Hino Hideshi

Affreux, sale… et méchant ?

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Qui est donc HINO Hideshi ? Un auteur fou, un tueur sadique en puissance, un trouble fête moqueur, un auteur de l’extrême ? Sans jamais l’avoir vu, mais en l’ayant lu, on n’aurait pas envie de le croiser au détour d’une ruelle sombre. Véritable malaise créatif ou gigantesque imposture, son oeuvre débarque en France en octobre 2004 via l’éditeur underground IMHO.

Né en 1946 en Mandchourie, HINO est presque contemporain de ses aînés MIZUKI Shigeru et UMEZU Kazuo. Il débute tôt dans le métier « d’effrayeur public » avec Cold Sweat en 1967, paru dans la revue avant-gardiste Com. Publiant régulièrement dans Garo, sa carrière professionnelle décolle véritablement 4 ans plus tard avec une série de recueils de nouvelles horrifiques : Hideshi Hino’s Shocking Theater. Commence alors un grand parcours dans l’horreur gore au bilan édifiant : près de 400 oeuvres (et quelques films) le propulseront parmi les plus grands auteurs de manga d’horreur. Car HINO porte véritablement sa propre originalité, principalement dans son dessin inimitable et son ostentatoire exhibition du gore.

Amuse-gueules

Ainsi, Panorama of Hell (Jigoku hen, 1982) est-il un recueil de nouvelles horrifiques à la Creepshow, conduites par un peintre grimaçant, obsédé par le sang dont il fait son unique couleur et qui nous présente sa délicieuse famille. Dans le même esprit de construction, Panorama s’ouvre et se ferme par ce personnage dans une boucle horrible où le peintre fou finira par attaquer à la hache le lecteur même. L’horreur tirée vers le gore tout autant que le format de la nouvelle orientent ainsi la lecture dans un jeu de références où l’on retrouve les nouvelles d’horreur en BD qui firent les beaux jours de l’éditeur américain Aredit.

Plus troublant, Hell Baby (Kyofu Zigoku-shojo, 1989) est un récit long en un volume qui a de quoi faire froid dans le dos. Un bébé y est abandonné dans une décharge, il meurt puis ressuscite, apprend à chasser et à grandir dans ce royaume de la putréfaction… Poussé par un démon, l’enfant devenu cannibale s’attaquera aux humains. Paradoxe de cette oeuvre, on a autant envie de rejeter l’immonde enfant que de plaindre son injuste destinée. HINO place ainsi son lecteur dans l’antagoniste position des parents de l’enfant, par un jeu vicieux d’attirance et de répulsion qui porte tout le malaise de la lecture. Considéré au Japon comme son chef d’oeuvre, Hell Baby témoigne véritablement du vice de son auteur et comporte, en 200 pages, tout son art.

Sang d’encre

La particularité de HINO, c’est de dessiner une horreur déversée, montrée, crue et immonde. HINO cherche à instiller un profond sentiment de malaise chez son lecteur non seulement par le fait de « montrer » sans suggérer, mais aussi par les techniques qu’il utilise. Dans son art du cadrage de la case, il use du gros plan comme d’une gifle, appuyant l’immonde en le contrastant avec le beau, plaçant les noirs en opposition avec le blanc. Son trait précis et simple oscille selon les personnages mais aussi selon les moments : là où les protagonistes communs sont traités dans des traits clairs, ses « maudits » sont systématiquement hachurés de noir, marque du mal et de la putréfaction. De même, les séquences plus dramatiques donnent lieu à des ombrages plus inquiétants. Enfin la quasi-totalité des cases est cernée de noirs profonds où perce la lumière de l’action, comme éclairée par une lampe de poche faiblissante.

Dans ses dessins, HINO sollicite tous les sens : la vue certes, mais aussi l’odorat, l’ouie et même le toucher, tant les textures visqueuses mettent mal à l’aise. L’aspect vomitif de certaines illustrations impressionne autant que les grands aplats noirs de sang, déversé en cascade. Ce sang noir, salissant la case, agit ainsi bien plus efficacement que tous les rouges que l’auteur aurait pu mettre. Morve, bave, vomi, sueurs, toutes les humeurs du corps s’écoulent de son pinceau. Qu’importe la crédibilité de l’histoire pourvue qu’elle donne lieu à un étalement de viscères, à une surenchère de vers gluants qui évidemment suintent de plaies putrides.

Du gore au kitch

Dans ses manga, HINO livre nombre de ses cauchemars. Sans doute est-ce pour cela qu’il met aussi souvent en scène des enfants : parce que l’horreur paraît plus grande lorsqu’elle est distillée par une figure innocente. Tarés génétiques pour la plupart, ils sont inexorablement laids, mais ils sont tous un peu une part de lui-même, comme dans cette nouvelle, Lost Empire, narrant la chute de la Mandchourie, et rappelant les événements de son enfance. Toujours dans une volonté de mettre son lecteur mal à l’aise, HINO bâtit la plupart de ses récits sur des situations du quotidien, piétinant le sacré, pervertissant l’image de la famille, dont il fait un thème récurrent. Des thèmes de prédilection, HINO en brasse : des conséquences du nucléaire au dérangement mental, de l’abandon à la violence sur enfant. Les fous de HINO sont ainsi souvent présentés dans la justification de leur folie, comme pour nous dire : « un rien peut vous faire basculer, vous aussi ».

Le jeu est aussi permanent d’insérer des éléments du merveilleux dans des contextes modernes, de pervertir le quotidien pour mieux manier le sentiment d’effroi. HINO manie ainsi des références bouddhistes, ou shinto. Mais HINO sait surtout nous donner la chair de poule avec nos voisins, nos amis, nos proches. Il reste que l’on sent fortement le panel de codes visuels associés aux monstres du folklore nippon (qui n’en manque pas) dans ces personnages difformes gagnés par une effrayante animalité. Esprits, démons, malédictions donnent à ses histoires la dimension d’inconnu qui soutient l’angoisse.

Finalement, l’art morbide de HINO parvient à tirer des sourires au lecteur perspicace : au bout du Bis, on tombe dans un gore kitch au 1 000e degré et l’excuse de la surenchère finit par rapprocher l’horreur de l’humour. On se sent ainsi de plain-pied revenu à l’époque des films de série Z d’il y a 30 ou 40 ans qui nous pliaient de rire rien qu’à l’annonce du titre ou au vu de l’affiche.

« Je suis un peintre. Un peintre obsédé par la couleur du sang (…) la plus belle chose en ce bas monde est le sang, la couleur du sang… », confie dans un rictus malade le narrateur de Panorama of Hell… comme HINO pourrait l’avouer lui-même. Le lecteur l’écoutera ainsi avec complicité, jouant à se faire peur, comme avec les convives d’un soir d’orage, quelques amis sensibles réunis autour d’une bougie faiblarde qui se racontent, tour à tour, leurs meilleurs récits d’effroi. Et M. HINO Hideshi, en rusé conteur, doit encore en rire.

Texte publié dans Le Virus Manga #3, http://www.levirusmanga.fr” target=”_blank” class=lienvert>www.levirusmanga.fr.

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A propos de l'auteur

HINO Hideshi

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HINO Hideshi voit le jour dans un contexte terrible : il naît en Mandchourie le 19 avril 1946, soit moins d’un an après l’explosion de la première bombe atomique à Hiroshima. Ses parents, colons japonais installés en Chine, doivent, peu après sa naissance, fuir la Mandchourie dans des conditions extrêmes, qui coûtent presque la vie à l’enfant. Son oeuvre sera hantée par ce traumatisme, ainsi que par le motif de la bombe.

HINO commence à dessiner dès son plus jeune âge, puis, influencé par les deux visionnaires du manga que sont TSUGE Yoshiharu et SUGIURA Shigeru, il décide de se lancer dans la bande dessinée. Sa première histoire, Sueur froide, paraît en octobre 1967 dans Com,le magazine de manga adulte créé par TEZUKA Osamu. Il entame par la suite une série de récits horrifiques qui compte à l’heure actuelle une quinzaine de volumes, dont Hell baby et Panorama of Hell, publiés en anglais par Blast Books. On a également pu découvrir HINO Hideshi en Occident grâce à Comics Underground Japan, du même éditeur, anthologie contenant un récit du mangaka : Laughing ball. Une autre anthologie, française cette fois-ci, incluait un récit de HINO ; il s’agissait du Comix 2000, énorme volume publié par L’Association, maison mère de l’édition alternative en France, à l’occasion de l’an 2000. HINO faisait partie des rares mangaka qui y avaient apporté leur contribution (avec HANAWA Kazuichi notamment), pour un récit des plus marquants : Blood fruit.

Dans ses histoires, HINO parvient à créer des visions horrifiques parmi les plus atroces qui soient. Corps décapités, visages énucléés, membres tranchés, cheveux arrachés, automutilations et autres joyeusetés sont au menu des récits de HINO. On remarque deux motifs récurrents : le sang et la pourriture. Un sang noir coule, suinte, jaillit en abondance des corps de ses personnages, un sang dont certains d’entre eux se nourrissent, s’abreuvent. La pourriture est une autre constante visuelle du mangaka : des colonies de vers sortent des orifices des corps décomposés qui jonchent ses histoires. Enfin, des enfants, ou des créatures grotesquement infantiles, sont souvent au coeur de ses récits, comme dans Hell Baby (1989)… Un soir d’orage, une femme accouche de deux bébés. Le premier est une charmante petite fille au regard angélique. Le second est une créature difforme, hideuse. Avec la complicité du médecin, le père abandonne l’enfant dans une décharge, enfermé dans un sac. Mais un éclair le réanime. La grotesque créature, à demi décomposée, va apprendre à survivre dans la décharge, se nourrissant de charognes. Poussée par une force intérieure, elle décide un jour de se diriger vers la ville à la recherche de sa famille. Laissant derrière elle une piste jonchée de cadavres, elle finit par retrouver les siens. Cependant, face à l’innocence de sa soeur jumelle, qu’elle voulait tuer et remplacer, elle faiblit et s’enfuit. Mortellement blessée par la police, elle retourne mourir dans sa décharge, trouvant enfin la paix au coeur des ténèbres et de la pourriture… Hell Baby se caractérise par l’absence totale de jugement du mangaka sur ses personnages : seule la souffrance, physique mais surtout morale, les attend au bout du chemin, sans une lueur de rédemption. Le lecteur se trouve face à une dérangeante question : du père, qui abandonne lâchement son enfant difforme, ou de la pitoyable créature assoiffée de sang qui recherche l’amour de ses parents, qui est le monstre ?

Changement de décor dans Laughing ball (1991) qui dépeint la grotesque vie quotidienne d’un cirque composé de créatures monstrueuses. HINO mélange les personnages nés de son imagination et ceux issus du folklore japonais (la femme-serpent, par exemple), pour créer la plus invraisemblable des ménageries. Laughing ball, le clown, est le seul réconfort de ces monstres aux âmes tourmentées : petit et rond, il rebondit comme une balle et, le visage toujours fendu d’un sourire, provoque immanquablement l’hilarité. Mais un jour Kid, son meilleur ami, meurt. Laughing ball aimerait bien pleurer, effacer ce sourire grotesque de son visage, mais il n’y arrive pas. Alors, dans une éprouvante scène d’automutilation, il se charcute le visage afin de transformer son sourire en un rictus de douleur. Mais même au comble de la folie et de la souffrance, il ne peut entraver sa nature profonde et, devant ses camarades médusés, continue de rire, encore et encore.
Dans Blood fruit (1999), HINO se livre à une relecture de l’histoire de Blanche-neige, qui tourne au cauchemar : deux enfants vivent à coté d’une voie ferrée. Un homme de passage offre à la petite fille une pomme qui suinte le sang. Elle la mange malgré tout et, pendant la nuit, assoiffée de sang, dévore l’oiseau qu’elle gardait dans une cage. Le lendemain, elle a disparu et son compagnon voit passer sur la voie ferré un curieux cortège : l’homme qui avait apporté la pomme conduit un train charriant dans ses wagons des centaines de têtes sans corps, dont celle de la petite fille. Peu après, il découvre que sur l’arbre à coté de chez lui poussent des fruits hideux : des têtes ensanglantées.
Toute morale est à nouveau exclue de ces deux récits, qui permettent avant tout à HINO de concrétiser ses visions d’horreur radicales. Blood fruit est un récit étonnant, moins gore que les autres, qui fonctionne sur la logique du cauchemar, et pervertit une fois de plus l’innocence enfantine.

On retrouve tous les thèmes et motifs contenus dans les récits précédemment évoqués – l’enfant démoniaque, l’automutilation, le fruit sanglant… etc. – et bien d’autres, dans Panorama of hell (1982). Cette oeuvre somme, aux résonances personnelles, est l’une des préférées de son auteur, et la meilleure que nous ayons pu lire de lui à ce jour. Sur la couverture, un homme s’arrache, avec un sourire de fou, la peau du crâne, laissant ainsi s’échapper des figures hurlantes. Cet homme est un peintre à l’univers bien particulier, puisqu’il est spécialisé dans les visions infernales. S’adressant au lecteur, il entreprend de lui présenter son quotidien, ainsi que ses proches. C’est à une débauche insoutenable de sévices, de mutilations et de personnages déments, que nous invite HINO : notre peintre (projection du mangaka ?), utilise son propre sang pour concrétiser ses visions d’horreur, et habite entre un abattoir, une guillotine, un incinérateur et un égout à ciel ouvert ! Ses enfants sont deux horribles garnements qui passent leur temps à disséquer des animaux morts ; sa femme tient une taverne qui accueille des zombies décapités ; son frère est un pitoyable amas de chairs, et sa mère est une folle qui déambule dans la maison, une tête de porc pourrie sous le bras…

C’est quand le peintre entreprend de nous raconter son histoire et celle de sa famille que le récit prend un tour quasiment autobiographique : comme ceux de HINO, ses parents étaient des colons japonais installés en Mandchourie, et c’est touchée par un éclair du à l’explosion atomique d’Hiroshima, que sa mère le conçoit. Il est donc littéralement un enfant de la bombe ! Forcée de quitter la Chine en plein hiver, sa famille entame un long exode dans la neige, rythmé par des suicides collectifs et les attaques des Chinois. La raison de sa mère n’y résiste pas. Cette séquence n’est-elle pas le récit des premières années de HINO lui-même ? Elle flirte en tous cas, par la puissance et la crudité de son témoignage, avec Gen d’Hiroshima, l’extraordinaire manga de NAKAZAWA Keiji.
L’enfance du peintre est rythmée par les raclées que lui inflige son père et sa passion pour le sang. Hanté par la figure du champignon atomique, il en réalise une statue. Aspergée du sang d’animaux morts, elle devient magique et exauce tous ses rêves de destruction. Dans un final hallucinant, le peintre massacre sa famille (qui s’avère être factice) et, dans le but de créer son chef-d’oeuvre, son ultime vision infernale, dévore les fruits sanglants qui prolifèrent autour de sa maison. Pris d’un accès de démence pur, il brise les murs de sa raison et se retrouve face à un océan de sang. Se retournant vers nous, il prophétise la fin du monde et nous jette sa hache au visage…

N’en jetez plus ! La fureur destructrice qui imprègne la fin de Panorama of Hell est proprement ahurissante. C’est cette rage que l’on retrouve dans tous les récits horrifiques de HINO Hideshi ; une rage exacerbée, sans doute liée à l’enfance que l’auteur dévoile dans Panorama, qui porte l’horreur à un degré rarement atteint, par-delà le Bien et le Mal.

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