Fréderic Boilet : mangaka français

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Cette situation est d’autant plus curieuse qu’il est l’auteur d’une oeuvre riche et profondément originale. Installé (définitivement ?) au Japon depuis 1997, il nous revient avec un nouvel album : L’épinard de Yukiko. Retour sur le parcours d’un auteur inclassable, qui a fuit les cadres étouffants de la BD franco-belge, pour devenir un des meilleurs peintres du Japon contemporain.

La nuit des Archées (1983, Bayard Presse)

Né à Epinal en 1960, Frédéric BOILET publie son premier album à 23 ans ! C’est une oeuvre de jeunesse, réalisée sur un scénario de Guy DEFFEYES et publiée dans Okapi, qui ne porte pas encore sa marque. Néanmoins, son passage à la revue lui permet de tâter du journalisme et d’écrire ses premières histoires pour d’autres dessinateurs. Eloigné pour cause de changement de direction, il rejoint l’équipe de Vécu, le mensuel de la BD historique. Mais le jeune auteur porte en lui l’ambition d’une bande dessinée mature, fondée sur le quotidien, à mille lieux des univers imaginaires ou pseudo-historiques qui y fleurissent.
Il ne se plaît pas à Vécu (” Nos lecteurs sont des veaux “, lui a-t-on déclaré un jour à la rédaction), mais réalise deux albums pour les éditions Glénat (Les veines de l’Occident, tome 1 et 2, avec René DURAND). On commence à déceler, à travers ce péplum hispano-gaulois, les germes de son style : réalisme des visages et des attitudes, utilisation inventive du cadrage et de la mise en page.

Le rayon vert (1987, Magic Strip)

Parallèlement, BOILET met en chantier sa première oeuvre complètement personnelle. Impressionné par les découvertes de l’Observatoire du Pic du Midi et de la Cathédrale de Strasbourg, il commence à imaginer une histoire qui pourrait les réunir. Il met en place les bases de sa méthode d’écriture : repérages poussés sur les lieux de l’action, introduction d’anecdotes, d’événements réels dans une fiction contemporaine. Tous les personnages sans exception sont croqués d’après modèles, accentuant le réalisme de l’ensemble. Le rayon vert fait allusion à un roman homonyme de Jules VERNE et à un phénomène naturel, observable du Pic du Midi.
Le résultat, entre fiction et reportage, est diablement original pour l’époque et, logiquement, refusé de toutes parts. Sauf chez Magic Strip, mais ce petit éditeur belge dépose le bilan moins de quatre mois après la parution du Rayon vert ! L’album devient introuvable, alors qu’il entamait une jolie carrière commerciale et critique. Un coup dur pour le jeune auteur qui persiste néanmoins dans la même voie avec l’album suivant.

36 15 Alexia (1990, Humanoïdes associés)

Non seulement il persiste, mais signe ! Puisque 36 15 Alexia, élaboré selon la même méthode, est largement autobiographique. A la recherche d’un nouveau sujet, BOILET se penche sur le minitel. Cet engin désormais préhistorique lui permet de faire une rencontre qui va servir de base à son histoire. Mais le jeune auteur est allé, de son propre aveu, trop loin dans la confusion entre réalité et fiction. L’album raconte une histoire d’amour douloureuse, que BOILET a, du moins en partie, vécue. Sa sortie est pour lui comme une délivrance malgré des séquelles personnelles. 36 15 Alexia n’en reste pas moins une oeuvre à la narration novatrice (mises en abîme, renvois visuels) qui distille le malaise.
Echaudé par cette expérience, celui qui applique la méthode de ” vérification par la vie “ chère à François TRUFFAUT, n’est pas prêt à relancer un tel projet en solo. Il demande à Benoît PEETERS (scénariste des Cités obscures) de lui servir de ” garde-fou ” pour son prochain sujet : la découverte du Japon.

Love Hotel (1993, Casterman) et Tôkyô est mon jardin (1997, Casterman)

A 29 ans, celui qui est devenu auteur de BD par goût du dessin, mais aussi pour voyager, n’en a guère eu l’occasion. Intrigué par le Japon et les clichés qui sont colportés à son sujet, il décide de partir à sa découverte. C’est aussi un défi personnel : difficile de trouver plus loin, plus cher, plus inaccessible… Après un an de recherches de financement, il part une première fois à l’été 1990.
Love Hotel conte les mésaventures de David Martin, embarqué par amour dans un voyage cauchemardesque entre Tôkyô et Sapporo. Si le Japon offre un visage hostile (incompréhension, agressivité sonore et visuelle des grandes villes), les déboires du jeune Gaijin viennent d’abord de ses propres troubles (instabilité (senti)mentale). Ses dérives sont accentuées par un noir et blanc très contrasté, très sombre. Même si Love Hotel reste autobiographique, c’est de manière plus subtile, moins directe que dans 3615 Alexia. On sent l’influence de PEETERS, qui aide BOILET à prendre du recul, à recomposer des fragments de réalité pour en faire un récit de fiction. L’album frappe par son regard quasi-documentaire sur un Japon, certes inamical, mais inattendu.
Suite à cette aventure, BOILET devient, en 1993, le premier auteur occidental à recevoir une bourse de l’éditeur japonais Kôdansha.
Il séjourne alors une année à Tôkyô puis six mois à Kyôto, à la villa Kujoyama (qui accueille auteurs et artistes français). Il se lance dans la suite des aventures de David Martin. Mais, si le David de Love Hotel ne comprenait rien à ce qui l’entourait, celui du second album connaît Tôkyô comme sa poche. C’est d’ailleurs le sens du titre : Tôkyô est mon jardin. Graphiquement, le tramage de gris ” à la japonaise ” (réalisé par le mangaka TANIGUCHI Jirô) remplace les aplats noirs, sur un dessin plus clair et lisible, à l’image du Japon. Tôkyô est mon jardin décrit avec une rare finesse un pays humain et chaleureux, où règne un certaine ” douceur de vivre “, à des années-lumière des clichés sur les pays des ” fourmis “. L’album est aussi le reflet d’un séjour particulièrement heureux.
Il faut dire que l’auteur, plus que jamais adepte du dessin d’après modèle, a poussé la conscience professionnelle jusqu’à tomber amoureux de Kaoru, la modèle de Kimié, que David épouse à la fin de l’album. Et cela, bien sûr, enrichit la description d’un Japon désormais ” idyllique “…

Demi-tour (1997, Dupuis, coll Aire Libre)

De retour à Paris en 1995, BOILET fonde l’Atelier des Vosges avec David B, TRONCHET, Emile BRAVO, Joann SFAR, Emmanuel GUIBERT et Christophe BLAIN. Il y entame Demi-tour, sa troisième collaboration avec PEETERS.
Miryam et Joachim, deux jeunes gens que tout sépare (âge, convictions politiques…) vont, par une suite de hasards, vivre, peut-être, le début d’une belle histoire d’amour. La mise en page très simple de Demi-tour joue sur le montage alterné et les effets de symétrie entre les deux personnages. Leur rencontre est-elle vraiment le fruit du hasard ? Une fois de plus, le contexte (les abords de la gare de Dijon le soir du deuxième tour des Présidentielles de 95) est très bien intégré et accentue la ” prise sur le réel ” du récit. Les couleurs d’Emmanuel GUIBERT, jouent en plus un rôle narratif original : une dominante de couleur est associée à chaque personnage.
Curieusement, Demi-tour est publié presque en même temps que Tôkyô est mon jardin, que Casterman a renâclé à éditer (3 ans après sa conception !), et qui sort à un prix prohibitif.
A l’heure où la bande dessinée alternative commence à sortir de l’ombre (L’Association, Amok, Ego comme X…), BOILET reste toujours un inclassable qui a du mal à trouver sa place dans les rayons des grandes librairies. Malgré le succès critique des deux albums (et de bonnes ventes, puisque Tôkyô est mon jardin est aujourd’hui quasiment épuisé), après son mariage avec Kaoru, il retourne au Japon en 1997.

L’épinard de Yukiko (2001, Ego comme X)

Bien lui en a pris ! Alors que les éditeurs français lui refusent coup sur coup trois projets (dont Le royaume des possibles, une BD-reportage sur le Cambodge), les commandes s’enchaînent au Japon. Il entame une collaboration avec les éditions d’art Kôrinsha, pour lesquelles il publie dès 97 sa première BD japonaise, inédite en France : Ren’ai manga ga dekiru made (Une belle manga d’amour). Suivent des collaborations avec les magazines Store, Big comic, Bijutsu Techô, Manga Erotics et avec les grands quotidiens Asahi et Mainichi, parallèlement à l’élaboration de Yukiko no hôrensô (L’épinard de Yukiko).
Cette dernière oeuvre est publiée en septembre 2001 simultanément en France et au Japon. Cette manga superbe à tous points de vue (voir AL n° 76 et la critique dans ce dossier) marque le retour de BOILET à l’écriture en solo, puisque, pour la première fois depuis 36 15 Alexia, il a eu le courage (la maturité ?) de relancer seul sa méthode d’observation et de ” vérification ” de la vie.

Il aura fallu que Frédéric BOILET vienne au Japon, dans le monde des manga, réputé inaccessible aux Occidentaux, pour trouver la reconnaissance, lui qui est toujours resté un marginal en France…

Intéressé par Tôkyô est mon jardin, TAKAHATA Isao invita BOILET (qui, de son côté, admire le réalisateur du Tombeau des lucioles et Omohide poroporo) à visiter le célèbre studio d’animation… Fondée sur la précision du dessin et les effets ” décoratifs ” au détriment de la lisibilité, la BD franco-belge est jugée ” ennuyeuse ” au Japon. Au contraire, le style graphique sobre, proche de l’esquisse, et l’art de la narration de BOILET font mouche.
D’autre part, il a réussi à trouver sa place dans un paysage éditorial plus divers qu’on ne l’imagine, et a rejoint tout naturellement la fine-fleur de la manga alternative : FUKUYAMA Yôji, YAMADA Naito, KAGO Shintarô, FURUYA Usumaru, SUNA… Autant d’auteurs inconnus en France.

Pour remédier à cet état de fait, BOILET diffuse sur son site internet en août 2001, le Manifeste de la Nouvelle Manga. Il préconise l’emploi du féminin, pour différencier LE manga commercial pour adolescents, de LA manga ” d’auteur ” pour adultes, plutôt fondée sur le quotidien que sur des univers imaginaires. Et joint le geste à la parole, puisqu’il vient d’organiser à Tôkyô un cycle de conférences et d’expositions pour y présenter la nouvelle BD française (avec des auteurs comme SFAR, GUIBERT, NEAUD, David B…). Selon lui, cette BD alternative, plus fondée sur le récit que sur l’illustration, est susceptible de plaire à un public japonais. En France, L’épinard de Yukiko inaugure le ” label ” Nouvelle Manga, destinée à susciter, en France et au Japon, des traductions ou des publications originales d’auteurs issus de la scène alternative des deux pays.
Déjà responsable de bon nombre d’expériences franco-japonaises (l’éphémère collection ” Manga érotique ” aux Humanoïdes Associés), il crée avec son projet Nouvelle Manga, un nouvel axe Paris-Tôkyô. Vers une nouvelle ère dans l’histoire de la manga en France ?

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