La VF complète la VO, oui, Claude Lombard a accompli un magnifique travail d’adaptation. Je ne peux pas choisir entre les deux versions, je trouve l’américaine plus poétique, la française plus concrète, dans les deux cas, je me sens voler sur des ânicornes à paillettes bondissant sur de roses nuées.
C’est un grand film, dans la lignée de Fruits Basket et My Little Pony. Tiens, rien que le prénom de l’héroïne: Mirabel. Exactement le même mot que pour désigner cette adorable, délicieuse prune dorée et printanière, et donc la même étymologie, mirabilia, la merveille, la chose dont on s’étonne, le prodige. Mirabel s’appelle “merveille” au sens fantastique du terme.
Alors, pourquoi Fruits Basket, est-ce une influence authentique? Je n’irai pas jusqu’à dire que Natsuki Takaya a pour sûr influencé les scénaristes, certes pas. Toutefois, Mirabel et Tohru partagent le même talent: elles font fondre les sentiments négatifs. Leur écoute, leur empathie adoucissent et allègent les chagrins de leurs proches.
Toutes les deux soutiennent, compatissent, consolent. Prétendre que l’héroïne (comme elle le croit elle-même d’ailleurs) que tout se règle par des câlins serait réducteur: Mirabel et Tohru valorisent leurs proches, elles offrent… elles offrent de la reconnaissance. Elles les voient tels qu’ils sont et les rassurent, et l’une comme l’autre choisit la révolte quand il y en a besoin (Tohru finit par se dresser contre sa mère lorsqu’elle croit que cette dernière condamne Kyô, l’amour de sa vie et de la mienne, Mirabel fera face à l’injustice de sa grand-mère. Les deux s’opposent à des personnes qu’elles aiment).
Et c’est à ce moment-là que la magie intervient: elle dépend des liens entre chaque membre de la famille Madrigal. Mirabel est mise à l’écart, ignorée, méprisée… et vous croyez que c’est là l’origine des fêlures? Non. Les fêlures commencent bien avant en réalité, avec Bruno et Pepa. Vous ne me croyez pas?
Alors reprenons:
Pepa, la tante de Mirabel, fait la pluie et le beau temps, cependant son pouvoir ressemble plus à un handicap qu’à une source d’épanouissement… elle ne maîtrise pas bien ses émotions et elles débordent souvent! Mais regardez-la bien… vous trouvez qu’elle se sent bien? Pâle, les yeux cernés, toujours angoissée pour tout? Je sais pas vous, mais Pepa ne ressemble pas vraiment à une adulte sereine et stable.
Et Bruno? Est-ce qu’une famille qui va bien a besoin de tolérer qu’un de ses membres parte?
Alma, l’abuela, accuse Mirabel de tout… et pourtant cette dernière a raison: la famille va mal, non à cause de Mirabel, mais à cause de souffrances bien antérieures à sa naissance. Lorsqu’Abuela (désolée, pour moi, c’est son nom) passe devant sa descendance, tous alignés devant leur porte, regardez bien parce que ça va vite: Bruno baisse les yeux, triste et honteux de décevoir sa mère, Pepa essaie de faire bonne figure, Luisa et Isabela aussi, mais Abuela passe devant eux sans leur jeter un seul regard, sans remarquer tous les efforts qu’ils font par amour pour elle.
Les fêlures viennent d’Alma. Oh, à propos, Alma… ça veut dire “âme”. Vous comprenez? La famille Madrigal se porte mal parce que son Alma, son âme souffre et refuse de voir les choses en face.
Alma maintient les apparences (“Everything is fine!”), institue les secrets de famille (rarement bons pour la santé de ladite famille), dissimule les problèmes au lieu de les résoudre. Hélas, lesdits problèmes lui reviennent sous le nez des années plus tard servis sur un plateau (littéralement). Je parlais de finesse psychologique dans mon précédent post sur Encanto: pour moi il y a ici la démonstration d’un fait authentique: une peine, une souffrance qu’on cherche à ignorer au lieu de soigner finit par resurgir, tôt ou tard.
Quant au lien avec My Little Pony, il est assez évident, d’ailleurs: l’amour et la reconnaissance d’autrui n’engendrent pas seulement la magie. Ils constituent la magie. Le miracle, c’est la cohabitation harmonieuse malgré les différences. My Little Pony Friendship is Magic et New Generation tiennent un propos semblable, mais plus… “politique” et humoristique: les ponettes se trouvent souvent en guerre contre d’autres créatures, et dans New Generation il s’agit de désamorcer un conflit entre les espèces.
Le message d’Encanto, lui, reste davantage centré sur la sphère familiale, il est plus mélancolique, mais dans les deux cas, la magie intervient parce que les êtres tissent ou raccomodent les liens qui les unissent.
En parlant de mélancolie… c’est la deuxième fois (pour moi, la première fois se trouve dans Le roi lion) que je vois un Disney aborder de façon aussi frontale la douleur et le déchirement du deuil. Pour l’anecdote, si vous ne comprenez pas l’espagnol: la chanson à ce moment-là parle de deux petites chenilles amoureuses qui craignent la séparation et s’affament pour ne pas se changer en papillons. Le narrateur les encourage à ne plus se bloquer, grandir de son côté et revenir, à aller de l’avant:
“Ay oruguitas, no se aguanten más
Hay que crecer a parte y volver
Hacia adelante seguirás…”
Excusez-moi une seconde, j’ai de la buée sur les lunettes… rhââh, c’est pénible, ces masques, j’ai toujours de la buée sur mes binocles, c’est insupportable, sérieux… snif snif… comment? Je suis chez moi et je ne porte pas de masque? Ah oui… peut-être bien… où sont les mouchoirs?
Ah, puisqu’on parle de binocles, vous avez remarqué que Mirabel porte des lunettes vertes? Vertes! C’est complètement fou. D’ailleurs, vous avez remarqué le travail du vert en général? non? C’est une couleur dingue, non, le vert? Mais attendez, le vert, c’est tellement trop hyper symbolique, comme couleur, quoi! Mais non, je ne suis pas trop enthousiaste!
Le vert représente des masses de choses! La jeunesse, l’enfance (la chambre de Mirabel est verte)… la maladie, la putréfaction, la jalousie, la parole sèche et agressive… au Moyen Age il représentait à la fois la gaieté du printemps et la trahison, parce qu’on avait du mal à fixer la couleur et qu’elle se délavait vite: le vert, on ne pouvait pas lui faire confiance.
Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on trouve encore des traces de l’ambivalence de cette couleur dans la pop culture: le Joker a les cheveux verts, le Bouffon vert n’est pas rouge, Green Lantern se range du côté des gentils d’après ce que j’en lis sur Wikipedia mon amie et, last but not least, la Belle au bois dormant: l’une des fées est vêtue de vert, de deux verts même, le clair évoque les tendres pousses, le foncé les feuilles matures. Les flammes vertes de Maléfique en revanche brûlent d’un vert pâlot: elle est pas nette, cette couleur.
Lorsque Bruno voit les choses telles qu’elles seront, ses pupilles se cerclent de vert. Mirabel, quant à elle, voit les choses telles qu’elles sont à travers ses verres cerclés de vert. Tous les deux portent leur don, leur magie dans leurs yeux, dans leur regard: le fait de voir révèle les solutions. L’une des dernières répliques de Mirabel pour achever le dénouement énonce “I can finally see”.
Les yeux, le regard, c’est cool, mais si c’est un Disney, ça chante et ça danse! L’auteur des chansons s’appelle Lin-Manuel Miranda et Nael et moi le connaissions pour son rôle de Lee Scoresby dans His Dark Materials, l’adaptation BBC de la série de romans A la croisée des mondes (non, il n’y a pas eu de film avec Nicole Kidman. NON. Ce film n’existe pas, je vous dis, comme le live d’Avatar le dernier maître de l’air).
M. Miranda déclare dans une vidéo promotionnelle que Mirabel ne vit pas au même rythme que le reste de la famille. Et c’est vrai: lors de la chanson d’intro, elle danse et chante seule quand tous les autres sortent de la maison en deux rangs bien ordonnés. Elle chante seule, isolée dans une bulle de temps, pendant la fête. Lorsque la chanson Ne parlons de Bruno commence, Mirabel suit la danse de Pepa et Dolorès, mais de façon mécanique, par mimétisme. Tiens, vous avez remarqué, pour cette chanson?
C’est une chanson qui tourne en rond. Tout le monde énonce ses griefs contre Bruno: on n’y apprend pas grand-chose, et, lorsque les personnages ont terminé, la chanson revient à son point de départ, tous reprennent leurs strophes. La chanson est construite en forme de boucle qui ne révèle rien, elle tourne sur elle-même sans rien dire de capital malgré l’insistance de Mirabel.
Oh, j’ai pas parlé de Luisa! quel perso extraordinaire! Elle est adorable! Elle se montre prête à endurer de terribles souffrances pour sa famille. Ses gestes montrent de la complicité et de la tendresse pour Mirabel, elle fait toujours de son mieux pour la protéger. Ses chagrins font écho à l’angoisse de Bob Parr, alias Mr Indestructible: “Je ne suis pas assez fort…” Luisa est un de mes persos préférés.
Encanto, à mon humble avis, est un film d’une richesse incroyable. Il fourmille d’une multitude de détails impossibles à repérer en un seul visionnage, ni même en deux. Ce film parle à la fois de l’acceptation de soi par soi et par autrui, de la place qu’on occupe dans une famille, des choix que l’on fait et de leurs conséquences sur deux générations, voire trois…
Ce n’est pas un problème d’être un enfant différent. Le problème, c’est le comportement et le regard des autres face à cette différence. Une famille devient forte et stable lorsqu’elle fait corps autour de ses membres, sans les mépriser ni les traiter en bouc émissaire.
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