Les romans de Hiroshima

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La Deuxième Guerre Mondiale a complètement transformé le paysage littéraire japonais. Occupant une place à part au sein de ce renouveau, est né de la bombe un genre littéraire, appelé Genbaku-bungaku, ou littérature de la bombe atomique.

Les années de l’après-guerre au Japon ont d’abord été des années de deuil : les chiffres avancés par le gouvernement japonais sont de 1,5 millions de morts parmi les soldats, 300 000 parmi les civils, ce qui paraît ridicule tant ces chiffres sont en-dessous de la réalité. Pour les survivants, c’est une ère de remise en cause, de questionnement, et de réadaptation. Elle est aussi synonyme de soulagement pour une population délivrée de la guerre et du gouvernement militariste, malgré l’occupation étrangère, pour la première fois de l’histoire du Japon. C’est la reconstruction d’un pays en ruines ou plutôt d’un ” désert de cendres “, comme l’explique NISHIKAWA Nagao, auteur du Roman japonais depuis 1945. En effet, beaucoup de constructions étant en bois, ou en papier, tout a brûlé, et il ne reste rien du Japon d’avant-guerre. La destruction va permettre de bâtir un monde totalement nouveau. Ce moment que NISHIKAWA décrit comme infernal, est aussi calme et serein, vide et plein, un moment de désespoir, mais où tout est possible. La littérature va traduire cette atmosphère étrange, en s’attachant à décrire la vie de ceux qui ont survécu, notamment les petits vagabonds ou les filles qui se prostituent, les pan-pan, ou les relations avec l’occupant (Les algues d’Amérique, de NOSAKA Akiyuki, auteur de la Tombe des lucioles, décrit la complexité des sentiments entre Japonais et Américains).
Cette période, extrême et difficile, est qualifiée de ” deuxième ouverture ” (sous-entendue forcée du pays par les Occidentaux, après celle entamée du fait de la menace du Commodore PERRY en 1853) suite à la capitulation du 2 septembre 1945 face à autre américain, le Général MAC ARTHUR. Comme lors de la première ouverture du pays, qui allait faire entrer le Japon dans l’Ere Meiji, les Japonais choisissent la modernisation, synonyme alors d’occidentalisation.
Remettant en cause le réalisme traditionnel et le ” roman-je “, basé sur l’émancipation du moi, représentant la modernité mais aussi la volonté de s’enfermer, tout un pan de la littérature nippone s’ouvre aussi. A la recherche de ce qui est alors appelé ” simultanéité mondiale “, les écrivains nippons s’inscrivent dans une tentative mondialement partagée des auteurs de fonder une littérature universelle, c’est-à-dire plus ouverte et à la portée plus grande. Tout est à reconstruire, il faut également réinventer la littérature, pour réinventer les rapports humains, réinventer le monde. Nourris par les influences littéraires étrangères multiples, les écrivains nippons sont fascinés par la possibilité de créer un ” roman total “, suivant le terme de SARTRE.

A côté de cette nouvelle littérature (laquelle n’est pas exhaustive ! de nombreux autres courants appartiennent à la littérature japonaise de cette moitié du siècle, tels le courant ” néo-nationaliste ” des années 60…) a émergé un genre particulier, la littérature de la bombe, spécifiquement consacrée aux catastrophes de Hiroshima et Nagasaki.
Le Genbaku-bungaku regroupe ces ouvrages qui s’attachent à décrire le spectacle de dévastation humaine et urbaine de la bombe. Tout comme la littérature de l’immédiat après-guerre (les 5 années qui suivent la fin de la guerre) ce genre est marqué par le pacifisme et la volonté que jamais Hiroshima et Nagasaki ne se reproduisent. Mais l’occupant américain a censuré bon nombre de ces écrits. Il a fallu attendre des années avant que ces oeuvres ne soient effectivement regroupées, cela à l’initiative d’écrivains pacifistes comme OE Kenzaburô. En août 1983, la synthèse est achevée, comprenant au total une quinzaine de volumes. Documents capitaux pour l’Humanité toute entière, ces écrits sont parfois aussi remarquables en tant que littérature. Peu hélas sont parvenus jusqu’à nous… Il faudrait vraiment que les éditeurs fassent un effort ! A ce jour, on ne peut citer que Pluie noire (1965) de IBUSE Masuji, Vivre à Hiroshima (1960) de Robert JUNGK, La fleur de l’oubli (1977) de OBA Minako et Les Notes sur Hiroshima de OE Kenzaburo (1965). Le premier traite des hibakusha, à travers le personnage de Yasuko, irradiée et tombant malade 20 ans après la bombe. Lors de sa traversée de la ville le lendemain de l’explosion, elle a été mouillée par la pluie noire. On peut citer également les textes dirigés par Maya Morioka TODESCHINI chez Autrement, regroupés sous le titre Hiroshima 50 ans : Japon-Amérique : mémoires au nucléaire. Manquent des récits importants telles que Fleurs d’été (1947), de HARA Tamiki, et Ville des cadavres (1958) de OTA Yôko.

NISHIKAWA Nagao s’intéresse plus particulièrement à Fleurs d’été (Natsu no Hana) qu’il définit comme étant, à l’instar de Pluie noire et Ville des cadavres, comme ” une des meilleurs oeuvres de ce genre (le Genbaku-bungaku) et un des meilleurs romans d’après-guerre “. Ecrite par un homme sensible et délicat, HARA Tamiki, réfugié à Hiroshima après la mort de sa femme en 1944, Fleurs d’été s’inscrit dans une trilogie dont elle est la seconde nouvelle. La troisième dans l’ordre de lecture, parue en novembre 1947 dans une revue, est intitulée De l’intérieur des ruines. La première, Prélude à la destruction, fut éditée en janvier 1949. L’ensemble aboutit à une oeuvre maîtresse de la littérature de la bombe, qui aborde l’avant, le pendant et l’après bombe atomique, ce qui n’est pas sans rappeler le manga extraordinaire Gen aux pieds nus de NAKAZAWA Keiji.
Prélude à la destruction retrace la vie d’une famille à Hiroshima et l’angoisse collective grandissante, face à la prémonition d’un danger futur. La peur désespérée naît du fait que la ville n’est pas bombardée par les B-52. Dans Fleurs d’été, à travers la même famille, HARA livre son expérience de la bombe, et avec elle, la concrétisation de ce pressentiment qui le tenaillait depuis longtemps, celui de l’anéantissement du monde. Tout a pris sens à ce moment-là, dans l’instant de l’explosion de la bombe, ce qu’il avait vécu, sa littérature et son avenir. Suite au 6 août 1945, l’écrivain n’a cessé de centrer son activité d’auteur sur le récit et la recherche de sens de ce qu’il a vu. Dans un style sobre, celui du ” roman-je “, il raconte l’Enfer, ce monde ” surréel ” qui dépasse l’imagination et les représentations les plus atroces qu’on peut s’en faire. Le troisième opus De l’intérieur des ruines voit mourir les habitants les uns après les autres, de famine ou de maladies… HARA, dont la catastrophe a réveillé la volonté d’écrire perdue depuis la mort de sa femme, va créer une oeuvre importante sur la bombe, composée de nouvelles et poèmes. 10 mois après le début de la Guerre de Corée, le 13 mars 1951, il se suicide.

La peur de la bombe chez les Japonais est bien évidemment liée à celle du nucléaire. Les écrivains ont exprimé ce sentiment chacun à leur manière. OE Kenzaburô, après ses Notes sur Hiroshima, issues de ses rencontres avec des irradiés, conte dans Procès verbal du Pinch-Runner la relation d’un homme contaminé à la centrale nucléaire avec son fils anormal. Les protagonistes du Déluge habitent une maison construite sur un abri anti-nucléaire. Sans pour autant faire forcément partie du Genbaku-bungaku, des oeuvres puisent donc leur imaginaire dans la bombe et son enfer.
Qu’attendent les éditeurs pour nous faire vivre l’expérience de cette littérature, unique et intimement japonaise, dont pourtant la portée est universelle ?

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