Nausicaä
Nous sommes au début des années 80.
Miyazaki, qui a achevé Le Château de Cagliostro, traverse depuis quelques années une période compliquée. Il souhaite réaliser des histoires complexes, épiques, vertigineuses dans des univers de légende ou futuristes.
Promu au rang de réalisateur en 1978, il a déjà eu l’occasion de satisfaire en partie cette envie durant l’élaboration de la série Conan, fils du futur.
En ce début des années 80, il multiplie les projets de films qui vont approfondir les thématiques abordées dans Conan. Las, les studios rejetteront ses propositions qui donneront pourtant un jour naissance au Château dans le ciel, Totoro et… Nausicaä.
Qu’à cela ne tienne, la revue Animage, via Toshio Suzuki, accueillera le futur manga de Miyazaki qui n’a pas grand-chose d’autre à faire.
Miyazaki entreprend donc la publication de Nausicaä en 1982 mais se réserve le droit de passer à autre chose dès qu’une proposition sérieuse de réalisation de film se présentera.
Mais c’est au bout de 12 ans, en 1994, que Miyazaki mettra un point final à cette fresque titanesque devenue entretemps un monument de la bande dessinée mondiale.
Comment en sommes-nous arrivé là ? Comment une œuvre à la genèse aussi largement compromise (fruit du désœuvrement d’un réalisateur prêt à y mettre un terme à tout moment) a pu contraindre son créateur à y consacrer 12 ans de sa vie ?!?
Il y a tout d’abord l’engagement d’un créateur qui met un point d’honneur à ne pas décevoir un lectorat qui a plébiscité cette saga et son héroïne au point de lui permettre de revenir à l’animation dès 1983 pour l’adaptation de ce même titre ; à ne pas bâcler une œuvre qui a largement contribué à sa renommée internationale ; à remercier un magazine et des collaborateurs qui ont cru en lui et lui ont offert l’opportunité de vivre cette extraordinaire aventure au rythme qui lui convenait.
Rien d’étonnant alors à ce que Miyazaki ait eu toutes les peines du monde à achever sa saga, au bout de 12 années pendant lesquelles il n’a pu se consacrer au manga que par intermittence.
Le réalisateur a puisé son inspiration à de nombreuses sources pour créer l’univers de Nausicaä. Le manga est en effet le fruit d’une longue maturation : Miyazaki y avait déjà préalablement consacré beaucoup de temps sous forme de projet cinématographique avant d’être rejeté. Les œuvres précédentes qui l’ont inspiré sont si nombreuses d’ailleurs que l’on ne les compte plus. On y trouve de tout, essais scientifiques, romans, films, contes, notamment ce fameux conte japonais sur une princesse qui aimait les insectes. Pour l’anecdote, il va jusqu’à puiser dans de très vieux travaux publiés sous pseudo dans sa jeunesse pour mettre en scène certains personnages ou lieux, comme Pejite. ^^
De nombreuses sources donc, mais il a su en tirer le meilleur, pour offrir aux lecteurs d’Animage en 1982, veinards parmi les veinards qui découvrirent le manga les premiers, une histoire au souffle épique complètement originale :
La Terre a été dévastée pendant 7 jours (les jours de Feu) au cours desquels de terrifiants guerriers géants créés par l’homme ont tout ravagé, mettant un point final à la civilisation industrielle. Mille ans plus tard, la Mer de la décomposition, un écosystème apparemment né de la pollution recouvrant la quasi totalité des continents, ne cesse de se répandre sur les rares terres encore habitables que se querellent les humains survivants divisés en royaumes ou empires. Fuyant l’implacable avancée de cette « forêt » mortelle qui répand ses spores via le vent et les insectes géants qui viennent s’aventurer sur les terres non contaminées, l’humanité restante continue malgré tout à se déchirer pour le contrôle de territoires précipitant son inéluctable déclin…
Dans un petit royaume autonome de 500 âmes, la fille du Roi Jill, Nausicaä, tente de comprendre l’origine de cette Mer de la décomposition, pour permettre aux humains de s’en accommoder et de garantir leur survie.
Hélas, de vieux accords diplomatiques vont entrainer le petit royaume dans les tourments d’une guerre terrible entre l’empire Dork et le royaume Tolmèque.
Un conflit entre deux puissances à la fois militaire et idéologique, car chacun met en jeu sa propre vision de l’avenir de l’humanité et est prêt à tous les sacrifices, quitte à commettre l’irréparable et pousser encore un peu plus l’humanité toute entière au bord du gouffre. Que peut faire Nausicaä pour mettre un terme à la folie humaine ?
L’univers développé par Miyazaki est si riche et complexe que l’on ne l’a comparé qu’aux plus grands : entre autre Dune, de Frank Herbert.
Ce n’est pas volé ! Tout comme Dune, Nausicaä fait partie de ces œuvres qui frappent l’imagination, qui évoquent des images puissantes, les Oomus et la fascinante flore de la Mer de décomposition viennent aussi facilement à l’esprit que les vers des sables et les désert de Dune.
Les plus vieux d’entre vous se souviennent peut-être de cet article tiré d’une revue américaine qui dressait la liste des points communs entre ces deux géants et qui fut publié dans le numéro 7 d’Animeland.
La comparaison n’est pas fortuite : Miyazaki reconnait que le chef d’œuvre d’Herbert l’a profondément influencé.
Certes, la première mouture du projet qui devait mener à Nausicaä mettait en scène des vers des sables. Mais plus tard Miyazaki reviendra sur son univers, plus en rapport avec les insectes, s’inspirant d’un conte japonais. Exit les vers !
Néanmoins, des similitudes demeurent mais elles ne sont pas celles que l’on a cherché à mettre le plus en avant.
En premier lieu, Dune n’est pas « écolo » au sens où on l’entend depuis les années 80.
Dans Dune, les fremen, les hommes des sables, vivent certes en parfaite harmonie avec leur environnement, survivant dans des conditions extrêmes. Mais tout chez eux, leurs gestes, leur logique, leur fonctionnement, leur croyance, tend vers un but final qui contribuera à la destruction de cet environnement…
Qui plus est, chez Herbert, l’hostilité de la nature sauvage entraine nécessairement les individus à adopter une discipline féroce, guerrière, militaire. Les Fremen et les Sardaukar sont issus de ce type de contrainte environnementale. Dans The Dosadi Experiment, œuvre postérieure à Dune, Herbert poussera encore plus loin cette théorie.
Nous sommes donc loin de la philosophie de Nausicaä, qui prêche plutôt la paix, l’ouverture et la connaissance pour vivre en harmonie avec une nature qui ne nous serait hostile que d’apparence, parce que nous ne la comprenons pas.
Dire donc que Dune a inspiré Miyazaki sur ce point, c’est faire une grosse erreur d’appréciation.
En outre, le message « écologiste » délivré par Miyazaki dans Nausicaä est subtil.
C’est une œuvre post-apocalyptique, rappelons-le, et à ce titre, l’environnement dans lequel évoluent les protagonistes du manga est corrompu, « impur » en quelque sorte. Aussi, Miyazaki nous fait passer une leçon plutôt révolutionnaire : loin d’appeler à un retour à une nature vierge de toutes les souillures de l’homme, il suggère bien au contraire que toute forme de vie, même « impure », contient les germes de la Vie et il appelle l’humanité à faire preuve d’intelligence et adaptation à cet environnement souillé, qu’il a lui même contribué à créer au risque d’y succomber, et à en apprécier sa beauté intrinsèque, tout comme Nausicaä a appris à aimer ces insectes monstrueux que sont les Oomus.
Miyazaki cherche donc à représenter cette impulsion vitale à travers Nausicaä et certaines des scènes les plus spectaculaires du manga sont à placer dans cette perspective, explosion de vie et non menace de mort…
Le titre lui-même après tout y fait écho : qu’est-ce que le vent ? Un souffle, une respiration. Dans la mythologie grecque, on le soupçonnait de mettre les femmes enceintes qui s’y exposaient trop longuement… C’est dire la charge symbolique qu’a conféré Miyazaki à sa Nausicaä, qui chevauche les vents. ^^
Par contre, il est une caractéristique de Dune que je n’ai relevée dans AUCUNE analyse dite sérieuse.
Et pourtant, elle est flagrante : c’est la place accordée aux femmes par ces deux auteurs dans leurs œuvres respectives.
Miyazaki, comme Herbert, aime les figures féminines fortes.
Loin d’être des pamphlets féministes pour autant, Dune et Nausicaä mettent en avant des personnages féminins qui tiennent dans leur main le destin de l’humanité toute entière.
L’un et l’autre modèlent des femmes mâtures, réfléchies, visionnaires. Et généreuses.
Elles sont plus aptes à mettre leur intérêt de côté pour le bien de la communauté, leur exemplarité, leur sincérité balaient les résistances, les haines.
Aux hommes la soif de pouvoir, l’ambition suicidaire, l’esprit retors, calculateur, aux fins autodestructrices pour les peuples qu’ils prétendent « gouverner ».
Il y a bien quelques hommes pour sauver la face de tous les autres, mais ceux-ci sont partiellement dépourvus de caractère proprement virils (sous entendu irréfléchis, irraisonnables, aveugles) : ils sont soit trop jeunes pour être des hommes proprement dit (Asbel, Chikuku…), soit d’un âge déjà avancé et célibataires, autrement dit, détachés des choses du sexe, et tout entier dévoués à des causes hautement spirituelles (Yupa, Chalka…).
On retrouve ce schéma dans toutes les œuvres de Miyazaki. Les hommes ont rarement le beau rôle.
Œuvre dense, longue, Miyazaki a eu tout le loisir de développer les thèmes qui lui étaient cher.
Rappelons que le réalisateur a eu une formation universitaire en littérature enfantine. Ainsi, il excelle dans le registre du conte, idéal dans la réalisation de longs métrages comme Totoro, Kiki, Laputa ou Ponyo par exemple. Mais ce format cinématographique ne lui permet pas d’aller plus loin dans l’exploration de ses réflexions. Il lui faut un format plus long. Ne revenant pas dans réalisation de séries animées, Nausicaä est donc l’œuvre absolue de Miyazaki.
Et aussi la preuve de son talent protéiforme : il excelle donc tant dans le format du conte que dans le roman-univers !
Car en effet, Nausicaä est l’œuvre la plus aboutie de Miyazaki, la clef de voûte de l’ensemble de sa production.
Etalée sur 12 ans, interrompue à plusieurs reprises, la création de cette œuvre a poussé Miyazaki dans ses derniers retranchements : n’ayant pas de plan prédéfini sur le développement de l’histoire et l’évolution de ses personnages, Miyazaki a vu son manga évoluer un peu malgré lui, au point de le changer profondément.
Je ne vais pas me livrer ici à une analyse poussée de l’évolution spirituelle et philosophique de Miyazaki, mais il est clair que les allers-retours étalés sur plusieurs années n’ont pas été sans conséquences sur le fond du manga.
Sur les deux/trois premiers tomes, on peut raisonnablement dire que l’auteur était concentré sur Nausicaä : il a certes interrompu le manga pendant quelques temps, mais c’était pour s’atteler au film… Autant dire qu’il s’est mobilisé à fond sur cet univers dans les premières années.
Ces tomes sont d’une lecture aisée, les antagonismes sont clairs, les forces en présence parfaitement définies.
La suite devient a priori plus confuse pour le lecteur et demande bien souvent une relecture.
Par la suite, Miyazaki a évolué et avec la création du studio Ghibli, la mise en œuvre de Laputa et Totoro a commencé à l’amener à se disperser dans ses projets.
Nouvelles responsabilités, nouvelles expériences, nouvelle notoriété…
L’auteur qui rêvait d’évasion et d’aventures grandioses dans des univers de légende ou futuristes laisse petit à petit la place à un auteur nettement moins idéaliste qui s’interroge, qui doute.
Ces doutes, ils se traduisent à partir du milieu du troisième tome sous forme d’illusions : illusion du pouvoir au sein des empires Dorks et Tolmèques, où de vaines luttes intestines se jouent au sommet du pouvoir entre membres des familles impériales ; illusion de la religion, quand une vieille prophétie est capable de renverser la religion dominante sur la seule foi d’une rumeur ; illusion du contrôle de la nature par la science, qui précipite la fin du genre humain en se livrant à des manipulations sans se préoccuper des conséquences à long terme ; illusion des castes, quand soldats, paysans, miséreux, nobles et prêtres se retrouvent tous impuissants face à la redoutable menace du Grand raz-de-marée…
Miyazaki se plaît à réduire à néant les ambitions, les idéologies des puissants personnages qui jalonnent son récit.
Il pousse le lecteur à voir plus loin que ce qui lui est exposé sous les yeux : rien n’est simple, évident.
Les insectes ne sont pas hostiles, les Maîtres-vers ne sont pas les sauvages que décrivent les autres populations, le Dieu guerrier n’est pas qu’une arme de destruction dénuée d’âme, les hidolas, ces créatures artificielles, renferment elles aussi un terrible secret.
L’auteur dévoile au fur et à mesure que l’histoire avance l’envers du monde qu’il a richement décrit dans les premiers tomes avec une infinie minutie de détails.
Nausicaä elle-même, pourtant si sincère dans ses sentiments, évoluera via un certain nombre d’expériences télépathiques et oniriques (sommes toutes paradoxales pour ce personnage initialement présentée comme pragmatique et scientifique !) et deviendra tout à la fin sous la plume de Miyazaki non plus maîtresse du vent mais maîtresse de l’illusion.
La preuve ? Les cinq dernières pages montrent une Nausicaä accueillie comme le Messie de la prophétie dans sa combinaison baignée du « sang bleu » du mausolée. Chalka lui-même se surprend à voir en elle le Messie, dans la lumière du soir. Loin de vouloir dissiper tout malentendu, Nausicaä convient avec Selm, par télépathie, de tenir secret le projet funeste du maître du cimetière, pour le bien de l’humanité… seule détentrice de la vérité la voilà dorénavant destinée à entretenir l’illusion de la prophétie et à colporter le mensonge pour guider vers un avenir meilleur l’humanité toute entière !
Il est amusant de constater que ce thème de l’illusion, des fausses apparences pour critiquer la société moderne reviendra souvent dans la suite de sa production (Porco Rosso, le Château ambulant, Ponyo mais surtout Chihiro !).
Je pourrais encore écrire des pages et des pages sur ce Titan du manga, tant les pistes d’analyses évoquées ici ne font qu’effleurer l’extraordinaire profondeur de Chef d’œuvre.
Vous l’avez compris, si vous avez la moindre prétention d’aimer le manga, Nausicaä est une pièce maîtresse du 9ème art que vous je vous mets en demeure d’acquérir dans les plus brefs délais si ce n’est pas encore fait.
Ah ! Une dernière chose pour tous ceux qui ont le courage de lire ce copieux post jusqu’à la fin : vous avez noté que le film étant sorti en 1984, et le manga ayant été achevé en 1994, nous pouvons légitimement espérer que Nausicaä aura droit à quelques honneurs en cette année 2014.
Croisons les doigts !