SENNO, l’interview

Autopsie de l’horreur

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Avant de se lancer comme professionnel dans le monde du manga, SENNO Knife a fait ses premières armes sur des dojinshi, ces fanzines nippons qui permettent aux jeunes artistes de se faire remarquer du public et des grands éditeurs. A partir de 1991, SENNO commence à faire du shôjo manga (manga pour filles). A part ADACHI Mitsuru, SENNO est le seul auteur masculin que nous connaissons en France à travailler dans cette branche trustée par les femmes.

Remarqué grâce à son manga Yukihime, il devient l’assistant de MATSUMOTO Leiji, le papa d’Albator. Le maître du manga dira même de lui que SENNO « cultive l’intelligence et la sensibilité pour servir son dessin, là où les besogneux des weekly (des magazines de prépublications, NDLR) n’y voient que marketing et rentabilité ».

Curieusement, SENNO est un mangaka qui ne semble pas porter un amour immodéré au médium dans lequel il s’illustre, préférant se réclamer d’artistes comme Paul DELVAUX (peintre morbide), Tim BURTON (réalisateur de Batman ou Beetlejuice), Francis BACON (autre peintre morbide), Clive BARKER (écrivain, scénariste… auteur entre autres de Hellraiser). Par ailleurs, SENNO dessine les pochettes du groupe Psydoll, mené par sa femme Mekoï, elle aussi mangaka, et écrit même parfois des paroles pour leurs chansons. Un artiste iconoclaste et donc tout à fait intéressant dans le paysage parfois trop formaté des mangaka.

Animeland : Aujourd’hui, de quoi le Japon a-t-il peur ?

SENNO Knife : Suite au succès du film Ring (de NAKATA Hideo, NDLR), de très nombreux films d’horreur ont été produits au Japon ces dernières années. Le point commun de tous ces films, c’est que les humains ne sont pas persécutés par des monstres, mais par des fantômes. Alors que les monstres s’inscrivent dans «la peur de masse», les esprits menacent quant à eux les personnes dans leur intimité, dans leur quotidien. Ce sont ces peurs personnelles qui sont actuellement à la mode au Japon.

AL : Qu’est-ce qui vous attire dans le genre de l’horreur et qu’est-ce qui, personnellement, vous fait peur ?

S.K. : Depuis tout petit, j’ai toujours été fasciné par les soucoupes volantes ou les esprits, toutes ces choses que la science ne parvient pas à expliquer. J’aimais aussi beaucoup les films et les romans d’horreur, ce qui me faisait dire « moi aussi un jour je ferai un manga qui traite de la peur »… Aujourd’hui, les choses qui m’effraient le plus ne sont pas les esprits ou ce type de phénomènes paranormaux, mais plutôt les catastrophes naturelles, telles que les tremblements de terre ou les ouragans. Après tout, si les esprits n’ont pas d’envies meurtrières, on n’a rien à craindre d’eux, alors que les catastrophes naturelles ne font pas de distinction et se produisent subitement. C’est cela qui m’effraie le plus.

AL : Vos histoires semblent avoir un côté typiquement européen. Est-ce une décision consciente de votre part ? Avez-vous déjà exploité le folklore asiatique et si non, cela vous intéresserait-il ?

S.K. : Voilà une question très intéressante ! Contrairement à ce que vous pensez, lorsque je crée mes histoires, je ne pense pas à leur donner une saveur européenne, ou au contraire les cuisiner au «goût asiatique». En fait, je ne réfléchis pas en terme de contrées ou de régions lorsque je dessine. Pour tout vous dire, lorsque j’écris, j’aime lire et regarder des films et romans d’horreur du monde entier, ce qui fait que dans ma tête se mélangent diverses histoires horribles. Pas mal d’entre elles sont européennes, certaines sont américaines, d’autres encore sont japonaises ou asiatiques… J’aime les histoires d’horreur du monde entier ! Si par exemple vous me disiez que l’on retrouve un style européen dans ce que je dessine, je serais très content de cette découverte, mais si vous me disiez que je ne donne pas vraiment l’impression d’écrire dans le style du folklore asiatique, je trouverais cette opinion aussi très intéressante. Pourquoi ? Parce que les histoires que j’écris sont certainement originaires de ces petites légendes urbaines que l’on retrouve au Japon ou à travers l’Asie en général. Voilà pourquoi je me dis que ces légendes urbaines qui font peur dans le monde entier ont toutes un point commun. C’est en prenant le problème dans ce sens que je pense que vous ressentez un coté Européen dans mes histoires.

AL : Lorsque vous créez une histoire, quel processus suivez-vous ? Q’est-ce qui vient en premier : la peur ou le monstre ?

S.K. : Dans mon cas, je commence par une première image. J’imagine une scène qui fait peur. Par exemple, mes personnages rentrent dans une pièce et là, ils se trouvent face à un visage qui sort du mur. Pourquoi est-il là ? Je commence alors à réfléchir à des explications, et je choisis la plus intéressante. Ensuite je pense au lieu, car c’est lui qui me permettra de faire évoluer mon récit. Voilà comment je conçois mes histoires. Et du coup, je me retrouve avec plein de rebuts d’idées que je n’utilise jamais.

AL : Dans vos récits, les personnages féminins sont généralement des victimes ou alors, elles sont tellement naïves qu’elles ne comprennent pas ce que qui se passe autour d’elle. Pourquoi imaginez-vous toujours des héroïnes de ce type ?

S.K. : Pour commencer, prenons la situation des magazines d’horreur au Japon, où une majorité de lecteurs sont des lectrices. Les Japonaises adorent les histoires d’horreur. Voilà pourquoi nous créons des héroïnes : afin que nos lectrices puissent plus facilement s’identifier au personnage principal. L’autre problème, c’est que si vous prenez un garçon comme héros, vous vous retrouvez avec quelqu’un qui fait face à l’horreur et à l’adversité, comme on en voit tant dans les shônen manga (manga pour garçons, NDLR). C’est pour cela que la plupart de mes héros sont de jeunes adolescentes. Par exemple, les films Suspiria ou Phenomena, de Dario ARGENTO, ou Aquariuse, de Michele SOAVIS, ont tous une belle héroïne comme protagoniste, une belle fille qui s’enfuit en hurlant à la vue de scènes horribles. C’est une ambiance stressante, mais aussi très belle. Encore un point commun aux oeuvres du monde entier.

AL : Dans La tour aux poupées macabres, on ressent très clairement l’influence d’auteurs tels que Bram STOKER (Dracula) ou H.P. LOVECRAFT (créateur du mythe de Cthulhu). Que pouvez-vous nous dire sur ces auteurs et sur ceux que vous aimez ?

S.K. : Bram STOKER, H.P. LOVECRAFT et Mary SHELLEY (Frankenstein ou le Prométhée moderne, NDLR) sont des auteurs dont on peut dire qu’ils sont devenus des références aujourd’hui. Ce qui fait peur aux gens, la manière de décrire la sensation de l’indicible et de l’indescriptible, comment provoquer la peur… Tout ce qui fait que l’on peut prendre plaisir à lire des récits d’horreur se trouve dans leurs écrits. Voilà pourquoi, pour moi, ces oeuvres constituent une «base» immuable, une sève qui nourrit mon inspiration. Si l’on parle d’auteurs contemporains, mes goûts se portent vers Stephen KING (Ça, NDLR) ou Clive BARKER (Cabale, NDLR) qui proposent des travaux qui repoussent l’expérimentation de la peur. Le roman d’horreur est aussi devenu très bon au Japon avec un auteur comme SUZUKI Kôji, qui a signé Ring.

AL : Dans Famille défunte, vous mettez en scène une famille transformée en zombies. Etait-ce pour vous une manière de vous moquer de la structure familiale japonaise ? Comment votre public a-t-il réagi à cette nouvelle ?

S.K. : C’est regrettable, mais au Japon les familles modernes n’ont plus d’unité, et les repas ou voyages de famille sont de plus en plus rares. Même si l’on fait tout pour que se créent des occasions de tous se rencontrer, la bonne humeur n’est pas là et l’on se retrouve juste à manger ensemble sans naturel. Lorsque j’étais jeune, les familles étaient beaucoup plus homogènes ; à la manière des anciens feuilletons populaires, on réglait les problèmes tous ensemble, on faisait face au danger en restant unis (rires). Si la famille devenait zombie, je me suis dit que cela serait bien qu’ils restent cependant tous unis ! Voilà pourquoi les attentes du lecteur deviennent confuses. Et pourquoi j’aimerais que l’on se sente réchauffé lorsque l’on lit cette histoire (rires). Soyons plus attentifs à nos proches.

AL : Shitarô (que l’on peut voir dans les deux recueils) est probablement le personnage le plus fascinant que vous ayiez jamais créé. Il semble être à la fois ténébreux et bon. Dans votre esprit, qui est-il réellement, et que veut-il?

S.K. : Je vais répondre à vos deux questions en même temps. En Occident, comme au Japon, il y a le monde, mais aussi d’autres univers, comme le Paradis ou l’Enfer… Pour moi, on n’existe pas uniquement dans un monde. Chaque autre monde contient ainsi un reflet de nous-même. Shitarô est un personnage qui passe d’un monde à un autre afin de s’amuser un petit peu. Il ne fait que se déplacer librement d’un univers à un autre. Un jour, il est apparu dans un de mes rêves et m’a dit « Allez, cette fois-ci, je viens m’amuser dans ce monde ». C’était un garçon très étrange, et lorsque je me suis réveillé, je me suis précipité pour dessiner son visage. Voilà comment Shitarô est venu dans notre monde, et comment j’ai créé ce personnage de manga. Il était dans mon rêve. Peut-être me suis-je laissé berner par une de ses astuces… Je ne pense pas qu’il soit venu chez nous dans un but très précis, comme la conquête du monde par exemple, mais juste pour s’amuser un peu. Et parfois, ses jeux concernent la mort. C’est un vilain petit garçon, en fait (rires).

AL : Pensez-vous créer un manga centré sur Shitarô, et qui raconterait ses «vraies» origines ?

S.K. : Hmmm… Cela pourrait être amusant, en effet. Cependant, je n’ai pas l’intention d’expliquer ses origines. Le faire reviendrait à révéler son vrai visage, et du même coup une part de son mystère auprès des lecteurs, vous ne croyez pas ?

AL : Votre femme Nekoi travaille avec vous sur vos manga. Quel est son rôle exact dans le processus de création de vous histoires, et qu’apporte-t-elle ?

S.K. : Quand je construis une nouvelle histoire, je lui en parle d’abord à elle. Si elle la trouve intéressante, je continue dans cette voie en me disant que c’est la voie que je dois emprunter pour en faire quelque chose de bon. Si cela ne lui convient pas, cela veut dire que ce n’est pas bon (rires) ! Elle est la première à lire mes histoires avant même que je ne les montre. Et puis elle m’aide pas mal à la réalisation et la colorisation.

AL : Vous avez réalisé plusieurs couvertures pour son groupe, Psydoll. Est-ce important pour vous de vous illustrer sur un autre support que le manga ?

S.K. : Je pense qu’il est très important de diversifier son travail en dehors du manga. Dessiner une couverture, rencontrer des fans dans des conventions à l’étranger, par exemple. On est toujours obligé de se mettre à un bureau pour dessiner un manga, mais si l’on ne fait que ça, les idées finissent par se faire rares. Pour avoir de nouvelles inspirations, il faut s’éloigner de son bureau et rencontrer des gens, ce qui pour moi est très important. Dessiner la couverture d’un album de musique est un peu différent de dessiner un manga. Premièrement, il faut s’imprégner de l’image du groupe, et ensuite se demander de quelle manière on va transformer ses impressions en un dessin. C’est une expérience très motivante pour moi.

AL : Pour finir, souhaiteriez-vous passer un message à vos lecteurs français ?

S.K. : Je suis incroyablement heureux de savoir que des personnes maniant le français puissent lire mes oeuvres. Je serais très content si mes histoires pouvaient rester dans le coeur des gens. Je ne suis encore jamais allé en Europe, alors que depuis très longtemps, je suis un admirateur de l’art gothique. La France en particulier est une véritable malle au trésor pour ce style de choses, et je pense certainement y aller un jour.

Remerciements à Alex BODECOT.

Le site de Psydoll : www.psydoll.com/.
Lire la critique des manga de SENNO Knife dans notre dossier Horreur.

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