Je me rappelle le jour où, avec Cécile, nous avons découvert un son site perso. Le fait de l’avoir édité, rencontré et d’avoir sympathisé avec lui nous a ouvert les portes de Square Enix (en effet, sa première œuvre professionnelle, Reset – parue en 2004 – l’a été chez Square Enix. C’est Tsutsui qui a demandé à son éditeur japonais de l’éditer chez Ki-oon parce que, les premiers, ils lui avaient fait confiance, NDR). Square Enix était alors un éditeur quasiment vierge pour la France qui recélait des perles cachées. Nous ne serions pas là sans eux.

Celui qui vous a le plus étonné ?
On perd de sa naïveté en devenant éditeur. Impossible de se contenter de lire un titre pour le plaisir : on analyse automatiquement chaque ouvrage, on s’interroge sur ses chances d’échec et de succès, sur le style de l’auteur, la structure narrative… Bref : on se pose plein de questions, et même si on apprécie la lecture, on reste dans l’analyse. Mais parfois, il arrive qu’une œuvre soit tellement fabuleuse qu’on oublie sa position d’éditeur et qu’on redevient un simple lecteur. Ces rencontres magiques sont très rares : ça a dû m’arriver trois fois en dix ans ! Avec Bride Stories, où je passais au moins dix bonnes minutes à déguster chaque planche ; sur Übel Blatt, tant j’étais surpris par les enchaînements ; et, enfin, sur Duds Hunt.

Quelles sont vos acquisitions pour 2014 ?

En janvier dernier nous avons fait paraître Animal Kingdom de Makoto RAIKU dans notre ligne jeunesse.
En février, outre la fin de King’s Game et sa suite, King’s Game Extreme, nous proposons Dimension W, un seinen de science-fiction signé par Yûji IWAHARA, l’auteur du Roi des ronces. C’est un mangaka que Cécile et moi adorons au point d’avoir voulu éditer Roi des ronces à l’époque, mais sans succès (c’est Soleil qui a décroché le titre en juillet 2006, NDR).
Pour mars, nous proposerons Ad Astra – Scipio to Hannibal, un manga historique qui marque notre première collaboration avec l’éditeur Shûeisha (One Piece, Naruto… NDR).
En avril, ce sera au tour d’Evil Eater, un seinen en trois tomes de la Shôgakukan. Ce récit futuriste dans la lignée du film Inception de Christopher NOLAN met en scène un monde où les scientifiques ont trouvé le moyen de ressusciter les gens. Mais pour cela, quelqu’un doit perdre la vie. Il a ainsi été décidé de sacrifier les condamnés à mort pour permettre à leurs victimes de revenir à la vie. Ce titre est signé par un scénariste japonais, Issei Eifuku (Le Samurai Bamboo) et le dessinateur coréen de Jack Frost, paru aux éditions Kami, Jin-ho KO.
En mai, paraitra le manga de Dragon Quest – Emblem of Roto, une sortie très importante pour nous puisque ça fait longtemps que les éditeurs se disputent ce shônen en 21 tomes ! Il s’agit de la seconde grande adaptation de Dragon Quest après La Quête de Daï (chez Tonkam, NDR) et la seconde meilleure vente de son éditeur, Square Enix au Japon, derrière FullMetal Alchemist mais devant Black Butler et Soul Eater. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une adaptation d’un épisode du jeu vidéo, mais d’une histoire 100 % originale qui reprend l’univers de la saga.

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A propos de l'auteur

Nicolas-Penedo