L’auberge de la bande dessinée

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Parue aux Etats-Unis en 1979, L’auberge de la bande dessinée est l’oeuvre d’un écrivain et illustrateur renommé pour la jeunesse, Allen SAY (1). L’auteur y raconte quatre années exceptionnelles de sa vie d’adolescent. Exceptionnelles car hors du commun. Exceptionnelles aussi parce c’est à ce moment-là que toute la vie de l’écrivain se décide. L’existence de SAY tient en effet du roman : né en 1937 à Yokohama, d’un père coréen et d’une mère nippo-américaine, SEII Koïchi son vrai nom grandit à Tôkyô auprès de sa grand-mère, ses parents ayant divorcé. Encore au lycée, il vit seul dans une chambre et reçoit une pension de sa famille. Son père lui ayant proposé de le suivre aux Etats-Unis, il part, à 16 ans, vivre en Californie du Sud. Il acquiert la nationalité américaine et le nom, transformé par son père, de SAY. La suite de sa vie est également peu commune : après un an dans une école militaire, d’où il est renvoyé, il change sans cesse d’école, de ville puis de travail. Sa seule constance, il la trouve dans le dessin. Devenu photographe, il se lance dans l’illustration, puis dans l’écriture, avec succès. The Ink-keeper’s Apprentice, le titre original de L’auberge, occupe une place à part dans son oeuvre : comptant parmi ses premiers ouvrages, ce roman autobiographique relate les quatre années charnières de son adolescence, lesquelles restent, selon ses mots, « les plus heureuses de ma vie, à dessiner et peindre auprès de mon grand mentor et père spirituel ». Une histoire peu banale que celle de ce jeune garçon décidé coûte que coûte à devenir le disciple d’un mangaka renommé et qui, y parvenant, découvre tout à la fois l’Art et la vie.

Maître et disciple

Tôkyô, début des années 50. Un jour de vacances scolaires, SEII Koïchi, 13 ans, va frapper à la porte de la personne qu’il admire le plus : le célèbre auteur de bande dessinée NORO SHINPEI. Ce garçon solitaire et peu intéressé par l’école ne songe qu’à une chose : devenir dessinateur. Son rêve pourra-t-il se réaliser, alors que sa famille attend beaucoup de cet enfant unique inscrit dans un collège réputé ? Encore faudrait-il que NORO SHINPEI consente à en faire son élève… N’a-t-il pas déjà pris sous son aile TOKIDA Kenji, un jeune homme venu à pied d’Osaka pour lui soumettre la même demande ? SEII, face au maître et à l’élève, fait preuve d’une telle détermination que le mangaka l’accepte. Au comble du bonheur, l’adolescent ne se doute pas encore que ces deux hommes vont devenir l’un son senseï, son mentor, l’autre le frère qu’il n’a jamais eu. À leur contact, SEII apprend certes le dessin, mais aussi la vie. Ainsi les cours de dessin d’après nature auxquels l’inscrit son maître, l’amènent-ils à découvrir le corps nu, forcément féminin. Un cours très apprécié de TOKIDA. Ce dernier, jeune homme bouillonnant de quelques années son aîné et ancien yakuza, l’entraîne dans des situations parfois dangereuses ; ainsi se trouvent-ils tous deux coincés dans une violente manifestation, quand TOKIDA n’essaye pas tout bonnement de se suicider avec une maladresse finalement comique ! Les deux adolescents partagent aussi la passion du dessin ensemble, ils se rendent à une grande exposition consacrée à VAN GOGH, auquel TOKIDA, évidemment, s’identifie et un respect infini pour leur maître, NORO SHINPEI.

Alors trentenaire, toujours vêtu d’un kimono, NORO SHINPEI, derrière son pseudonyme provocateur de « lent » (noro) « soldat » (shinpei) cache un homme non seulement respectable pour son talent, mais aussi pour sa personnalité. Quand SEII le rencontre, il le voit tel un rônin, ou samouraï sans maître, percevant immédiatement son côté atypique et indépendant. L’auberge de la bande dessinée prend la forme d’un hommage à ce maître qui l’a encouragé dans sa vocation, et à propos duquel, hélas, nous n’avons guère trouvé d’informations.

mouvants portraits

Aux trois portraits principaux (le maître et ses deux élèves) s’ajoutent ceux des personnes que SEII croise à cette époque, de son voisin, étudiant alcoolique, à ses camarades de classe, sans oublier bien sûr les membres de sa famille. Il raconte sa grand-mère, fière et autoritaire, attachée aux traditions, son père, lointain, avec qui il entretient des rapports difficiles, ses origines coréennes, sa situation familiale complexe le divorce de ses parents était une curiosité au début des années 50. Il trace aussi un émouvant portrait de sa mère, qu’il voit peu. Encore jeune et belle, elle tient un commerce de parfumerie à Yokohama. Avec finesse, SAY exprime les sentiments ambivalents qu’il ressent lorsqu’il songe à l’avenir de sa mère : désireux qu’elle soit heureuse, il se demande quelle place il occuperait dans sa vie si elle décidait de se remarier. Ces interrogations vont d’ailleurs amener le jeune homme à prendre une grave décision, qui modifiera le cours de sa vie.

Plus léger parfois, mais aussi source d’angoisse : l’amour… C’est bien sûr une des préoccupations de l’adolescent, abordée elle aussi avec retenue et sincérité, et sans aucune pudibonderie ainsi la sexualité est évoquée avec franchise et humour . Cette approche par petites touches permet à SAY de décrire avec réalisme aussi bien les personnages que leur environnement. Il parvient ainsi à restituer la vie quotidienne du Tôkyô populaire des années 50. On découvre aussi une société encore traumatisée par la guerre, récente, et qui se reconstruit à toute vitesse. Un monde tiraillé entre son passé fantomatique et la course à la modernité.

Une passion communicative

Et la BD dans tout ça ? Elle est partout, imprégnant chaque page du roman. SAY parvient, uniquement avec les mots, à en décrire la teneur. C’est ici de sa création qu’il s’agit, en lien avec le dessin, la peinture, les autres arts. Il retrace l’apprentissage technique des assistants, avec suffisamment de détails pour en traduire la difficulté, mais aussi la recherche de l’inspiration par son maître, les discussions entre ce dernier et ses deux élèves sur la création, sur les peintres… entre un repas de fugu (2) et un bol de nouilles. La description des heures passées à l’atelier permet de saisir le rôle de chacun, maître et disciple, SAY relatant comment ces derniers parviennent à s’exprimer dans la création des décors, en inscrivant par exemple en cachette leur signature à travers des motifs de kimono… Il n’omet pas non plus d’expliquer le processus de publication des oeuvres de son maître : ainsi la création est-elle rythmée par la venue du responsable du journal de prépublication, un « romantique », selon le maître, qui donne des rendez-vous amoureux clandestins… à sa femme. Le lecteur découvre le processus de création d’un manga dans les années 50 (on retrouve notamment une méthode de travail proche de celle d’aujourd’hui), et aussi que, déjà, la BD occupait une place importante dans le paysage nippon. Malgré son contexte un peu ancien, le récit d’Allen SAY demeure un précieux témoignage, car rare et bien conçu, sur la BD japonaise vue de l’intérieur.

Parfait pour les ados (et pour susciter des vocations), L’auberge de la bande dessinée séduira aussi les plus de quinze ans, dont les amateurs de manga curieux de découvrir l’envers du décor.

L’auberge de la bande dessinée, Allen SAY, L’École des Loisirs, collection Medium, 1996, 217 pages.

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