La Saga de Ra's Al Ghul inclut trois histoires plus ou moins connectées entre elles et formant "la trilogie du Démon", consacrée à l'ennemi le plus international de Batman, l'éco-terroriste au moins cinq fois centenaire Ra's Al Ghul, qui fit sa première apparition dans La Fille du Démon (1971 – à lire dans le DC Comics Anthologie, Urban), création de Dennis O'Neil et Neal Adams.
Ra's Al Ghul est effectivement un ennemi redoutable pour le Limier Masqué, à tel point qu'il a découvert sa véritable identité avant même de le rencontrer. Il rivalise avec Batman sans difficulté, autant intellectuellement (c'est un grand stratège) que physiquement, puisqu'il maîtrise les arts martiaux autant que l'art de l'escrime.
Sa relation avec Batman est teintée de respect (il surnomme Batman "le détective") autant que de défiance (on peut aisément comparer la relation Batman / Ra's à celle de Sherlock Holmes / Moriarty sur ce point). S'il le considère le plus souvent comme un ennemi, il ne désespère pas à d'autres moments d'en faire son fils, en le faisant épouser sa fille Talia.
Dennis O'Neil – Norm Breyfogle
Alors qu'il traque les hommes de Ra's Al Ghul à travers le monde, Batman tombe dans une fosse de déchets toxiques. Malgré ses problèmes de santé, il continue de poursuivre Ra's en cherchant les puits de Lazare, source de sa longévité surnaturelle, et trouve Talia à l'endroit où son père a ressuscité pour la première fois. Près du puits, elle lui raconte la vie de son père, il y a plus de cinq cents ans, jeune médecin ayant perdu sa femme à cause du fils du Salimb (ou Sultan) et de ce dernier. Sa vengeance contre le Salimb, sa découverte de convergences d'énergies telluriques à certains endroits-clefs de la planète, sa lente évolution vers le terrible terroriste quasi-immortel qu'il est amené à devenir, ainsi que son combat contre ce qu'il appelle le "grand ennemi", la mort, représentée dans ses rêves sous la forme d'une énorme chauve-souris, nous sont ici contés.
Même si Batman ouvre et clôture ce récit d'une centaine de pages, on se trouve ici face à une "origin story" qui lie le destin de Ra's Al Ghul avec les puits de Lazare, et ce dès sa naissance.
Si l'histoire en elle-même est déjà passionnante, le trait de Norm Breyfogle, réaliste (dans les proportions des personnages et la représentation des décors et des costumes) autant qu'abstrait (dans certaines représentations réduites au strict minimum des décors ou personnages), voire cartoon (dans certaines expressions de visages ou de corps), est magnifié par une utilisation de couleurs chaudes, avec un effet crayonné prégnant absolument divin, et une dominante de teintes or, bleu-nuit et vert du meilleur effet !
Sous des allures de conte, cette histoire apporte à la nature noble et sauvage de Ra's Al Ghul une dimension tragique et fataliste, faisant de son combat contre Batman une bataille séculaire homérique, et pathétique, contre la mort.
Mike W. Barr – Jerry Bingham
Après avoir mis fin à une prise d'otages dans une usine chimique, Batman s'effondre sur le chemin du retour. Sauvé par Talia Al Ghul qui l'avait suivi, il enquête à ses côtés sur le responsable de la prise d'otages, un terroriste nommé Qayin.
Ses investigations l'amènent au centre de recherche Blaine-Pearson, où il trouve le cadavre du docteur Harris Blaine, mort empoisonné. Avant de mourir il a néanmoins réussi à donner une indication sur l'identité de son assassin, une carte du ciel représentant la constellation Persée sur l'étoile binaire Algol. S'agirait-il de Ra's Al Ghul ?
Après quelques révélations, Batman accepte l'aide de Talia et son père pour retrouver le terroriste, acceptant aussi la condition sine qua non, épouser Talia.
Le Fils du Démon dresse le portrait d'un Batman solitaire, dur, froid, mais surtout maître de son art !
Il est ici autant le plus grand détective de la Terre que le terrible surhomme prédateur au sommet de sa forme, une créature dont on n'a aucun mal à se l'imaginer tenant tête à des super-héros omnipotents tels Superman ou Wonder Woman !
Dès les premières pages, le voilà mettant fin à lui seul à une prise d'otages, attaquant ses proies dans l'ombre, instillant la peur de l'inconnu dans leurs coeurs, sauvant (en même temps) la veuve et l'orphelin pour finir, sans transpirer, sans broncher, par escalader en deux temps trois mouvements une gigantesque cheminée, afin de plonger sans filets sur un hélicoptère en plein vol, qui fit l'erreur de trop s'attarder dans les environs alors qu'il eût été plus sage de fuir dès le moment où le Bat-signal fit son apparition dans le ciel.
Véritable ode au Chevalier Noir, le récit s'attarde autant sur les qualités physiques et intellectuelles de Batman que sur ses failles. Ainsi on comprend assez vite que la notion de filiation est le seul espoir de Batman pour connaître une vie heureuse. Et la famille, il semble l'avoir trouvée auprès de Ra's Al Ghul et sa fille. L'un de ses plus terribles ennemis, et la femme qu'il considère alors comme son grand amour.
Cette thématique sur la famille a toujours été plus ou moins présente dans la série, depuis le Silver Age, mais elle revêt une importance plus grande ici. Une importance qui ne passa pas inaperçu aux yeux d'autres auteurs, dont un en particulier, puisqu'il s'agit là de l'outil de base du travail de Grant Morrison sur Batman au cours de son run sur la série, et dont l'apparition de Damian Wayne, fils de Bruce Wayne et de Talia Al Ghul, découle directement de cette histoire.
Le Fils du Démon fait honneur au Batman, et tout en lui dressant un panégyrique au travers de ses exploits autant physiques qu'intellectuels, Mike W. Barr et Jerry Bingham tentent aussi de réparer ses failles, de le débarrasser de ses démons intérieurs, en lui apportant la chaleur d'une famille, ne serait-ce que l'espace d'une histoire, avant de cruellement la lui retirer.
Parce que, tout le monde le sait, Batman n'est pas destiné à être heureux, sinon il n'existerait pas. Et le monde a besoin du Batman.
Mike W. Barr – Tom Grindberg
Ra's Al Ghul reprend ses habitudes éco-terroristes ainsi que sa recherche de puits de Lazare. Afin de mettre son plan à exécution, il a besoin de l'aide d'un scientifique américain, le docteur Carmody, spécialisé dans le problème du réchauffement climatique. Il envoie également un de ses hommes, Shrapnel, pour se débarrasser du Batman, éternel obstacle à ses plans.
Alliances, trahisons, retournement de veste et coeurs brisés, voilà ce que propose cette histoire. Sous fond de message écologique (le fameux trou dans la couche d'ozone qui avait marqué les esprits à l'époque), la Fiancée du Démon joue encore sur le thème de la famille. Mais alors que le Fils du Démon abordait la chose sous l'angle du rassemblement, de la construction d'une famille, cette troisième partie en montre sa destruction. Une destruction de la famille causée par les ambitions nihilistes de Ra's Al Ghul, qui vire ici presque au pathétique, car plus il tente de former un semblant de cadre familial, plus ses ambitions pour le monde futur causent la mort autour de lui et de ses proches. Et fatalement, sa conception pervertie de la famille se heurte à sa conception de la vie et de la mort, dont la limite entre les deux est rendue superficielle par ses puits de Lazare.
Malgré un thème intéressant, faisant écho au récit précédent, la Fiancée du Démon reste en deçà de ses deux grandes soeurs, en raison d'un traitement plus classique et d'un récit plus brouillon dans l'ensemble, et le trait de Tom Grindberg, moins plaisant à l'oeil que ceux, plus originaux, de Breyfogle et Bingham, n'arrange pas cette impression.
Cela étant, les deux premières histoires font partie du haut du panier de la mythologie du Batman, et la Fiancée du Démon reste un récit captivant, mettant encore à l'honneur les capacités athlétiques et intellectuelles exceptionnelles du Chevalier Noir.
En définitive, la Saga de Ra's Al Ghul est un recueil absolument indispensable, mettant autant en avant Batman que l'un de ses plus grands ennemis, le noble Ra's Al Ghul, homme extrême et seule menace internationale (préconisant le génocide de l'Humanité pour la sauvegarde de la Terre) à la hauteur d'un Batman, trop souvent défini comme gardien de la sombre Gotham, auquel O'Neil et Neal Adams souhaitaient offrir un adversaire plus imposant !
"With the first link, the chain is forged. The first speech censured, the first thought forbidden, the first freedom denied, chains us all irrevocably." -Jean-Luc Picard
Star Trek - The Next Generation / The Drumhead