Dragon Head : le pire des mondes

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Les Japonais l’ont cauchemardé, MOCHIZUKI Minetaro l’a dessiné. La série Dragon Head développe sur plus de 2 000 pages des visions d’horreur aptes à glacer d’effroi tout lecteur nippon, ou originaire de tout autre région du monde. Néanmoins, on ne se situe pas ici dans une horreur « classique », surnaturelle et fantasmatique, mais dans la droite ligne d’un genre beaucoup utilisé au cinéma : la catastrophe. Dragon Head est le représentant de ce que l’on pourrait appeler le manga-catastrophe, à l’image des films-catastrophe hollywoodiens. Et cette catastrophe, ou plutôt cet enchaînement de catastrophes, a pour but de montrer les différentes formes de la peur, ce qui peut la provoquer et les réactions qu’elle peut engendrer. En premier lieu, les choix graphiques de l’auteur servent le propos général. Le trait est réaliste et particulièrement minutieux dans le traitement des décors : tout au long de la série, MOCHIZUKI a dessiné des milliers de pierres, d’éboulis, de bâtiments en ruine avec force détails, accentuant le côté résolument réaliste de l’oeuvre. Le blanc pur est rarement utilisé, au profit du noir et surtout de différents niveaux de gris. Les décors, les paysages et les visages sont parfois noyés dans un même gris cendreux, reflet à la fois de la destruction globale et des mines de papier mâché des humains rescapés… Les visages sont toujours émaciés, les traits tirés, et recouverts de gouttelettes de sueur, évoquant la chaleur, l’effort perpétuel pour survivre, ou la peur. Des plans larges qui restituent la destruction à grande échelle alternent avec de très nombreux gros plans sur les visages ou simplement sur les yeux, mettant l’accent sur l’effroi ressenti par les personnages.

Rapide rappel de l’histoire : de retour d’un voyage scolaire, un train d’écoliers déraille alors qu’il passe sous un tunnel. Deux garçons, Nobuo et Taru, et une jeune fille, Ako, s’en sortent vivant, mais demeurent prisonniers du tunnel dont les extrémités sont bouchées par des éboulis. La première partie de la série se déroule donc en lieu clos, dans ce tunnel obscur et jonché de cadavres. Cette prison de pierre devient rapidement l’étuve où se développent tous les virus mentaux, tous les germes instinctifs, tous les microbes phobiques que portent en eux les trois rescapés. Car Dragon Head ressemble à une expérience scientifique. Dans cette première partie, le savant fou MOCHIZUKI Minetaro plante ses héros dans une sorte de laboratoire coupé du monde. En isolant ce groupe de trois personnages, il recrée une micro-société où les rapports entre les individus ne sont plus sous la pression des règles sociales habituelles : la raison du plus fort redevient la meilleure, et les deux garçons finissent par s’écharper pour gagner le titre de mâle dominant.

Car dans cette situation paroxystique, le train n’est pas le seul à dérailler. Si chacun des trois adolescents passe par des phases de déprime, Nobuo est tout particulièrement touché : exemple même de l’enfant qui a vécu toute sa vie étouffé sous la férule de ses parents et de l’autorité scolaire, il se réfugie dans la folie. Il s’empresse d’ériger de nouveaux repères afin de canaliser ses peurs. “Il nous fallait un adulte pour nous dire quoi faire”, lance-t-il après avoir installé le cadavre de son surveillant sur un trône de fortune. Après avoir délimité son territoire et restauré artificiellement une autorité adulte, il sombre dans l’irrationnel le plus complet en s’inventant une déité sanguinaire née de l’obscurité qui réclame un sacrifice. On voit avec Nobuo les étapes d’une régression vers un état primitif de l’être humain, alors que ces jeunes, avant l’accident, vivent à la pointe du progrès technologique dans une société japonaise où la pression des normes sociales est omniprésente. Nettement plus stable mentalement, Téru tente rapidement de prendre les choses en main pour assurer la survie du petit groupe de rescapés. C’est lui qui trouve la nourriture, improvise des lampes à huile, et soigne Ako blessée. Impuissant devant la détresse de Nobuo, il tente néanmoins de le ramener à la raison, dans l’intérêt général. Parfois il sombre lui aussi dans le désarroi : lors d’une secousse sismique, il s’effondre en criant “J’en ai marre ! ! ! Je préfère mourir tout d’suite !”. Au lieu de laisser libre cours à ses instincts destructeurs comme Nobuo, Téru se réfugie dans le souvenir des images de sa famille, dans l’évocation du monde “normal”. Il oscille ainsi entre l’espoir de retrouver son univers familier et le découragement qu’inspire la situation. Téru est ainsi animé par un instinct de survie positif qui le pousse à sans cesse aller de l’avant, tout en gardant un regard lucide sur la situation. Il n’hésite pas à se battre contre Nobuo lorsque celui-ci devient un danger pour la petite communauté.
Dans ce huis clos, Ako peine à trouver sa place. Sonnée par l’accident, elle s’en remet aux deux garçons pour la sortir de là : “J’en ai assez, moi ! ! ! Est-ce que vous êtes des hommes ou quoi ? ! Allez chercher du secours plutôt que de rester là !”. Elle ne veut ni ne peut lutter physiquement contre les deux garçons, et tente au contraire de s’interposer entre eux lorsque les conflits s’enveniment. Lorsque la situation devient trop insupportable, elle se réfugie dans le sommeil : Ako souffre de narcolepsie, maladie qui illustre bien son manque de réactivité. Personnage passif dans cette première partie de la série, elle est victime de la folie meurtrière de Nobuo, sans pour autant prendre totalement partie pour Téru.

Dans Sa Majesté-des-Mouches, (Lord of the flies, 1954) le prix Nobel de littérature William GOLDING décrivait le retour à l’état sauvage d’enfants échoués sur une île. Selon lui, tous les êtres sont voués à se déchirer et à mourir. Dragon head renouvelle ce thème. Placés dans une situation paroxystique et devant la perspective de leur propre mort, les êtres humains oublient bien vite les règles de cohabitation en société. En outre, sans les protections offertes par la société et la technologie, les adolescents sont livrés à des peurs ancestrales. Les personnages de Dragon Head sont rapidement victimes de phobies : claustrophobie, scotophobie (peur de l’obscurité), peur de mourir de faim ou de soif. Outre les régressions sociales, la première partie de la série met donc ces jeunes Japonais face à des peurs ataviques.
Lorsqu’ils parviennent à sortir du tunnel, Ako et Téru pensent retrouver la civilisation telle qu’ils l’avaient laissée quelques jours plus tôt. Mais ils ne voient autour d’eux qu’un monde ravagé. Le chaos ne s’est pas limité à “leur”catastrophe ferroviaire. Ils décident de faire route vers Tokyo, pour retrouver leurs familles et découvrir la raison de ce cataclysme. Ils rencontrent un groupe d’adolescents qui, comme Nobuo, ont versé dans l’irrationnel. Ces jeunes se sont organisés en tribu, se peignent le corps pour éloigner les mauvais esprits, et ont créé un rite pour prier de nouveaux dieux. Mais ils ne parviennent pas à échapper à leurs angoisses. “Où est-ce que nous sommes ici ? C’est quoi ce monde ? Est-ce que nous sommes le jour ou la nuit ? Est-ce que tout ça, ce n’est pas un mensonge ? Peut-être que je ne suis qu’un fantôme ? Qu’est-ce qui me prouve que je suis vraiment vivant ?” Et le jeune garçon s’ouvre le ventre avec un cutter après ces paroles qui expriment ses angoisses existentielles engendrés par l’effondrement de tous ses repères.

Un peu plus loin dans la série, on passe de la folie régressive des adolescents à la démission meurtrière des adultes. Un groupe d’hommes rescapés d’une petite ville préparent soigneusement leur suicide collectif. Auparavant, ils ont tué les derniers enfants, femmes et vieillards de la ville en les faisant brûler dans un hangar. Un acte terrible qui a déjà eu un triste exemple dans l’Histoire avec le massacre de la population du village français d’Ouradour-sur-Glane par les Nazis durant la Deuxième guerre mondiale. Dans la réalité, cette atrocité a été planifiée et froidement calculée dans son déroulement et ses effets : c’est un acte de guerre.
Dragon Head met en scène le désespoir d’une population totalement à la dérive, qui ne voit d’autre issue que se saborder. Si les deux situations et les motivations des uns et des autres sont radicalement différentes, c’est la même solution qui est adoptée. La même horreur peut être le résultat de situations totalement opposées…
Les différents rescapés avec qui Ako et Taru auront de vrais échanges ont tous leurs théories sur ces comportements ultra-violents. Une femme raconte une scène de pillage dans une ville : ” Ils se battaient avec une rare violence. Peu à peu, j’ai eu l’impression de voir des animaux sauvages qui s’entre-déchiraient. Il n’y avait pas l’ombre d’un policier. Les gens ne connaissaient plus que la loi du plus fort.” Et Nimura, un militaire pragmatique, lui répond : “Les gens pensent qu’ils ne peuvent assurer eux-mêmes leur sécurité, s’en sortir tout seuls… Ce genre de pensée est motivé par la peur, on a le réflexe inné de piétiner les autres, une sorte d’instinct primaire de conservation. En agissant ainsi, les gens essayent tout simplement de se tranquiliser. La solution pour chasser sa propre peur, c’est de faire peur aux autres !”. L’utilisation de la force est ainsi la réponse instinctive à la peur. Lorsque l’Etat (les policiers), les lois, les hiérarchies sociales instituées font défaut, les hommes retrouvent une attitude de “chacun pour soi” et tentent d’évacuer leurs peurs en dominant leur prochain.
Durant leur Odyssée (tout comme Ulysse, ils font un long voyage semé d’embûches pour rentrer chez eux), Ako et Taru seront également confrontés aux pires catastrophes qui constituent les peurs collectives japonaises : éruptions volcaniques, coulées de lave, tremblements de terre, raz de marée, tourbillons de flammes (“En 1927, lors du tremblement de terre de Tokyo, les tornades de feu ont fait des milliers de victimes”, rapporte l’un des personnages)… La crainte d’une explosion atomique est fréquemment évoquée dans Dragon Head.

La progression narrative de la série suit la progression géographique des adolescents. Les deux derniers volumes de l’édition française répondent aux deux premiers : ils se déroulent en un lieu unique, la ville de Tokyo. Cette immense cité est ici défigurée : tous les immeubles sont détruits, et la Tokyo Tower, tour métallique symbole de la ville, menace de s’effondrer. Plus surréaliste encore, il n’y a plus d’êtres humains visibles dans la ville. Archétype même de la mégalopole populeuse et agitée, Tokyo est ici vidée de tout ses habitants, pour la plupart tués. Cette vision d’horreur ultime scelle définitivement le destin des rares humains survivants : c’est la fin du monde, tout du moins d’un monde, puisque le reste de la planète ne semble pas avoir été touché de la même façon. Là encore, on retrouve une façon de penser le monde typiquement japonaise, ou du moins propre aux pays insulaires.

MOCHIZUKI s’ingénie durant toute la série à placer ses personnages dans les pires situations. En ressort une vision sombre mais réaliste de l’être humain : s’ils n’ont pas de codes sociaux pour les faire cohabiter pacifiquement, les hommes s’entre déchirent. Les humains de MOCHIZUKI vivent au Japon, dans une société où les pressions sociales sont omniprésentes, où tous les comportements sont dictés par des règles rigides. Lorsque les « masques » sociaux tombent, le naturel revient au galop. On voit également émerger la peur absolue : découvrir la part d’inhumanité qui est en chaque homme. Le monstre est en chacun d’entre nous. Dragon Head rejoint là le thème universel de la tentation du Mal, de la bataille intérieure du Bien contre le Mal, qui traverse toutes les mythologies modernes, de Star Wars au Seigneur des anneaux. C’est toujours la même histoire, le même combat, le Bien contre le Mal, l’ordre contre le chaos, la raison contre la folie, l’Etat contre l’Anarchie, le souvenir contre l’oubli. La conception de MOCHIZUKI se rapproche au plus près de celle de David LYNCH dans sa série et son film Twin Peaks. Là, le Mal est personnifié par Bob, être malsain qui se cache dans la part la plus sombre de chacun d’entre nous. Pour MOCHIZUKI comme pour LYNCH, ce côté obscur est constitutif de l’être humain. Si pour SARTRE, l’Enfer, c’est les autres, pour MOCHIZUKI, l’horreur, c’est nous-même.

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